Daniel Boulanger à Senlis

04 août 1972
06m 53s
Réf. 00740

Notice

Résumé :

Daniel Boulanger, grand spécialiste français de la "nouvelle" se raconte dans cet entretien réalisé dans sa maison de Senlis, à l'occasion de la sortie de son nouvel opus La Barque Amirale. Il échange sur son environnement à Senlis, sur son écriture, pour laquelle il privilégie l'invention plutôt que la description.

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04 août 1972
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Éclairage

Né à Compiègne le 24 janvier 1922, Daniel Boulanger est un homme de lettre prolixe et aux multiples talents, il a publié près de 80 ouvrages : nouvelles, romans, recueils de poésie ou pièces de théâtre. Il est également l'auteur de 41 scenarii et/ou dialogues pour le cinéma et a joué en tant qu'acteur dans 11 films. Il a aussi été membre de l'Académie Goncourt de 1983 à 2008.

Profondément attaché à sa terre de Picardie, la personnalité et l'œuvre de Daniel Boulanger sont imprégnées par sa région. Il vit ainsi et travaille depuis 1970 dans sa maison de Senlis que l'on découvre dans ce reportage.

Elève au petit Séminaire Saint-Charles à Saint-Chauny dans l'Aisne, il se destine à devenir prêtre. Mais en 1939, la guerre le conduit sur un tout autre chemin. À la Libération, Daniel Boulanger prend le large et quitte la France, embarquant sur un bateau pour le Brésil. Un an plus tard, après un bref séjour à Prague il s'installe au Tchad. Il y exerce de multiples activités parmi lesquelles : pion, répétiteur, organiste et rédacteur stagiaire aux Affaires Economiques. Il y rencontre sa femme qu'il abreuve pour la séduire de nombreux poèmes. Ceux-ci constitueront son premier recueil de poésies qu'il publiera sous le titre Tchadiennes en 1969.

Après diverses voyages, il rentre en France en 1957 avec pour seule ambition de se consacrer pleinement à l'écriture. Il côtoie alors les personnalités du Nouveau Roman et de la Nouvelle Vague. Son style littéraire se construit ainsi à l'intérieur de ce compagnonnage artistique qu'il nourri de son affection pour la Picardie.

En 1959, il publie son premier roman L'ombre chez Gallimard. Ce premier ouvrage, qui dépeint l'univers figé d'une petite ville de province par l'entremise d'un récit marqué par une succulente fantaisie, comprend déjà tous les éléments de sa littérature. Ses romans sont ainsi autant de peintures de la bourgeoise provinciale, de son monde forclos, des rumeurs qui la travaillent et des vies ordinaires bousculées par un destin exalté par l'imagination.

En 1963, Daniel Boulanger publie son premier recueil de nouvelles, Les Noces du Merle . Avec cette écriture brève, l'auteur trouve la forme qui lui correspond le mieux. Le rythme vif de son style et son extrême virtuosité s'épanouissent dans ces récits de quelques pages dans lesquels Boulanger poursuit sa description de l'univers des petites villes de France.

En 1974, il reçoit le prix Goncourt de la nouvelle pour Fouette, cocher !

Daniel Boulanger est aussi un des poètes contemporains les plus importants. Écrivain par excellence de la concision, il invente sa propre forme poétique qu'il nomme la retouche . Poèmes brefs en vers libres, les retouches sont comme des apostilles sur le réel qui le perce à jour et le réenchante.

Également acteur mais surtout scénariste et dialoguiste, Daniel Boulanger aura une relation professionnelle d'une grande fidélité avec Philippe de Broca, avec lequel il fera 10 films.

En 1989, il est victime d'un accident de voiture. Il percute un cerf en forêt de Senlis. Passé proche de la mort, il décide alors de mettre fin à son travail au cinéma afin d'employer tout son temps à la littérature.

Dès lors, Daniel Boulanger se consacre avec appétit à l'écriture. De sa maison de Senlis, il livre avec une régularité sans faille un roman et un recueil de poésie par an et poursuit de décrire avec gourmandise la France des provinces tout comme les ciels et les pierres blanches de Picardie. Son dernier ouvrage publié est a pour titre  Vestiaire des anges (Grasset, 2012).

Pierre Durteste

Transcription

(Musique)
Eric Ollivier,
"La Barque amirale", c’est ici, alors ?
Daniel Boulanger
Oui, je l’ai écrite ici, sur cette table.
Eric Ollivier,
Et dans cette maison ?
Daniel Boulanger
Dans cette maison, oui.
Eric Ollivier,
A Senlis ?
Daniel Boulanger
A Senlis. J’ai choisi Senlis parce que je suis né dans l’Oise, que j’aime bien cette ville. Et puis j’ai toujours rêvé d’avoir une petite maison ici. C’est arrivé comme ça. Alors je l’ai retapée. J’aime la maison. Et j’aime, j'aime l’escalier qui est l’âme de la maison. J’aime la cave, le grenier. Je voudrais que tout le monde ait une maison. Je plains tous les enfants qui ne connaîtront jamais une maison. Je ne vois pas l’avenir aux maisons, moi, personnellement. Je ne le regrette,pas.
(Silence)
Eric Ollivier,
Il n’y a pas une question de bruit et de silence dans une maison aussi pour vous ?
Daniel Boulanger
Le bruit, ça, alors, c’est le grand poison. Par exemple, je ne peux jamais aller au cinéma. Dans toutes mes vestes, j’ai une paire de boules Quies, moi. Je ne fais pas de publicité, je vous ferais remarquer, mais enfin, ça s’appelle… Il n’y a pas d’autre nom. Et toujours, je n’écoute les films qu’avec des boules. On met tout, tout, tout... On tourne des décibels. Je ne peux pas. Je ne peux pas écouter.
Eric Ollivier,
Parce que rien que ces vitres qui n’ont l’air de rien sont des vitres doubles.
Daniel Boulanger
Elles sont doubles, elles sont d'abord épaisses en soi et je les double.
Eric Ollivier,
C’est votre crainte des décibels qui fait que vous n’avez pas de quoi écouter la musique ici ?
Daniel Boulanger
Non, j’écoute… Je n’ai pas de tourne-disque, ici, pas de chaîne, pas de piano. Je viens pour m’enfermer, pour écrire. Je ne viens pas pour autre chose, quoi. J’écoute France musique, très souvent, quand j’arrête. Mais quand j’arrête, je vais marcher. C’est extraordinaire, ici. En ce moment, c’est l’époque des morilles, vous comprenez ? Alors toute l’astuce consiste à faire dire, à essayer de faire dire, (je ne connais pas encore assez. Il y a 2 ans et demi que je suis là), faire dire à l’autochtone où se trouvent… (vous pensez qu’ il ne dit rien), où pousse la morille. Enfin, j’ai trouvé deux places grâce à des appuis que je ne dirai pas. Alors je me suis fait 22 morilles hier soir. Vous savez, au beurre, très simple. Il n’y a rien de meilleur.
(Bruit)
Eric Ollivier,
Vous voyez beaucoup de monde à Senlis ?
Daniel Boulanger
Non, personne.
(Bruit)
Eric Ollivier,
Oui, vous me la dépouillez. C’est gentil. Vous avez un peu de persil , non ? Les citrons, ce n’est pas la peine, j’en ai.
(Bruit)
Eric Ollivier,
Et quand vous faites votre marché, vous avez des contacts avec les commerçants ?
Daniel Boulanger
Ah oui. Enfin, le contact : « C’est frais ? C’est bon, ça a augmenté. Je trouve que ça a augmenté ». C’est tout. Oui. Pourquoi vous me demandez ça ?
Eric Ollivier,
Parce que c’est une belle image, le marché.
Daniel Boulanger
Oui, et puis quand on fait un peu plus attention, c’est très beau. Pour exemple, les charcutiers s’appellent Sénèque, Brancard, Cocu. Alors j’achète tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Mais je veux dire, on pourrait croire que c’est le départ d’une nouvelle. Or ce sont les noms.
(Musique)
Daniel Boulanger
On peut partir d’un mot, de rien de tout, ou d’un visage. Et c’est à nous d’inventer, de créer. Ça ne m’intéresse pas de décrire. La description ne m’intéresse pas. Ça ne m’a jamais intéressé. Et dans les livres des autres, encore moins.
(Silence)
Daniel Boulanger
Non, ce qui m’amuse, c’est l’invention, c’est tout ce qui est faux. Ce qu’il y a de rigolo, c’est que par le faux, on arrive à donner un exemple, à être exemplaire. Vous avez deux choses qui sont aussi valables. Baudelaire dit : « Les merveilleuses images », n’est-ce pas. Et Léautaud dit : « L’image, la pire niaiserie littéraire », n’est-ce pas. Ça dépend où elle est placée, ça dépend comment elle vient. Ça dépend comment elle est faite. Mais enfin, j’aime les images. Les images qui veulent dire quelque chose. Si c’est simplement une description parallèle, ce n’est pas la peine, quoi. Et justement, l’image, c’est de montrer un décalage. Ce qui m’amuse dans les êtres, c’est leur décalage. Si ce monsieur très digne, si tout à coup, je le suis, il va se mettre à cracher, se mettre à coller un tract, n’est-ce pas, à pisser sur une porte cochère de celui qu’il n’aime pas, et puis, vous le retrouvez, le lendemain, très digne. Ce qui m’intéresse, c’est de le surprendre.
Eric Ollivier,
Voyeur !
Daniel Boulanger
Voyeur, si vous voulez. Mais je ne connais pas d’artiste qui ne le soit pas.