Invité Jacques Darras pour la publication de "La Forêt invisible"

09 avril 1985
03m 50s
Réf. 00745

Notice

Résumé :

Le poète essayiste Jacques Darras est l' invité de Pierre-Yves Morvan pour la publication de La Forêt invisible- au nord de la littérature française- le picard, un travail qui a demandé deux années de rédaction avec René Debrie, Pierre Ivart et Jacqueline Picoche. Ils on mis en valeur des textes qui étaient inaccessibles jusqu'alors (d'où l'invisibilité évoquée dans le titre de l'ouvrage). Grâce à cette somme, "la cathédrale de la littérature picarde" est visible depuis le XIIIe siècle jusqu'au XXe siècle, tout en reflétant la continuité de la langue picarde. Les propos sont illustrés de textes enluminés du Moyen Âge et du Tintin en picard Les Pinderlots de l'Castafiore.

Date de diffusion :
09 avril 1985
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Éclairage

Arthur Dinaux fut une source majeure lorsque nous composâmes et publiâmes aux éditions Trois Cailloux de la Maison de la Culture d'Amiens, en 1985, la première histoire de la littérature en langue picarde, du Moyen Âge jusqu'à nos jours, La Forêt Invisible, sous-titrée Au nord de la littérature française, le picard. Dinaux, avait successivement recensé, en effet, avec la patience exhaustive caractérisant les philologues et érudits du XIXe siècle, les trouvères cambrésiens (1837), puis de la Flandre et du Tournaisis (1839), puis les Artésiens (1843) et enfin, pêle-mêle les Brabançons, Hennuyers, Liégeois et Namurois (1863). Notre approche liant les écrivains picards du Moyen Âge à leurs lointains héritiers du XXe siècle souleva cependant la réprobation des savants linguistes hostiles au principe de continuité diachronique dont nous nous réclamions. Nous finîmes par les convaincre, établissant le premier manuel couvrant l'ensemble du territoire linguistique picard, de Conon de Béthune et Adam de la Halle jusqu'à Edouard David, Louis Seurvat ou Philéas Lebesgue.

Comment pouvoir se passer en effet des écrivains arrageois si actifs dans leur cité, les Jean Bodel, Adam de la Halle ou Baude Fastoul, entre la fin du XIIe siècle pour le premier et le milieu des années 1250 pour le troisième ? Ce furent eux les inventeurs du premier théâtre profane en Occident avec leurs Jeux, liés à la démocratie communale naissante. Ce furent eux les pratiquants d'une poésie testamentaire avec les Congés, bien avant que Villon ne rédigeât le sien au milieu du XVe siècle, mettant point final au Moyen Âge. Allant traquer le manuscrit à la Bibliothèque Nationale, ouvrant telles pages poussiéreuses et jamais remuées d'éditions philologiques rares datant du XIXe siècle, nous exhumâmes ainsi (avec l'aide de la médiéviste Jacqueline Picoche) d'innombrables auteurs dont les patronymes faisaient souvent lien avec tel ou tel toponyme picard connu. Ainsi y eut-il les poètes Thibaut d'Amiens, puis Guillaume d'Amiens mais surtout Jacques d'Amiens, magnifique lyrique érotique, traducteur des Amours d'Ovide ; un certain Eustache d'Amiens au XIIIe siècle avait été l'auteur d'un fabliau intitulé Le Boucher d'Abbeville. D'autres novateurs tout aussi impressionnants semblaient avoir composé, en langue profane, de grandes fresques lyriques consacrées à la mort. C'était Hélinant de Froidmont, cistercien de l'abbaye de Froidmont-en-Beauvaisis, avec ses célèbres Vers de la Mort quasi contemporains des romans de Chrétien de Troyes (entre 1193 et 1197). L'avait redoublé un certain Barthélémy, abbé de Saint-Fuscien près d'Amiens en 1255, signant Renclus de Molliens et reprenant la strophe d'Hélinant sur le même sujet (Miserere, Carite) mais en vers plus âpres, sur un ton plus brutalement apocalyptique. Quant à cette poésie de l'absurde et de l'inconscient dite "fatrasie", qui ferait un jour les délices des surréalistes, n'était-ce pas une originalité picarde, elle aussi ? Adam de la Halle l'Arrageois, génie multiple, mais aussi bien Philippe de Remy, sieur de Beaumanoir, propriétaire d'un château sur l'Oise et par ailleurs jurisconsulte auteur des Coutumes du Beauvaisis mais encore romancier de La Manekine, en avaient composé d'énigmatiques qui font toujours nos délices. Il fallait enfin mentionner cette étonnante réflexion sur la pratique poétique, traduite par la création des toutes premières sociétés littéraires d'entraide entre poètes (le Nécrologe des Jongleurs d'Arras) ou l'organisation de concours poétiques (les Puys d'Amiens).

Invention plus directement liée à l'actualité, en l'occurrence les croisades, la Picardie était aussi devenue terre de chroniques et chroniqueurs. On peut le comprendre puisque les croisades, prêchées par Pierre l'Ermite à Amiens, Godefroy de Bouillon à Abbeville avaient entraîné dans leur sillage de nombreux chevaliers ou simples manants picards jusqu'à fournir un jour le dernier roi de Chypre. Ce fut le cas de Robert de Clari, le chevalier péronnais, magnifique auteur d'un vivant reportage sur la quatrième croisade Ceux qui conquirent Constantinople. Croisés comme lui, le Châtelain de Coucy lors de la troisième croisade et qui devait mourir en mer à proximité de la Grèce, ou encore Philippe de Nanteuil, compagnon de saint Louis en 1248, rapporteraient d'Orient des poèmes, quant à eux. Quant à la prose romanesque, il convenait de signaler ces inventions qu'avaient été la Fille du Comte de Ponthieu, parue anonymement entre 1200 et 1220, sous Philippe Auguste. Ou bien, plus antérieur, ce Roman de la Violette (1129) dédié par son auteur Gerbert de Montreuil à la même comtesse Marie de Ponthieu. Ou encore l'Escoufle de Jean Renart, romancier de Dammartin. Sans oublier non plus cette merveilleuse chantefable anonyme de langue picarde, Aucassin et Nicolette (XIIe-XIIIe siècle). Quoique comprimées par nous en à peine deux chapitres, ces preuves d'invention littéraires témoignaient d'une activité spécifique de l'aire picarde. Quant à l'art des Bestiaires, importé des rives alexandrines, il culminait dans le splendide Bestiaire d'Amour dû à l'Amiénois Richard de Fournival (1201-1260), chancelier au chapitre de la cathédrale d'Amiens et, de manière très surprenante, expert en analyses psychologiques dignes de Virgile ou d'Ovide.

Au lendemain de cette extraordinaire floraison d'à peine deux siècles, dont on rappelle qu'elle coïncida avec l'édification des cathédrales (Noyon, Laon, Amiens, Beauvais etc...) mais aussi la prospérité commerciale de cités comme Arras (la toile) Amiens (la guède), se produisit alors un événement majeur venu altérer la continuité économique et artistique de l'aire picarde au sens extensif du terme. L'invention et la vulgarisation de l'imprimerie changeait d'un coup la donne. Progressivement la "scripta" picarde qui avait jusque là marqué la composition des manuscrits céda à l'uniformisation des caractères typographiques tout en laissant s'effacer ses particularismes sémantiques. Brièvement dit, Arras s'inclinait devant Paris. Les imprimeurs bâlois, lyonnais et strasbourgeois travaillant pour la Sorbonne comme pour l'humanisme érasmien fleurirent sur l'axe rhénan. L'édit promulgué par François Ier à Villers-Cotterêts, en 1539, stipula que le français deviendrait désormais la langue des actes officiels et de justice, en remplacement du latin et (implicitement) des dialectes locaux. En conséquence de quoi le latin devint la langue de communication de l'élite humaniste tandis que le dialecte picard devenait l'apanage des seuls paysans. La Forêt invisible montre clairement l'appauvrissement littéraire de la période correspondant à l'état de langue nommé Moyen picard, soit entre les XVe et XVIIe siècles (cf. René Debrie pages 195-227). Après le passage de la révolution et la centralisation "jacobine" de l'État français sous Napoléon, il faudra donc attendre le romantisme pour assister à un réveil et une renaissance, voire une exhumation, des langues dialectales. Dont le picard. L'écrivain Pierre Ivart s'en charge excellemment dans les deux cents dernières pages de l'anthologie, citant à l'appui des textes composés entre autres par Emmanuel Bourgeois, Edouard David, Hector Crinon et Louis Seurvat entre les années 1850 et ce début du XXIe siècle. Ce considérable travail de près de cinq cents pages, ayant demandé trois années de recherche et de concertation, splendidement illustré par les miniatures du Bestiaire de Richard de Fournival, est tout compte fait une véritable somme dont les réalisateurs Jacqueline Picoche et René Debrie, linguistes, Pierre Ivart écrivain, travaillèrent sous notre coordination. Il nous plaît de la comparer, à distance respectueuse certes, au chef d'œuvre cathédral. Appelons-la notre petite "Bible" d'Amiens.

Jacques Darras (dir.), La Forêt Invisible. Au nord de la littérature française, le picard, anthologie de la littérature du nord de la France depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours, Éditions Trois Cailloux, Amiens, 476 p., 1985

Jacques Darras