La spoliation des biens juifs en Isère

01 juin 2010
07m 33s
Réf. 00437

Notice

Résumé :

Un colloque international, consacré à la spoliation des biens Juifs pendant la deuxième guerre mondiale, s'est ouvert à Grenoble. A cette occasion, l'historien Tal Bruttmann a été l'invité du Journal Télévisé.

Date de diffusion :
01 juin 2010
Source :

Éclairage

Le titre donné à ce sujet résume mal son contenu. Le point de départ en est l'organisation à Grenoble au début de juin 2010 d'un colloque et d'une exposition sur la spoliation des biens juifs en Isère. Le JT a invité pour l'occasion l'historien Tal Bruttmann qui a effectué et dirigé les recherches. La séquence comporte deux parties. La première est composée par des images d'extraits d'actualités ou de films sur la guerre qui se veulent une mise en contexte. La période où Grenoble est en zone libre sous administration de Vichy (juin 1940-novembre 1942) est évoquée à travers la visite de Pétain à Grenoble le 19 mars 1941 et une courte interview de l'abbé Pierre (Henri Groues à l'état civil). Rattaché au diocèse de Grenoble en 1938 comme vicaire de la paroisse Saint Joseph, puis aumônier d'un orphelinat, et vicaire de la cathédrale de Grenoble, il entre dans la clandestinité en 1942 et prend le pseudonyme d'abbé Pierre. Il participe à la Résistance notamment avec les maquis du Vercors et de Chartreuse et au sauvetage de juifs réfugiés dans la région grenobloise. Mais l'interview mélange des faits appartenant à cette période et aux suivantes. L'occupation italienne (novembre 1942-septembre 1943) n'est abordée qu'à travers une carte. Le 4 mars 1943 le général italien De Castiglioni, commandant en chef des troupes d'occupation italiennes s'oppose à la déportation de Juifs par le préfet de l'Isère. Puis les images rappellent la rigueur de l'occupation allemande (septembre 1943 - août 1944), appuyée par la Milice de Darnan et les rafles de familles juives en vue de leur déportation et de leur extermination. On revient à la spoliation des biens juifs par le biais de quelques photos de l'exposition. S'ouvre alors une deuxième partie dans laquelle Tal Bruttmann sur le plateau répond aux questions de la journaliste. Doctorant engagé dans une thèse sur les milices en Isère, il a rédigé le rapport de la commission communale publié en 2002, puis un rapport plus complet publié en 2010, utilisé pour l'exposition du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation et discuté dans le colloque.

La compréhension de la séquence nécessite d'exposer plus explicitement les raisons pour lesquelles la spoliation des biens juifs est sur le devant de la scène 70 ans environ après les faits. Après un discours du Président Jacques Chirac, reconnaissant en 1995 la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, Alain Juppé, premier ministre, confie à Jean Mattéoli une mission d'étude pour déterminer, à partir de l'examen des différents fonds d'archives, les conditions dans lesquelles les spoliations organisées dans le cadre de la législation de Vichy ont eu lieu et ce qui a été effectivement restitué depuis la Libération. Elle rend ses conclusions à Lionel Jospin le 17 avril 2000. Des recherches sont aussi lancées à Bordeaux, Toulouse, Lyon et Grenoble pour faire toute la lumière sur ces affaires. Sous l'égide de la municipalité de gauche de Michel Destot, une commission d'enquête est mise en place à Grenoble en 1997. Grenoble est ainsi en 2010 la première ville française à avoir dressé un inventaire systématique de la spoliation des biens juifs.

Le temps accordé à l'interviewé ne lui permettant pas de fournir des explications plus complètes, il faut rappeler les grandes lignes du rapport. Il reconstitue comment la politique « d'aryanisation » économique procède pour transférer en des mains « aryennes » les biens ayant appartenu à des Juifs. Le processus suit trois étapes : dépossession du bien qui est confié par l'Etat (à travers le Commissariat général aux questions juives dirigé par Xavier Vallat puis Louis Darquier de Pellepoix) à la gestion temporaire d'un administrateur provisoire. Ce dernier est chargé d'en organiser la vente. Les sommes dégagées de la vente sont confisquées au profit de l'Etat.

72 entreprises dont le siège social se trouvait en Isère (essentiellement à Grenoble) ont été touchées ainsi que plusieurs dizaines d'autres disposant de filiales ou succursales dans le département (exemple : chaussures André ou magasins Dames de France). Parallèlement on procède à l'éviction du propriétaire et du personnel juifs de l'entreprise. Les spoliations ont touché au moins 500 familles vivant en Isère. Le rapport distingue parmi les «biens immobiliers» :

- ceux appartenant à des personnes physiques : au moins 74 biens immobiliers sont concernés (immeubles, appartements et terrains), essentiellement situés à Grenoble.

- ceux appartenant à des personnes morales (entreprises) : on en dénombre plus d'une centaine, dont un ensemble de terrains à Corenc (Montfleury) et la station thermale d'Uriage. Cette dernière est expropriée d'un important ensemble de terrains dans le secteur de Chamrousse, ce qui donne lieu à la naissance d'un projet de station de ski. En principe les biens immobiliers volés ont été restitués après la Libération aux propriétaires légitimes ou à leurs héritiers. Mais la restitution n'a pas toujours été possible.

Pour les entreprises, 57 parmi les 72 établies en Isère ont été restituées de façon certaine. Pour les 15 restantes (un cinquième), on ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour établir leur devenir après la guerre. Dans le cas où les ayants droit auraient tous disparu, il est prévu sur le plan national que les fonds en déshérence seront versés à la Fondation pour la mémoire des victimes de la Shoah. « Elle aura une triple vocation, historique, éducative et de solidarité avec les victimes de la Shoah dans le besoin. Son objectif est de mettre en place une pédagogie sur Auschwitz. Cette pédagogie consiste à étudier pourquoi ce qui était inconcevable a été conçu » (Le Monde, 19 avril 2000).

Les travaux mettent plus généralement l'accent sur deux points principaux. La ville de Grenoble, faite Compagnon de la Libération par décret du général de Gaulle le 4 mai 1944, n'a pas été épargnée par l'antisémitisme, les mesures contre les Juifs sous Vichy, les actes de collaboration et les rafles sous l'occupation allemande. Ce constat n'efface pas la réalité des faits qui lui ont valu d'être citée « Ville héroïque à la pointe de la résistance française et du combat pour la libération ». Mais il vient nuancer, compléter, corriger la représentation classique de l'histoire de la ville.

Le second point porte sur la nature de l'antisémitisme. Avant de s'exercer au temps de l'occupation nazie sous sa forme la plus violente (rafles, déportations les camps d'extermination), l'antisémitisme a revêtu des formes plus sournoises qui entrent dans une logique de mise à l'écart et d'expulsion pour aboutir à l'élimination physique. L' «aryanisation » économique, calquée sur la politique allemande en zone nord occupée, est étendue par les lois de Vichy à partir de juillet 1941 à tout le territoire. Elle vise à faire disparaître toute influence économique des Juifs et exploite le préjugé solidement ancré dans une partie de la population française qu'ils dominent la vie économique. Contredisant le cliché de richesse attribuée par l'antisémitisme aux Juifs, le rapport et le colloque mettent clairement en évidence que la majorité des juifs spoliés, à Grenoble et ailleurs, souvent des immigrés qui avaient fui l'antisémitisme d'Europe centrale, vivaient de manière modeste.

Bibliographie :

- Jean Mattéoli (dir.), Rapport général de la Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, Documentation française, janvier 2000.

- Tal Bruttmann, Aryanisation économique et spoliations en Isère, 1940-1944, Presses Universitaires de Grenoble, 2010.

- Philippe Barrière, Tal Bruttmann, Jean-Claude Duclos (dir.), L'Isère en Résistance : l'espace et l'histoire, Veurey, édit. DL, 2005.

Claude Prudhomme

Transcription

Présentatrice
Aujourd’hui s’est ouvert à Grenoble un colloque international consacré à la spoliation des biens juifs pendant la 2ème guerre mondiale. Pourquoi Grenoble ? Parce que c’est la première ville en France à avoir réalisé un inventaire complet de cette spoliation. L’auteur de ces travaux est l’historien Tal Bruttmann, il est notre invité ce soir, mais auparavant, Patrice Morel nous retrace l’historique des rafles menées contre les juifs à Grenoble et en Isère pendant la guerre. Les images sont signées Jean-Pierre Vincendet.
Journaliste
Cet homme vit dans les archives, depuis plus de 10 ans, Tal Bruttmann effectue des recherches sur la question juive, en Isère et à Grenoble pendant la 2ème guerre mondiale.
Tal Bruttman
Grenoble a été une haute place de la résistance mais, Grenoble c’est aussi la France de Vichy. C’est même la France occupée à partir de septembre 43. Il s’y passe exactement ce qui se passe ailleurs dans le reste du territoire.
Journaliste
Au début de la guerre, les Alpes sont en zone libre, Pétain a les pleins pouvoirs, le 19 mars 1941, Grenoble accueille triomphalement un vieillard de 85 ans. C’est ce même Pétain et le gouvernement de Vichy qui organise en aout 42, les premières rafles de juifs. En Isère, l’Abbé Pierre était témoin.
Pierre Abbé
Dans la nuit, des camions qui ont été ceux-là de la gendarmerie française sont venus enlever les femmes et les enfants. Parce qu’après la rafle du Veld'Hiv, les nazis ont estimé que ça n’avaient pas donné une quantité suffisante ; et ils ont obtenu par Darquier de Pellepoix à Vichy, à aller rafler des familles nommément désignées et la gendarmerie française a été les prendre.
Tal Bruttman
Donc c’est plusieurs centaines d’arrestations. Au final il y a ce qui s’appelle un criblage, c’est-à-dire qu’on sélectionne selon des critères qui ont été préétablis au sein de l’administration ; et il y a environ un peu plus d’une centaine de personnes qui sont envoyées à Drancy et donc déportées et gazées à Auschwitz.
(Musique)
Journaliste
En novembre 1942, les allemands envahissent toute la France sauf 8 départements à l’Est du Rhône, occupés par les Italiens. A Grenoble les soldats transalpins sont plutôt bienveillants avec les réfugiés juifs, qui affluent.
Tal Bruttman
Les juifs vont venir ici en masse pour fuir les allemands qui sont rentrés dans le reste de l’ancienne zone libre. Les Italiens s’opposent directement aux rafles, c'est-à-dire aux déportations elles-mêmes parce que pour eux, c’est inadmissible. A la fois parce que sans doute, l’antisémitisme est moins virulent chez eux ; et d’autre part parce que ça leur permet de se montrer ferme sur un certain nombre de sujets vis-à-vis des allemands, pour pas apparaitre à leur botte en étant leur principal allié.
(Musique)
Journaliste
Mais les Italiens capitulent le 8 septembre 43. Cette fois, les Allemands débarquent dans les Alpes, c’est la terreur, les rafles de juifs se multiplient, et des français y participent sauvagement.
Tal Bruttman
Et là, on a affaire à des vrais militants purs et durs, des nazis à la française, et somme toute, c’est identiques dans tous les pays d’Europe, en Roumanie en Hongrie, aussi bien qu’en France ; on a des ultras de la collaboration, qui partagent pleinement les objectifs nazis en termes de solution finale.
Journaliste
A Voiron, dans cette villa, les miliciens de Darnand torturent une famille juive, soit 12 personnes pendant plusieurs jours. Les hommes sont emprisonnés à Lyon. Un peu plus loin dans cet établissement du hameau de la Martelière aux côtés des allemands, ils raflent 16 enfants juifs, aucun ne reviendra des camps. Au total en Isère plus d’un millier de juifs ont été déportés et beaucoup plus ont vu leur biens spoliés ou pillés. C’est une page un peu oubliée qui reste souvent masquée par l’image résistante de Grenoble et de l’Isère.
Présentatrice
Alors jusqu’au 15 décembre à l’ancien palais de justice de Grenoble, une exposition est consacrée donc, à la spoliation des biens juifs pendant la guerre. Comment s’est mis en place ce processus, dans toute sa minutie administrative française, des listes, des photos, des procès-verbaux. En Isère 130 entreprises et plus de 500 familles étaient concernées par cette spoliation. Avec nous sur ce plateau celui qui est à l’origine de ce travail considérable, nous l’avons vu dans le reportage, l’historien Tal Bruttmann. Pourquoi Grenoble est la seule ville à avoir fait ce travail courageux et complet ?
Tal Bruttman
Alors il y a eu quelques autres villes qui ont effectué ce travail précédemment mais sur une période de temps beaucoup plus brève et avec d’autres objectifs. Je pense que la volonté politique qui s’exprimait à travers le conseil municipal de la ville, c’était de faire le jour vraiment sur les heures les plus sombres de la ville ; et plus largement du département de l’Isère ; puisque d’un côté, vous l’avez rappelé, Grenoble est compagnon de la libération, c’est un honneur rare et cette mémoire est célébrée à juste raison ; mais en même temps, la ville veut savoir ce qui s’est passé, des deux côtés, résistance et collaboration.
Présentatrice
Est-ce que c’était le moment de confronter les Grenoblois, les Isérois avec cette page très difficile ?
Tal Bruttman
Je suis pas certain qu’il s’agisse d’une confrontation. Les gens d’aujourd’hui ne sont pas responsables de ce qui s’est passé y a plus de 60 ans. Il s’agit de savoir où on vit, ce qui s’est déroulé dans ces endroits là, et de connaitre la réalité. C'est-à-dire que Grenoble est une ville hautement résistante, on le sait ; mais en même temps il s’y déroulait les mêmes choses que sur l’ensemble de territoire français, c'est-à-dire une politique antisémite.
Présentatrice
Pourquoi est-ce important de savoir ?
Tal Bruttman
Ça permet de connaitre au plus près et là vraiment à l’échelle locale, comment ça s’est déroulé. On peut démonter les rouages d’une façon très fine et comprendre qu’au-delà des grands chiffres, 75000 déportés, 60000 biens touchés par les spoliations ; si on le ramène ici au local, on peut voir concrètement, qui est touché, identifier les gens ; et comprendre comment l’ensemble de la machine administrative française a mis en place l’ensemble des persécutions qui commencent dès l’été 40 et qui s’achèvent à la libération avec entre temps le déclenchement par les nazis de la solution finale.
Présentatrice
Alors, ici il y a eu des courageux hein, qui se sont insurgés en 43, le patron des gants Perrin qui refuse l’aryanisation de la ganterie Fischl, d’autres exemples aussi, très étonnants.
Tal Bruttman
Ces exemples sont rares. Il y a des gens qui s’opposent, il faut le dire tout de suite, ces oppositions se soldent par des échecs. Vichy est implacable, les services, qu’il s’agisse du commissariat général aux questions juives de la police, des services fiscaux ou de toute autre administration qui a son rôle à jouer, tous font en sorte que ça marche. Mais effectivement y a quelques individus assez isolés qui tentent de s’opposer. Il y a le patron des gants Perrin, il y a Joseph Perrin qui est adjoint au maire de Grenoble qui fait en sorte d'essayer d'enrayer la machine, mais ça ne marche jamais.
Présentatrice
La restitution est-elle possible ?
Tal Bruttman
La restitution a été effectuée dès la libération. Le gouvernement provisoire met en place des lois qui sont évidentes, il faut rendre les biens aux juifs. Il y a un problème c’est que l’ensemble des gens à l’époque n’ont pas compris que la Shoah s’est déroulée. C'est-à-dire que pour restituer des biens il faut qu’il y ait des gens, or c’est des familles entières qui ont disparues.
Présentatrice
Décimées.
Tal Bruttman
Littéralement. Donc, d’une part il y a une portion de ces biens qui ne seront jamais restitués, c’est ce que va mettre au jour la commission Mattéoli ; estimer quelles sont les sommes qui n’ont pas été restituées mais surtout là on parle d’aspect matériel ; or on ne peut pas indemniser ce qui s’est déroulé en termes de vies humaines.
Présentatrice
Tal Bruttmann, merci d’avoir répondu à notre invitation. C’est ainsi que nous refermons ce dossier sur la spoliation des biens juifs en Isère.