Le tissage à bras et la restauration de la chambre du Roi à Versailles

15 juillet 1973
03m 38s
Réf. 00456

Notice

Résumé :

Gérald Van der Kemp, conservateur en chef du château de Versailles, présente le lourd brocard tissé et brodé d'or de l'alcôve de la chambre du Roi, recréé par un atelier lyonnais. La visite de l'atelier de tissage à Lyon permet d'appréhender ce travail titanesque.

Type de média :
Date de diffusion :
15 juillet 1973
Source :
ORTF (Collection: Inf2 dimanche )

Éclairage

Le 9 juin 1980, la salle centrale du château de Versailles dite « chambre du Roi » est officiellement inaugurée, au terme de plus de vingt années de travaux. Les séquences du reportage « Les artisans de Versailles », tourné et diffusé sept ans avant cette inauguration, appartiennent à un ensemble d'émissions que les chaînes de télévision consacrent régulièrement aux grands travaux de Versailles. Cette couverture médiatique est proportionnelle à son statut de monument français figurant parmi les plus connus et fréquentés (1 800 000 visiteurs en 1977, plus de cinq millions et demi en 2009) et de réalisation architecturale, urbanistique et paysagère unique, coeur politique du royaume, réapproprié par les républiques successives, témoignage fastueux des arts du Grand Siècle qui ont essaimé dans toute l'Europe. Aujourd'hui objet patrimonial complexe et singulier, Versailles incarne plus que jamais le passé glorieux de la France telle que l'avait pensé Louis XIV (1638 – 1715), son créateur. Délaissé mais jamais abandonné, transformé en musée sous la Révolution puis sous la Monarchie de Juillet, le palais royal ressuscite peu à peu à partir de 1892, lorsque Pierre de Nolhac (1859-1936), son nouveau conservateur, engage un ambitieux programme : remettre dans leur état originel les espaces modifiés par l'installation du musée de Louis-Philippe et particulièrement les appartements royaux, au premier étage du pavillon central. Dans cet esprit, son successeur, Charles Mauricheau-Beaupré (1889-1953) entreprend entre autres la reconstitution de la chambre de la Reine : en partie remeublée, décorée d'un retissage de la tenture, à grands bouquets naturalistes et plumes de paons, fabriquée à Lyon et livrée à Marie-Antoinette en 1787, elle a été inaugurée en 1975.

Dès la Libération, Charles Mauricheau-Beaupré programme parallèlement la reconstitution de la chambre dite « de Louis XIV » depuis la mort du Roi Soleil. La chambre du Roi, comme on la nomme désormais, est située au centre du château, sur la cour de Marbre. A l'origine salon commun séparant les appartements symétriques du roi et de la reine, Louis XIV s'y est installé en 1701, après la mort de Marie-Thérèse. Son aménagement, mobilier et tentures, est connu grâce aux inventaires du Garde-Meuble, administration royale créée au XIIIe siècle, réorganisée par Colbert, sous le nom de Garde-Meuble de la Couronne (aujourd'hui Mobilier National). Il était en charge de l'ameublement des résidences royales et du renouvellement des mobiliers, en particulier par des commandes passées aux Manufactures royales pour soutenir leur activité ; elles y étaient stockées jusqu'à leur utilisation : les étoffes commandées à Lyon, soies brochées de métaux précieux, n'ont jamais semblé démodées en raison même de leur somptuosité et ont souvent été utilisées un demi-siècle seulement après leur livraison. Ainsi sait-on que, conformément à l'usage du temps, le système de meuble d'hiver et de meuble d'été a été adopté par Louis XIV : chaque saison, l'ensemble des tentures, garnitures de ployants (tabourets d'étiquette) et fauteuils, est changé. Le meuble d'hiver broché d'or installé en 1705, maintes fois restauré, est en si mauvais état que son brûlement est décidé en 1785, ce qui permet de récupérer les métaux précieux, et un nouveau meuble est mis en place, un brocart fond cramoisi broché d'or livré au Garde-Meuble entre 1731 et 1733, qui était encore en place en juillet 1796, au moment des ventes du mobilier de Versailles organisées par le Directoire.

Gérald Van der Kemp (1912-2001), successeur de Charles Mauricheau-Beaupré en 1953, achève la reconstitution de la chambre du Roi. Le meuble est retissé à Lyon entre 1957 et 1979 par les deux dernières entreprises disposant du matériel et du savoir-faire nécessaires, la Manufacture Prelle & Cie pour la tenture en grande largeur (tisseur Pierre Rocher) et la maison Tassinari & Chatel pour le lambrequin et les dessus de ployants et de fauteuils en petite largeur (tisseur Jean Varambon, qui apparaît dans le reportage). Le dessin est reconstitué à partir de deux échantillons conservés au Mobilier National, provenant d'une commission passée en 1731-1733 aux fabricants lyonnais Bron et Ringuet pour un brocart à fond cramoisi broché d'or et d'argent dont le décor a semblé assez proche des descriptions d'archives de la tenture originelle. Cependant, alors que le retissage est déjà avancé, un échantillon appartenant à une collection privée, brocart fond cramoisi broché d'or à décor légèrement moins luxuriant, est identifié comme étant l'étoffe livrée par le fabricant lyonnais Barnier, employé en 1785 pour le meuble de la chambre du Roi. Ce meuble fut acquis par les négociants parisiens Pin et Durand en 1796 et rien n'en subsiste dans les collections publiques. Ainsi, l'étoffe actuellement en place dans la chambre du Roi de Versailles, celle que montre le reportage et dont le motif avait été recomposé à partir des échantillons du Mobilier National s'est-elle avéré être en réalité le meuble d'hiver placé en 1786 dans la chambre de la Reine et non, comme l'hypothèse en avait été posée, celui de la chambre du Roi. Cet épisode souligne combien la restauration des édifices patrimoniaux est complexe, même lorsque des archives existent.

Dans la première séquence du reportage, Gérald Van der Kemp, conservateur en chef de Versailles, présente un fac-simile photographique grandeur nature du lit et de l'alcôve, sur laquelle un métrage d'étoffe a été plaqué pour permettre de juger de l'effet final, attestant publiquement de l'avancement d'un chantier dont l'ampleur exceptionnelle mobilise un budget exceptionnel. Puis, dans l'atelier de métiers à bras de Tassinari & Chatel, rue Coste, à la Croix-Rousse, quartier emblématique de la soierie lyonnaise, le tisseur Jean Varambon commente son travail devant les caméras. Le métier sur lequel il tisse est un métier à bras équipé de deux mécaniques de type Jacquard, mises au point au début du XIXe siècle ; au moyen de cartons perforés, elles permettent de lever les fils de chaîne selon le dessin pour passer les fils de trame ; en effet, contrairement à ce qui est dit dans le reportage, le dessin de l'étoffe n'est pas brodé, mais broché, c'est-à-dire formé par le tissage. L'étoffe est une reconstitution, elle doit être la plus proche possible, pour l'œil, de l'original, mais peut être réalisée avec des moyens techniques différents : la tenture du XVIIIe siècle avait été tissée sur un métier à la tire dont ne subsistent que de rares exemplaires qui ne sont plus utilisés en production. Pour cette étoffe exceptionnelle, la mise en œuvre se doit d'être hors norme, aussi le tisseur insiste-t-il sur la performance qu'elle représente, aussi bien techniquement (emploi massif de dorure rigide qui peut couper les fils de chaîne ou de trame) que physiquement (le poids du montage et le nombre de coups de pédale), justifiant du même coup la fabrication de trois centimètres par jour. Les images esthétisantes de l'atelier, le discours incompréhensible pour le grand public – aucune information n'est donnée sur le fonctionnement du métier et la caméra ne le capte pas dans sa logique – contribuent à assimiler la fabrication de l'étoffe à une alchimie. Dans la dernière séquence, le fabricant Bernard Tassinari exprime son inquiétude pour l'avenir du tissage à bras : contrairement aux tapis et tapisseries destinés aux monuments nationaux fabriqués dans les manufactures nationales de Lodève, Beauvais ou des Gobelins, il est pratiqué dans des entreprises privées et répond à un marché de niche presque exclusivement alimenté par des commandes publiques. Le chantier de Versailles, restauration des bâtiments, remeublement et reconstitution des décors intérieurs, a bénéficié de crédits exceptionnels de l'État : campagne Sauvegarde de Versailles (1949-1952) puis lois et décrets jusqu'à la loi-programme de 1978-1983, ainsi qu'un mécénat considérable, notamment américain, dès l'entre-deux-guerres. Estimées à 3,5 millions de francs chacune, les restaurations des chambres royales restent uniques. D'autres tentures seront tissées à bras pour les monuments nationaux mais à Versailles même, de nombreuses reconstitutions de soieries seront fabriquées sur des métiers mécaniques, par exemple pour le salon de musique du Petit Trianon ou la salle du conseil des appartements royaux fournies par Tassinari & Chatel qui, comme Prelle et Cie, a développé dès la fin du XIXe siècle des ateliers de tissage mécanique.

Voir les vidéos en relation sur le site Ina.fr:

http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-economique/video/DVC8008152301/la-chambre-du-roi.fr.html

http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-economique/video/I05259069/madame-brocard-sur-le-travail-de-broderie-pour-la-chambre-du-roi.fr.html

http://www.ina.fr/economie-et-societe/vie-economique/video/I05244611/les-coulisses-de-versailles.fr.html

Florence Charpigny

Transcription

Intervenant 1
Alors, voilà quelque chose que je vous présente qui est tout à fait inédit : c’est la maquette faite par nos ateliers à grandeur et suivant les inventaires du lit de la chambre du roi. C’est très exceptionnel que je vous le montre. Personne ne l’a encore vu. Et vous pouvez voir cette maquette un peu, peut-être, matte puisque c’est une maquette photographique, mais tout de même à grandeur. Et vous verrez que le dessus du lit et le dossier du lit sont un peu plus ornés que les tissus de l’alcôve qui sont derrière ; parce que c’est rebrodé d’or par-dessus, avec des gallons d’or par-dessus. Il nous faut beaucoup de passementeries pour faire cela. Puisque, simplement pour la passementerie, il nous faut 40 kg d’or fin. Et, vous pouvez comparer la photographie qui est là avec le tissu de l’alcôve qui est derrière moi. Ce tissu de l’alcôve vient de Lyon. C’est fait, c’est terminé. Et vous pouvez voir la richesse extraordinaire de ces or et de cet argent qui jouent avec les fils de soie de couleur sur ce fond rouge foncé ; d’une soie qui est extrêmement lourde pour pouvoir soutenir le poids de l’or qui est dessus.
(Musique)
Intervenant 2
C’est quelque chose de formidable, et c’est quelque chose qu’on ne fait qu’une fois dans sa vie. Je crois qu’il n’a jamais été utilisé un fil de 50/1000 d’or. C’est la première fois qu’on l’utilise. C’est ce qui augmente la difficulté du métier de tissage d’ailleurs ; car le fil est très dur vu le pourcentage d’or.
(Musique)
Intervenant 2
Chaque coup de pédale représente à peu près 40 kg. C’est énorme parce qu’il faut compter à peu près 10 000 coups de pédale dans la journée.
(Musique)
Journaliste
Quelle longueur de tissu est-ce que vous arrivez à faire par jour ?
Intervenant 2
Sur ce [inaudible], j’arrive à faire 3 cm par jour.
Journaliste
3 cm par jour simplement. Et combien deviez vous en faire ?
Intervenant 2
60 motifs de 70 cm.
Journaliste
C’est-à-dire 42 m c’est ça ?
Intervenant 2
42 m.
Journaliste
Vous en avez pour une vie.
Intervenant 2
J’en ai jusqu’à la retraite.
(Musique)
Tassinari
Dans le domaine du tissage à bras, je crois que la solution et l’avenir dépendent essentiellement du ministère des affaires culturelles. En effet, il y a une vingtaine d’années, la moitié de la production de cet atelier était destinée à une clientèle particulière par le canal des décorateurs et l’autre moitié aux palais nationaux. Actuellement, nous travaillions ici à 90% pour les palais nationaux ; c’est dire que nous sommes plus dépendant des affaires culturelles.
Journaliste
Mais est-ce que vous n’avez pas peur un jour de manquer de matière première ?
Tassinari
Je ne pense pas que nous manquions de matière première. Mais nous risquons de manquer de tisseurs, si nous n’avons pas une certitude suffisante qui nous permette d’en former de nouveaux. A mon avis, il n’est pas pensable d’engager un jeune dans la voie du tissage à bras si nous n’avons pas un minimum d’assurance, de lui fournir du travail dans les années à venir.