Pierre Soulages face à La Vierge et l'Enfant en majesté entourés de six anges de Cimabue

24 septembre 2004
10m 02s
Réf. 00033

Notice

Résumé :

Pierre Soulages présente ses œuvres favorites du musée du Louvre. Arrêté au département des peintures italiennes, il se livre à une analyse de La Vierge et l'Enfant en majesté entourés de six anges de Cimabue.

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Date de diffusion :
24 septembre 2004
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Éclairage

Dans ce documentaire, Pierre Soulages mène une visite de ses lieux et œuvres préférés du musée du Louvre. Il s'arrête au département des peintures italiennes devant La Vierge et l'Enfant entourés de six anges.

Cette œuvre sur bois monumentale du peintre italien Cimabue, très certainement peinte aux alentours de 1280, faisait partie du retable du maître-autel de l'église San Francesco de Pise. La composition, encore dense et massive, dépeint une Maestà : la Vierge et l'Enfant sont portés par les anges en majesté vers les cieux. Cimabue, par l'emploi de dégradés de couleurs sensibles, de drapés réalistes et élégants apporte une nouvelle sensibilité dans les chromatismes, la souplesse et le réalisme des figures et marque avec cette création un tournant dans la peinture du Trecento. Cette œuvre pose les jalons de ce que seront les questionnements perpétuels des artistes du quattrocento tels que Giotto : celles de la représentation du corps et de la lumière dans l'espace.

Dans ce document, Pierre Soulages fait l'analyse de cette œuvre avec les yeux d'un artiste et non ceux d'un historien de l'art qui s'attacherait à décoder le discours sous-jacent à l'œuvre. L'artiste apporte sa vision, frontale, il occulte le sujet de l'œuvre, tout mysticisme ou sentiment religieux, pour placer au premier plan l'analyse de la composition, des rythmes et des chromatismes. L'esthétique et le découpage pur de cette œuvre intéresse Pierre Soulages. Il relève tout ce qui, plastiquement, le touche en tant que spectateur et artiste créateur. En ce sens il relève l'importance du champ mental, ce champ du sensible qui émane de cette œuvre plusieurs fois centenaire. Il apprécie le format monumental de ce cadre original qui par sa forme emmène le rythme et le mouvement vertical ascendant de la composition, en impose les lignes de force. Pierre Soulages souligne aussi l'utilisation qui est faite de la lumière dans ce tableau. Par le biais de fins dégradés de couleur et des dorures des auréoles, Cimabue a inclus la lumière comme un élément immanent du tableau. Cette recherche de lumière immanente semble toucher Pierre Soulages. Il retrouve sans doute dans cette œuvre, pourtant diamétralement opposée à la sienne, cet intérêt commun pour la puissance jaillissante de la lumière. De même qu'avec ses outrenoirs, pour Pierre Soulages le champ mental de cette œuvre ne relève pas du message spirituel mais d'une esthétique universelle du sensible.

Léa Salvador

Transcription

(Bruit)
Pierre Soulages
Voilà le tableau dont je vais parler. Il présente une Vierge en majesté que Cimabue a peint vers 1280.
(Silence)
Pierre Soulages
Ce que je trouve intéressant dans ce tableau, c’est qu’en tant que peintre contemporain, je parle de lui pour les qualités plastiques, le pouvoir d’émotion qu’il a gardé sur nous, indépendamment de ce qu’il était à l’époque, tel qu’il nous apparaît maintenant, avec notre mentalité, puisque nous ne pensons pas les mêmes choses que, bien sûr, des gens du XIIIe siècle.
(Bruit)
Pierre Soulages
Non, ce que j’aime, là, c’est la présence de ce tableau. Et si je cherche à savoir pourquoi, cela tient peut-être aussi au fait que cette présence est due à la frontalité, à la manière dont ce tableau appartient à une surface, au mur. La manière que ce tableau a de se situer en-dehors de ce qui les a passionné par la suite et qui est la perspective avec le trou perspectif, avec cette manière que la perspective a de creuser un espace, de creuser le mur. Alors que là, c’est parfaitement sur le mur. Cela fait face. C’est un tableau qui fait face. Ce qui me paraît important, c’est à gauche et à droite le rythme créé verticalement à gauche, verticalement à droite par l’alternance du bleu et du rouge. Si vous regardez attentivement les formes, vous vous apercevrez que les formes de la partie gauche sont plus minces, plus élancées que celles de droite qui sont plus larges, plus trapues. C’est toujours des différences comme celles-ci qui apparaissent dans une apparente symétrie. C’est comme cette oblique, ici, qui est plus importante que celle-ci. Mais enfin, tout ça, ces deux verticales, qui sont à gauche et à droite, ne font qu’accuser la présence de cette grande forme bleue de la Vierge au milieu du tableau.
(Musique)
Pierre Soulages
D’un côté, il y a la couleur. Les bleus, les rouges, les roses. Et la couleur, elle est là, sur la surface, sur le tableau. Sans faire des trous dans le mur. Et alors l’or, finalement, c’est une chose très particulière. C’est à la fois une couleur mais c’est aussi une lumière et non pas une lumière comme la lumière de la peinture, la lumière de la couleur. C’est une lumière reflétée. C’est un reflet. C'est-à-dire que lorsqu’on regarde ce tableau, il y a une partie qui se trouve réellement sur le mur, à la surface du mur. Et puis, il y en a une autre qui est l’or où c’est une lumière qui vient vers vous.
(Silence)
Pierre Soulages
Ce qui est frappant, c’est ce mouvement du bas vers le haut, vertical, qu’on est obligé de faire quand on passe des petites surfaces d’or du bas qui, ensuite, deviennent un peu plus importantes, avec ce battement des formes dans l’espace de la toile, des auréoles qu’il y a autour des têtes des anges et de l’enfant. L’auréole de l’enfant créant une dissymétrie qui le met en valeur. Et tout ça se termine par un grand aplat d’or en haut. Et puis, ce fond d’or, il est dans un angle, dans cette pointe qui accompagne cette idée de verticalité, d’élévation. Essayons de penser ce tableau se terminant par une horizontale. Il serait bien différent. Une horizontale le figerait. Heureusement, il y a cet angle orienté vers le haut. Et d’ailleurs, à cet angle correspondent des mouvements comme le pli de la robe. Ces mouvements, là, où ceux-ci, celui de la robe, qui n’a pas son symétrique tout à fait. La fascination du presque symétrique. Et puis il y a ce cadre, ce cadre qui est important, qu’il ne faut pas, à mon avis, séparer. Il fait partie de la toile telle que je l’aime, telle que je la vois. Et…
(Silence)
Pierre Soulages
Il est là. Il isole, certes, mais il rend encore la présence de cette peinture plus chose que ce qu’elle est déjà réellement.
(Silence)
Pierre Soulages
Depuis tout à l’heure, j’essaie d’analyser tout ce qui peut me toucher dans ce tableau. La manière dont le regard est conduit, conduit vers le haut. La manière dont le regard va plutôt du bas vers le haut et non pas de droite vers la gauche. Je parle des détails qui m’ont touché. J’ai parlé aussi d’une chose. C’est le fait qu’il y ait de l’or, que cet or ne soit pas uniformément plat, qu’il soit poinçonné, et suivant certaines directions, ce qui donne dans les reflets une variété, une vie du reflet, une sorte de mouvement.
(Musique)
Pierre Soulages
Le mot de rythme, on l’associe plutôt au son. Et ça perturbe souvent quand on en parle en peinture. Mais enfin, le rythme, c’est un découpage du temps dans le cadre de la musique, et un découpage différent de celui qu’est la cadence, qui est un découpage régulier, alors que le rythme, il y a une irrégularité. Eh bien, dans ce tableau, c’est un découpage par les formes de la surface du tableau. Et c’est ce qu’on peut appeler le rythme dans ce tableau-là. Mais ce qui m’intéresse pour… Je parlais de l’espace. C’est cette manière qu’a, quand on voit les fonds d’or, la lumière, d’être réfléchie. Quand nous regardons un fond d’or, c’est la lumière qui est réfléchie par la surface. Ce qui n’est pas le cas des autres couleurs. C’est la lumière naturelle, réfléchie, transformée, bien sûr, par la couleur de l’or. Et alors, cette lumière, si elle est réfléchie, c’est qu’elle vient du tableau vers nous qui la regardons. Et dans ce cas-là, l’espace du tableau est devant le tableau. Et nous qui regardons, nous sommes dans l’espace de ce tableau. Mais ça, c’est une vue que je n’aurais peut-être jamais eue si je n’avais pas fait la peinture que je fais maintenant.