Allocution du 27 avril 1965

27 avril 1965
17m 34s
Réf. 00241

Éclairage

À quelques mois de la première élection présidentielle au suffrage universel, le 27 avril 1965, le général de Gaulle s'exprime face aux Français dans une allocution radiotélévisée, comme il a l'habitude de le faire depuis qu'il est à la tête de la nation : s'adressant au peuple sans intermédiaire, il s'agit de présenter les positions officielles de la France sur les grandes questions de l'heure, qu'elles soient nationales ou internationales.

Il commence son allocution en évoquant la politique extérieure de la France, condamnant tout d'abord la domination des blocs soviétiques et américains sur les affaires du monde. Pour le général de Gaulle, la solution consiste à bâtir une Europe forte, capable de constituer une troisième voie susceptible de s'opposer à l'hégémonie des deux puissances. Ainsi rappelle-t-il la réconciliation franco-allemande - garantie de la paix en Europe - et la construction du Marché commun qui doit permettre l'indépendance économique du vieux continent. Il souligne néanmoins ses conceptions européennes, c'est-à-dire le refus de toute organisation politique qui signifierait un quelconque abandon de la souveraineté française (s'opposant ainsi à un système supranationaliste).

Il revient sur la reconnaissance de la Chine communiste au début de l'année 1964, marquant le retour de la diplomatie française en Asie, mais qui avait été fermement condamnée par les Etats-Unis. De même, les triomphaux voyages de l'année 1964 à travers toute l'Amérique latine - afin de créer un mouvement de coopération avec cette autre Amérique - avaient fortement agacé la diplomatie américaine. Enfin, il plaide en faveur de la pacification du Sud-Est asiatique, et affiche sa réprobation de la guerre de Viêt Nam qui embrase alors la péninsule indochinoise (les premiers bombardements américains datent de février 1965).

Le général de Gaulle poursuit son allocution en rappelant la nécessité vitale pour la France de construire sa propre force de frappe nucléaire, dont la capacité de dissuasion reste la " meilleure garantie possible " de la paix. Cet effort d'indépendance se poursuit dans les domaines des sciences et de la technique : en mars 1965, l'URSS adoptait le procédé SECAM français de télévision couleur ; le même mois, la France inaugurait la fusée française Émeraude, premier étage du futur lanceur de satellites Diamant. Le général de Gaulle rappelle également, pêle-mêle, la construction du supersonique franco-anglais - le Concorde - dont la première maquette avait été présentée en octobre 1963 ou la réalisation du tunnel du Mont-blanc qui doit permettre de relier aisément l'Italie à la France.

Aude Vassallo

Transcription

Charles de Gaulle
Dans le monde d'aujourd'hui où se posent tous les problèmes, où l'éventuel danger s'élève jusqu'à l'infini, où se heurtent âprement les besoins et les ambitions des Etats, quelle est l'action de la France ? Reconnaissons qu'ayant été autrefois un peuple colosse en fait de population, de richesse et de puissance, nous revenons de loin pour jouer à nouveau notre rôle international. Car il y a une centaine d'années, notre expansion démographique et économique, et du même coup notre force, commencèrent à décliner. Ensuite, se succédèrent les deux Guerres mondiales qui nous ruinèrent et nous décimèrent tandis que deux grands Etats, les Etats-Unis et la Russie, parvenaient à leur tour au sommet. Dans cette situation actuellement diminuée, la tentation du renoncement qui est, à un peuple affaibli ce que celle du laisser-aller est à un homme humilié, aurait pu nous emporter à une décadence sans retour et d'autant plus qu'ayant pris jadis l'habitude d'être toujours au premier rang, non parfois sans outrecuidance, notre amoindrissement relatif risquait à présent de nous porter à trop douter de nous-même. Nous aurions pu nous décourager en comparant à nos statistiques celles qui relatent la population totale de chacun des deux pays géants ou la production globale de leurs usines ou de leurs mines, ou le nombre des satellites qu'ils lancent autour de la terre, ou la masse des mégatonnes que leurs engins sont en mesure d'emporter pour la destruction. Et de fait, après le sursaut de confiance et de fierté française qui, au cours de la dernière guerre, nous tira d'un abîme mortel et en dépit des forces vives qui reparaissaient chez nous avec une vigueur renouvelée, la tendance à l'effacement s'y était momentanément fait jour au point d'être érigée en doctrine et en politique. C'est pourquoi des partisans eussent voulu nous rattacher corps et âme à l'empire totalitaire. C'est aussi pourquoi d'autres professaient qu'il nous fallait, non seulement comme c'est le bon sens, rester les alliés de nos alliés tant que se dresserait à l'Est une menace de domination, mais encore nous absorber dans un système atlantique au sein duquel notre défense, notre économie, nos engagements dépendraient nécessairement des armes, de l'emprise matérielle et de la politique américaine. Les mêmes, dans la même intention, entendaient que notre pays, au lieu qu'il participât, ainsi qu'il est tout naturel, à une coopération organisée des nations libres de notre ancien continent, fut littéralement dissous dans une Europe dite intégrée et qui, faute de ces ressorts que sont la souveraineté des peuples et la responsabilité des Etats, serait automatiquement subordonné au protecteur d'outre-Océan. Ainsi resterait-il, sans doute, des ouvriers, des paysans, des ingénieurs, des professeurs, des fonctionnaires, des députés, des ministres français, mais il ne resterait plus la France. Et bien, le fait principal de ces sept dernières années, c'est que nous avons résisté aux sirènes de l'abandon et choisi l'indépendance. Il est vrai que l'indépendance implique des conditions et que celles-ci ne sont pas faciles. Mais comme on peut le voir, nous parvenons à les remplir. Dans le domaine politique, il s'agit que sans renier notre amitié américaine, nous nous comportions en européens que nous sommes et que nous nous appliquions à rétablir d'un bout à l'autre de notre continent un équilibre fondé sur l'entente et la coopération de tous les peuples qui vivent comme nous. Or, c'est ce que nous faisons en nous réconciliant avec l'Allemagne, en proposant à nos voisins, des deux côtés du Rhin et des Alpes, une réelle solidarité des six, en reprenant avec les peuples de l'Est, à mesure qu'ils émergent de leurs écrasantes contraintes, les rapports d'active compréhension qui nous liaient à eux autrefois. Et quant aux problèmes qui se posent dans le reste de l'univers, notre indépendance nous conduit à mener une action conforme à ce qui est, aujourd'hui, notre conception, notre propre conception, savoir qu'aucune hégémonie exercée par qui que ce soit, aucune intervention étrangère dans les affaires intérieures d'un Etat, aucune interdiction faite à n'importe quel pays d'entretenir des relations pacifiques avec n'importe quel autre ne saurait être justifiée. Au contraire, l'intérêt supérieur de l'espèce humaine, suivant nous, commande que chaque nation soit responsable d'elle-même, débarrassée des empiètements, aidée dans son progrès sans condition d'obédience. De là, notre réprobation devant la guerre qui s'étend en Asie de jour en jour et de plus en plus, notre attitude favorable à l'égard des efforts de libération humaine et d'organisation nationale entrepris par divers pays d'Amérique latine, le concours que nous apportons au développement d'un bon nombre de nouveaux Etats africains, les rapports que nous nouons avec la Chine, etc., bref, il y a, maintenant, une politique de la France, et elle se fait à Paris. Au point de vue de la sécurité, notre indépendance exige, à l'ère atomique où nous sommes, que nous ayons les moyens de dissuader nous-mêmes un éventuel agresseur sans préjudice de nos alliances mais sans que nos alliés tiennent notre destin dans leurs mains. Or, ces moyens, nous nous les donnons. Sans doute, nous imposent-ils un méritoire renouveau, mais ils ne nous coûtent pas plus chers que ceux qu'ils nous faudrait fournir à l'intégration atlantique sans être sûrement protégés pour autant si nous continuons de lui appartenir comme auxiliaire subordonné. Nous en venons au point où aucun Etat du monde ne pourrait porter la mort chez nous sans la recevoir chez lui, ce qui est certainement la meilleure garantie possible dans l'ordre économique, scientifique et technique, pour sauvegarder notre indépendance. Etant obligés de faire face à la richesse énorme de certains, nous devons, oui, nous devons faire en sorte que nos activités demeurent, pour l'essentiel, sous administration et sous direction française. Nous devons aussi, coûte que coûte, soutenir la concurrence dans les secteurs de pointe qui commandent la valeur, l'autonomie, la vie de tout l'ensemble industriel qui comportent le plus d'études, d'expérimentations, d'outillages perfectionnés, qui requièrent en grand nombre les équipes les plus qualifiées de savants, de techniciens, d'ouvriers. Nous devons, enfin, lorsqu'il est opportun de conjuguer dans une branche déterminée nos inventions, nos capacités, nos moyens avec ceux d'un autre peuple, nous devons souvent choisir l'un de ceux qui nous touchent de plus près et dont nous pouvons penser qu'il ne nous écrasera pas. Voilà pourquoi, sans nous refuser à pratiquer avec quiconque des échanges de toute nature, nous nous imposons à nous-mêmes une stabilité financière, économique et monétaire qui nous dispense de recourir à l'aide de l'étranger. Nous changeons en or l'excès des dollars apportés chez nous par suite du déficit de la balance des paiements américains. Nous avons, depuis six ans, multiplié par six les crédits consacrés à la recherche. Nous organisons un marché industriel et agricole commun avec l'Allemagne, l'Italie, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg. Nous perçons le Mont Blanc conjointement avec les Italiens. Nous canalisons la Moselle en coopération avec les Allemands et les Luxembourgeois. Nous nous unissons à l'Angleterre pour construire le premier avion de transport supersonique du monde. Nous sommes prêts à étendre à d'autres types d'appareils, civils ou militaires, cette collaboration franco-britannique. Nous venons de conclure avec la Russie soviétique un accord relatif à la mise au point et à l'exploitation de notre procédé de télévision en couleurs. En sommes, si grand que soit le verre que l'on nous tend du dehors, nous préférons boire dans le nôtre tout en trinquant aux alentours. Certes, cette indépendance que nous pratiquons de nouveau dans tous les domaines ne laisse pas d'étonner voire même de scandaliser divers milieux pour lesquels l'inféodation de la France était une habitude et une règle. Ceux-là parlent de machiavélisme comme si la conduite la plus simple ne consistait pas justement à suivre notre propre route. Ils s'alarment de notre isolement. Alors, qu'il n'y eut jamais plus d'empressement autour de nous. D'autre part, le fait que nous avons repris notre faculté de jugement et d'action à l'égard de tous les problèmes, semble parfois désobliger un Etat qui pourrait se croire, en vertu de sa puissance, investi d'une responsabilité suprême et universelle. Mais qui sait si, quelque jour, l'intérêt que ce pays ami peut avoir à trouver la France debout ne l'emportera pas de loin sur le désagrément qu'il en éprouve aujourd'hui ? Enfin, la réapparition de la nation aux mains libres que nous sommes redevenus modifie évidemment le jeu mondial qui, depuis Yalta, paraissait être désormais limité à deux partenaires. Mais comme dans cette répartition de l'univers, entre deux hégémonies et par conséquent, deux camps, la liberté, l'égalité, la fraternité des peuples ne trouvent décidément pas leur compte, un autre ordre et un autre équilibre sont nécessaires à la paix. Qui peut les soutenir mieux que nous, pourvu que nous soyons nous-mêmes ? Françaises, Français, vous le voyez. Pour nous, pour tous, autant que jamais, il faut que la France soit la France. Vive la République ! Vive la France !
(Silence)