Entretien avec Michel Droit

10 avril 1969
49m 27s
Réf. 00282

Éclairage

Le 24 mai 1968 - en pleine tempête sociale - le général de Gaulle évoque la tenue d'un référendum sur la participation. Annoncé officiellement le 19 février 1969, à Quimper, il faut pourtant plusieurs mois au gouvernement Couve de Murville et au président pour en éditer le texte. Quinze jours avant la consultation populaire - prévue le 27 avril 1969 - de Gaulle est reçu sur les plateaux de télévision. Interrogé par Michel Droit - journaliste réputé fidèle - il décrit et explique aux Français, en près de 50 minutes, ce que doivent permettre les réformes des régions et du Sénat. Le contexte social, en ce mois d'avril 1969, est lourd ; un mécontentement sourd grandit au sein de la population : la hausse des salaires du printemps a été grignotée rapidement par l'inflation ; les troubles demeurent au sein de la jeunesse et l'agitation gagne désormais les lycéens ; les petits commerçants, les paysans, les fonctionnaires s'inquiètent tandis que les salariés revendiquent. L'opinion n'est guère favorable au nouveau gouvernement, et la confiance envers le vieux général ne cesse de s'étioler, ce que les sondages prédisent de jour en jour. Dans son propre camp même, des critiques émergent çà et là, à l'image de l'ancien Premier ministre Pompidou, qui manoeuvre en coulisse en se portant candidat à la succession du Général (il devra néanmoins participer lui aussi à la campagne en faveur du Oui au référendum).Ainsi de Gaulle doit-il convaincre les Français du bien-fondé du projet soumis au vote. Il le fait le 10 avril 1969 en répondant aux questions de Michel Droit. Interrogé sur le calendrier électoral, le président explique que l'urgence résidait avant tout dans la réforme de l'Université, et dans la remise en ordre économique, sociale, monétaire et financière du pays.Le général de Gaulle doit ensuite justifier le recours au référendum pour faire accepter les réformes (le Conseil d'État a en effet avisé le gouvernement du caractère anticonstitutionnel de cette élection). Brandissant l'article 11 de la Constitution de 1958 (où il est écrit que le président "peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics"), de Gaulle écarte d'un revers de main les critiques formulées à cet égard.Il s'emploie ensuite à expliquer la réforme des régions d'une part, et celle du Sénat d'autre part (dont les bases ont été jetées par Jean-Marcel Jeanneney, ministre d'État sans portefeuille), les deux étant pour lui inextricablement liées. La première envisage la création de régions - où siégeront côte à côte des élus locaux et des représentants des activités économiques, sociales et culturelles - qui seraient chargées d'initier et de suivre des projets à l'échelle du territoire administré. La seconde réforme est consacrée à l'organisation du Sénat, fondu avec le Conseil Économique et Social, afin que celui-ci puisse recueillir - auprès des élus - des représentants des collectivités territoriales et des activités économiques, sociales et culturelles. Enfin, il agite une vieille menace maintes fois proférée : si les Français apportaient une réponse négative à ce référendum, il cesserait immédiatement ses fonctions. S'il s'agit de réformer l'organisation des pouvoirs publics, c'est aussi l'occasion pour le général de Gaulle de renouveler sa légitimité, ébranlée par la crise de Mai 68, et malgré sa "revanche" électorale de juin 1968. Le 27 avril 1969, les Français sont donc invités à répondre à cette question : "Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le Président de la République et relatif à la création de régions et à la rénovation du Sénat ?". 53 % des votants répondent Non au général de Gaulle. Prenant acte de ce vote, il publie un communiqué où il annonce qu'il cesse d'exercer ses fonctions dès le lendemain, à midi. L'épopée gaullienne, qui liait à travers l'histoire les Français au Général, venait de s'achever.

Aude Vassallo

Transcription

Michel Droit
Mon Général, le 7 juin dernier, au cours de l'interview télévisée que vous avez bien voulu m'accorder, je vous avais demandé quand aurait lieu ce référendum sur la régionalisation que vous aviez annoncée le 24 mai, et auquel vous aviez du renoncer au bénéfice des élections législatives. Et vous m'aviez répondu que ce référendum aurait lieu en son temps. En son temps, qu'est-ce que ça voulait dire ? ça voulait dire, je crois lorsque le moment serait venu, lorsque les circonstances politiques, économiques, sociales le permettraient, lorsque ce référendum deviendrait opportun, souhaitable. Or, ce qu'on peut se demander, aujourd'hui, précisément, c'est si, dans les circonstances actuelles, ce référendum est opportun et souhaitable, et si on peut se le demander, c'est précisément parce qu'on peut, on peut en douter. D'abord, il y a évidemment ceux qui ont voté pour les candidats de la majorité, en juin dernier, qui ont un peu l'impression que l'on va remettre en cause leur succès, et qui se demandent pourquoi, qui ne comprennent pas. Et puis, il y a ceux, beaucoup plus nombreux, qui considèrent que le moment serait mieux choisi pour intensifier l'effort de redressement économique, social, financier, de la France, pour rendre son équilibre total à une France convalescente. Que le moment serait mieux choisi pour cela que pour se lancer dans une réforme administrative qui, ma foi, pourrait peut-être bien attendre, et surtout pour le faire dans un climat de politisation, de dramatisation, dont la France se passerait bien.
Charles de Gaulle
Il est bien certain que beaucoup, oubliant déjà ce que fut l'éruption de mai - juin, trouvent qu'on peut en rester là, sans remédier aux causes profondes du danger, et que des mesures techniques de circonstance doivent suffire à tout remettre en ordre. Je pense qu'ils ont tort. Bien sûr, ces mesures-là, il faut les prendre, et on les prend. A preuve, par exemple, tout ce qui est fait au point de vue économique et tout ce qui est en train de réussir, pour remettre en route l'expansion, pour comprimer les dépenses publiques, pour tenir les prix, pour consolider le pouvoir d'achat des travailleurs, pour rétablir la balance des échanges, pour maintenir la monnaie, pour réformer l'impôt, pour empêcher le chômage, bref, pour retrouver l'équilibre. Mais quand on sait et quand on mesure quelle est l'action menée par les pouvoirs publics dans tous ces domaines, on peut vraiment sourire des objections faites au projet de réforme par ceux qui prétendent que c'est seulement des conditions du moment qu'il faut s'occuper, comme si on ne s'en occupait pas. Mais de quel aveuglement seraient coupables les responsables, et d'abord, s'il vous plaît, le Président de la République, s'il voulait se borner à cela, et voir petit dans cette grande affaire. Une grande affaire, certes oui, car personne ne doute que si les agitateurs du printemps de l'an dernier ont trouvé moyen d'obnubiler tant de monde, c'est parce qu'ils ont exploité le malaise des rapports humains qui existent à l'intérieur de la société mécanique moderne. Malaise profond d'ailleurs, au point que tous les régimes issus du vieux marxisme en sont rongés, et que tous les régimes qui veulent s'en tenir à l'ancien capitalisme en sont ébranlés. Rien n'est plus important pour l'équilibre moral et social de la France que l'organisation, une organisation nouvelle, des contacts et de la coopération, entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés. Par exemple, entre les enseignants et les enseignés, entre les chefs d'entreprises et le personnel, entre l'administration et les administrés. Naturellement, il ne s'agit pas d'aller à l'encontre de l'autorité et de la responsabilité, car l'anarchie ne mène à rien, sinon à la ruine et à la mort. Mais il s'agit de faire en sorte, que les hommes qui accomplissent ensemble une oeuvre commune soient assez près les uns les autres pour se comprendre, pour s'expliquer, pour s'associer, c'est cela la participation. Et faute que nous prenions cette voie là, rien de ce qui est fait et qui doit l'être, pour réparer dans l'immédiat les conséquences de la crise récente, rien de tout cela n'aura, en fin de compte, rien résolu. Voyez-vous, devant les problèmes qui se posent à la France, à notre époque, il y a toujours le choix entre 3 attitudes. Celle des totalitaires, ils veulent écraser tout sous une implacable servitude. Il y a celle des partis qui se disent de gauche ou qui se disent du centre ou qui soient de droite sans le dire, les partis qui, devant chaque question, quand naguère ils affectaient de conduire l'Etat, les partis dont le comportement devant chacune de ces questions s'exprimaient comme ceci : De tout coeur toujours, mais de décision, jamais. Ce qui aboutissait à l'intérieur à ne régler rien, et à l'extérieur à ne faire que ce que désiraient les autres. Et puis il y a la troisième attitude qui est une raisonnable ambition nationale, laquelle consiste, non pas du tout à nous exagérer nos possibilités actuelles, non pas du tout à méconnaître les réalités du monde, mais à assumer nous-mêmes franchement notre destin au dedans et au dehors, en tranchant à mesure les noeuds qui nous empêchent d'avancer. C'est cela qui marque notre république et c'est cela qui m'amène à proposer au pays la grande réforme d'aujourd'hui : création des régions, et rénovation du sénat.
Michel Droit
Alors mon Général, je voudrais maintenant que nous passions à l'aspect, je dirais, constitutionnel de ce référendum, et surtout du recours à l'article 11 pour justifier l'emploi du référendum. Que vos adversaires, que les partis d'opposition, aient déclaré que ce recours à l'article 11 était anticonstitutionnel, cela c'est une chose, et ça n'a rien de très surprenant. Je dirais presque que c'est de bonne guerre. Mais, qu'une haute assemblée juridique, administrative, comme le Conseil d'Etat, se soit rangée à l'avis de l'opposition et déclarait, à son tour, que ce recours à l'article 11 était anticonstitutionnel, ça c'est quelque chose qui a troublé bien davantage les français. Alors, je voudrais vous demander, ce soir, comment vous justifiez, après l'avis du Conseil d'Etat, ce recours à l'article 11 pour utiliser la voie du référendum ?
Charles de Gaulle
Pour un bon nombre de professionnels de la politique qui ne se résignent pas à voir le peuple exercer directement sa souveraineté par dessus leur intermédiaire, et aussi pour certains juristes qui en sont restés au droit tel qu'il était à l'époque où cette pratique éminemment démocratique n'existait pas dans nos institutions, le référendum apparaît comme fâcheux et anormal. Et cela parce qu'il est la participation directe de chaque français aux décisions qui règlent le sort de la France. En 1945, c'est malgré ces objecteurs que j'ai institué le référendum afin qu'il rouvre la porte à la démocratie, et qu'il devienne ensuite la sanction obligatoire de toute constitution. En 1958, comme le danger public contraignait leurs habitudes, et foudroyait le régime des partis, ces opposants de principe et ces juristes engagés se sont, sur le moment, pliés à l'inévitable. J'ai alors établi la constitution nouvelle et l'ai proposé au pays par un référendum. Mais dès lors que le référendum s'était imposé, d'abord comme le moyen éclatant de rétablir la république, après la Libération, et ensuite comme la source même de nos actuelles institutions, tout commandait de prévoir désormais comme un recours normal en matière constitutionnelle. Et de fait, l'actuelle constitution l'a prévu et d'une manière tellement explicite, qu'il est incroyable qu'on puisse le nier. L'article 11, en tête de ceux qui fixent les pouvoirs du Président de la République, lui attribue le droit de soumettre au référendum, sur la proposition du gouvernement, tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics. Je répète et je souligne : tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics. Or qu'est-ce que c'est qu'une constitution, sinon précisément l'organisation des pouvoirs publics ? Si bien que la loi constitutionnelle de 1875, d'où est sortie la République, était intitulée tout justement "loi sur l'organisation des pouvoirs publics". Par conséquent, ne pas admettre qu'on puisse proposer au pays un changement de la constitution, portant sur l'organisation des pouvoirs publics, c'est nier que ce qui est écrit est écrit. C'est ne tenir aucun compte de l'évènement capital suivant lequel, depuis 1945, c'est le peuple qui détient directement le pouvoir constituant. C'est ne pas vouloir reconnaître ce qui a été décidé par 75% des français par leur vote. C'est fermer les yeux sur le fait, qu'étant moi-même le principal auteur de l'actuelle constitution, puisque c'est moi qui était chargé de l'élaborer avec mon gouvernement et de la soumettre au pays, j'en ai arrêté et proposé le texte, parce que l'article 11 signifie ce qu'il signifie. Et je n'aurais certainement ni arrêté, ni proposé autrement. Certes, il est de bon sens, quand il s'agit de modifications qui peuvent être apportées à la constitution, à cause de la marche du temps, comme c'est le cas pour tout ce qui est humain, il est de bon sens que la voie parlementaire soit ouverte à la révision, parallèlement à celle du référendum. Et c'est pourquoi l'article 89 de la constitution prévoit cette procédure. Etant donné la nature de ce qui est en cause, et le changement de structure très important qu'il comporte, le mieux, de toute façon , c'est de le soumettre à la direction, à la décision directe du pays. Mais il se trouve, en outre, que le référendum est la seule voie possible. En effet, l'article 46 de la constitution interdit de procéder par la voie parlementaire à tout changement qui n'aurait pas la, concernant le sénat, et qui n'aurait pas l'accord du sénat. Cette voie là est donc bouchée, et ça devrait suffire, me semble-t-il, à faire taire ceux qui prétendent qu'on ne peut pas utiliser l'article 11. Car adopter leur thèse, ce serait reconnaître au Sénat le privilège unique et sans précédent, d'être à son gré, de siècle en siècle, et quoiqu'il arrive, immuable et intangible. La querelle qui m'était faite, en 1965, en 1962 veux-je dire, et qui m'est refaite aujourd'hui, quant à l'emploi de l'article 11, en matière constitutionnelle, est donc la mauvaise querelle des partis pris, et de la routine. Il est vrai que l'indignation apparente, qui, à la suite de la soi-disant violation de la constitution sur ce sujet, soulevait les opposants, n'a nullement empêché tel et tel de leurs principaux représentants de s'efforcer, en 1965, de devenir chef de l'Etat, en empruntant cette voie, qu'ils prétendaient maudite et illégitime. Alors, sans aller jusqu'à suspecter leur vertu, on s'interroge sur leur sincérité.
Michel Droit
Bon, mon Général, maintenant je voudrais que nous passions, si vous voulez au fond des choses, c'est-à-dire à la régionalisation elle-même, à son principe et à sa mise en pratique. Vous avez eu souvent l'occasion de dire pourquoi vous vouliez instaurer les régions, mais je crois que, puisque l'occasion vous est encore donnée, il n'est pas superflu de le faire une nouvelle fois. Mais surtout, ce qu'il y a, c'est que, à côté des aspects positifs de la régionalisation, que même certains de ses adversaires ne contestent pas, il y a aussi, je ne dirais pas des aspects négatifs, mais enfin, des craintes que suscite cette régionalisation, et qui si elles étaient justifiées, risqueraient d'en faire une arme à double tranchant. Première de ces craintes, que la régionalisation qui, en principe, a pour but de décentraliser l'administration, n'aboutisse, au contraire, à un renforcement de cette centralisation, par suite des pouvoirs accrus accordés aux préfets qui, eux-mêmes, sont l'incarnation, l'émanation du pouvoir central. Et puis, deuxième, deuxième crainte, que cette régionalisation, en créant des dépenses nouvelles, n'oblige à créer, pour faire face à ces dépenses, des impôts nouveaux.
Charles de Gaulle
Parlons donc de la création des régions. La révolution avait enlevé à nos anciennes provinces, telles qu'elles résultaient de la géographie, de l'histoire, du caractère des populations, toute place dans l'organisation administrative de la France. Et elle avait d'office découpé le territoire en éléments, quatre fois plus nombreux, les départements. Depuis lors, les départements sont entrés dans nos moeurs comme ils se trouvent dans nos lois. Et cependant, bien que les régions fussent officiellement ignorées depuis, les régions, je veux dire, les provinces, fussent officiellement ignorées depuis 179 ans. Elles n'ont jamais cessé d'exister dans l'esprit et dans le coeur des français, en dépit des déplacements, déracinements, brassages, il y a toujours l'Auvergne et les auvergnats, la Bretagne et les bretons, la Lorraine et les lorrains, la région de Paris et les parisiens, la Provence et les provençaux, l'ensemble Flandres - Artois et les gars de ch'nord, etc, etc... Or voici qu'est apparue une condition nouvelle et majeure de la vie moderne. Je veux parler du développement économique et social. Et du coup, localement, s'impose la réalité des régions qui sont nos anciennes provinces, plus ou moins remaniées suivant les exigences de l'époque. En effet, quand il s'agit d'aménagement ou d'équipements collectifs, et Dieu sait, combien souvent c'est de ça qu'il s'agit. La région est vraiment le cadre approprié pour prendre les initiatives voulues, pour adapter les projets aux conditions d'existence de la contrée, pour exécuter les plans. Alors, tout régler à Paris est devenu insupportable et s'en remettre aux départements, ce serait généralement leur imposer des tâches exorbitantes de leurs moyens et de leurs dimensions. Au contraire la région, par son étendue, par sa population, par ses ressources, peut jouer son rôle à elle, dans l'effort et la transformation de notre ensemble national. Ça ne, n'implique aucune augmentation des charges que nous acquittons déjà, et ça ne comporte absolument pas que le pouvoir central substitue, par personne préfectorale interposée, sa responsabilité à la responsabilité de la région. Mais ça exige que la région soit dotée des compétences et des finances nécessaires par délégation de celles de l'Etat. Ainsi je crois qu'on pourra voir traiter les affaires locales, non pas de loin, par les fonctionnaires de l'administration centrale, mais sur place, par des personnes du pays mandatées pour le faire, et connaissant les gens et les choses. Et puis d'autre part, depuis la Constituante de 1789, l'évolution à aménagé dans la société française une organisation nouvelle, des tendances et des intérêts économiques et sociaux, syndicats, fédérations, associations, unions, etc..., représentent maintenant, tout au moins dans une large mesure, les intérêts, les besoins et les désirs. Et dès lors que, on fait en sorte que soit administré localement tout ce qui se rapporte au progrès en créant dans chaque région pour cela un conseil délibérant, il faut y mettre les représentants des organisations économiques et sociales au côté des membres élus. C'est ce qu'on a commencé à faire dans les CODER, et on s'en est fort bien trouvé. Cette participation-à est à la base de la réforme. Etant donné l'importance capitale de ce changement administratif, économique et social, qui peut être apporté à la France, c'est au pays lui-même qu'il appartient d'en décider.
Michel Droit
Bon, alors mon Général, maintenant je crois qu'il faut en arriver à cette fameuse réforme du Sénat dont il est indispensable de parler, à cette rénovation, à cette refonte du Sénat, dont beaucoup de gens, et les sénateurs les premiers d'ailleurs, disent qu'elle équivaudra à une suppression pure et simple du Sénat en tant qu'assemblée législative et politique. Ce qui aura pour effet de renforcer encore la prépondérance de l'Assemblée Nationale et d'accentuer le déséquilibre du pouvoir législatif en France. Vous, vous dites : rénovation, refonte du sénat, vos adversaires disent : mort du sénat si le projet est adopté. Et puis, il y en a même qui prétendent que vous avez une sorte de compte personnel à régler avec le sénat.
Charles de Gaulle
Le sénat, on le sait, à mesure du temps, il a pris les formes très diverses. Il fut une assemblée de dignitaires, nommés par le souverain, sous le premier et sous le second empire. La restauration, la monarchie de juillet avaient la chambre des pairs. C'est-à-dire : la réunion de chefs des grandes familles aristocratiques. Pour le sénat, la belle époque ce fut la IIIème république. Car alors, la haute assemblée, composée de notables politiques ou locaux, au minimum quadragénaires, et qui étaient élus par des délégations des conseils municipaux, avait par rapport à la chambre, issue du suffrage universel, des pouvoirs identiques. Et même de grands privilèges. Le sénat ne pouvait en aucun cas être dissout, la chambre des députés pouvait l'être, avec l'accord du sénat. Le mandat des députés durait 4 ans, le mandat des sénateurs en durait 9. Le président du sénat occupait la 2ème place dans les préséances de l'Etat. Sur 12 présidents de la IIIème république, qui sont venus du parlement, 6 étaient des sénateurs. C'est le bureau du sénat qui est issu du congrès, quand les 2 chambres étaient réunies, et c'est le sénat, qui à lui tout seul constituait la haute cour. Dans un régime où le Président de la République n'avait pas les moyens d'agir, et où les députés renversaient constamment le gouvernement, 106 ministères entre 1875 et 1940, 106 ministères. Alors le sénat assumait la sagesse, et notamment en matière budgétaire, par comparaison avec l'agitation tumultueuse du Palais Bourbon. C'était ça le rôle du Luxembourg. Et, c'est bien pourquoi, le parti socialiste et le parti communiste voulaient la mort du sénat. La disparition de la IIIème république a été fatale à l'ancien sénat. Et quand après la Libération s'est posé le problème de nos institutions, rares étaient ceux qui voulaient qu'on le rétablisse. Comment est-ce que j'aurais oublié les clameurs des 3 partis, communiste, socialiste, républicain populaire, qui, à ce moment là, exprimaient la quasi totalité de l'opinion politique, et qui exigeaient à corps et à cris une assemblée unique et souveraine. Un peu plus tard, la constitution de 1946 qui, finalement, sortie de leurs oeuvres, et que d'ailleurs de ma retraite, j'avais formellement désapprouvé. Cette constitution ne rétablissait pas le sénat, mais instituait seulement un conseil de la république, confiné dans le rôle d'une chambre de réflexion, et dépourvu de tout pouvoir. Aussi est-il proprement comique de voir aujourd'hui les porte-parole des mêmes partis se dresser en champions du sénat et déclarer qu'il est indispensable à l'équilibre de la république. En fait, c'est moi qui en faisant voter la constitution de 1958 ait rendu au sénat, d'abord son nom, et ensuite la possibilité d'intervenir, effectivement, non pas dans l'adoption finale, mais dans la délibération des lois. Et maintenant mon intention, c'est que soit achevé ce redressement, en donnant au sénat la composition et les attributions nouvelles qui lui rendront du poids et du relief. Car enfin, actuellement le rôle que joue le sénat est absolument accessoire. D'abord, quoiqu'il puisse vouloir, c'est l'assemblée nationale qui décide en fin de compte. Il n'a bien sûr, pas le pouvoir de censurer le gouvernement. Et puis, et puis surtout, les projets, en pratique, ne lui sont soumis que quand les députés se sont déjà prononcés, alors il arrive sans armes après la bataille. D'autre part, nous avons un conseil économique et social où siègent les représentants des organismes professionnels. Mais on est, on ne le consulte que sur ce qu'on veut bien lui soumettre, et puis encore on le fait confidentiellement. Pour le sénat, et pour le conseil économique et social, il y a là un véritable gaspillage des valeurs et des compétences. Et au contraire, en les réunissant en un sénat rénové, qui sera saisi par priorité de tous les projets de lois, qui en présence des ministres en délibérera publiquement, qui formulera ses avis et ses propositions d'amendement avant que les députés n'aient pris position en la matière, on donnera à l'assemblée nouvelle l'audience et l'importance voulue. Et puis surtout, on ouvrira aux catégories économiques et sociales françaises la participation directe à la préparation des lois. Dans cette affaire, il a fallu du temps pour que mûrisse la bonne solution. Maintenant il faut la prendre comme il convient sur ce grand sujet, c'est-à-dire, posément, sans secousse, par une décision du pays.
Michel Droit
Mais alors, mon Général, il y a une chose qu'on ne comprend pas, qu'on ne comprend pas bien. Si telles sont bien vos intentions envers le sénat, pourquoi, est-ce que, ces intentions, vous les aviez d'ailleurs déjà exprimées à plusieurs reprises, pourquoi sont elles si mal connues, pourquoi sont elles si mal comprises, et surtout pourquoi sont elles si mal interprétées par les principaux intéressés eux-mêmes, c'est-à-dire les sénateurs ?
Charles de Gaulle
D'abord il y a, vous le savez bien, tous les partis pris politiques.
Michel Droit
Oui
Charles de Gaulle
Mais aussi il y a ce fait, que chaque fois qu'on imprime un changement à quelque chose d'organisé, c'est cela qui arrive. Tout ceux qui lui sont intégrés à ce quelque chose, s'accommodent très malaisément de le voir se modifier. Même quand on le rehausse, en le réformant. C'est ce qui se produit pour beaucoup de sénateurs, c'est ce qui se produit pour certains syndicats, hostiles, aux perspectives qu'ouvriront, que leur ouvriront les réformes prévues. Par les moyens qui leur seront donnés de participer directement aux mesures nationales constructives, au lieu qu'ils se tiennent toujours enfermés dans des revendications fragmentaires. Toute révérence gardée et pour citer un épisode récent, c'est un peu l'histoire des Halles. Elles étouffaient dans leur pavillon, et cependant, pour certains, qui y étaient intéressés, le projet de leur transfert apparaissait comme une catastrophe. Encore un noeud qu'il a fallu trancher en dépit de toutes les récriminations. Or voici les Halles à Rungis, installées dans des conditions modernes, est-ce que c'est pas beaucoup mieux comme ça ?
Michel Droit
Et puis mon Général, il y a cette, cette réponse unique à 2 questions posées. Régionalisation et rénovation du sénat, cette réponse unique qui étonne beaucoup de gens, et qui en choque également, également pas mal, qui trouveraient tout à fait normal, puisqu'il est question de la régionalisation, puisqu'il est question de la refonte, de la rénovation du sénat, que l'on puisse répondre différemment à l'une et à l'autre de ces 2 questions. C'est-à-dire qu'on puisse éventuellement répondre oui à l'une et non à l'autre.
Charles de Gaulle
La création des régions et la rénovation du sénat forment un tout. Il est clair et on a toujours admis qu'il y a un rapport direct entre nos communautés territoriales et le sénat. A tel point que celui-ci s'intitulait : le grand conseil des communes de France. Dès lors que les communautés territoriales embrassent ou embrasseraient les régions, cela ne peut pas aller sans un changement profond du sénat. De toute façon, dès lors, c'est la même sorte d'électeurs, délégués essentiellement par les conseils municipaux, qui auront à choisir dans l'un et l'autre cas, les membres élus des conseils régionaux et les membres élus du sénat. Et quant aux autres membres de celui-ci et de ceux-là, qui seront délégués par les communautés, par les réalités économiques et sociales, eh bien ces membres-là seront désignés par les mêmes espèces d'organisation. Enfin, et je dirais surtout, c'est l'entrée des représentants des organismes professionnels dans les instances où se délibèrent à l'échelon de la région les mesures locales concernant la vie des français, et à l'échelon de la nation, les lois, qui va être la marque commune et décisive de ces conseils et de ce sénat. Il convient que ces transformations qui sont étroitement liées entre elles soient présentées au pays comme un ensemble, puisqu'en effet, elles en sont un.
Michel Droit
Oui, somme toute, si je comprends bien, mon Général, vous estimez que régionalisation et rénovation du sénat sont 2 mesures absolument complémentaires l'une de l'autre, et que par conséquent, on ne peut pas séparer l'une de l'autre. Seulement, voyez vous, il n'y a pas que cela. Il y a aussi cette extrême longueur, cette extrême complexité du texte qui sera soumis au français, le 27 avril prochain. Je prends, par exemple, l'article 49. L'article 49, traite de beaucoup d'autres sujets que de la régionalisation. On y parle de l'intérim du président de la République, on y parle de la composition de la Haute Cour, etc... Alors, on s'étonne qu'un texte aussi compliqué, qui engage tellement de choses, n'ait pas été auparavant soumis, discuté au parlement qui aurait eu la possibilité, éventuellement, de l'amender.
Charles de Gaulle
Oui, je sais bien, les opposants clament : et comment est-ce que chaque français peut apprécier chaque article d'un pareil projet ? Je réponds que ce projet aura été longuement élaboré par tout le gouvernement, soumis pour tout l'essentiel à l'examen de multiples instances territoriales, économiques, et sociales compétentes, abondamment discuté dans des débats publics et télévisés par l'assemblée nationale et par le sénat au cours de leur session d'automne, mis au point après l'avis du conseil d'Etat, intégralement publié dans son texte, plusieurs semaines avant le scrutin, controversé à satiété, dans tous les journaux, dans toutes les radios, dans toutes les réunions, dans toutes les déclarations. J'ajoute, que depuis 11 ans, tous nos référendum n'ont comporté chacun qu'une seule question, même quand l'objet, ce qui était le cas par exemple pour la constitution de 1958 ou pour les accords d'Evian, était plus vaste et plus complexe sans aucun doute, que celui qui est actuellement en cause. Une fois de plus, il est conforme au bon sens, que chaque français, qui a parfaitement compris en quoi consiste le projet de réforme, que chaque français s'en remette au président, au gouvernement, à leur conseil, du soin d'en arrêter les détails. Et puis une fois de plus, il est conforme au principe même du référendum, que le peuple, en tranchant la question, dise s'il porte ou non à celui qui la lui pose une confiance qui ne peut pas être débitée en plusieurs morceaux.
Michel Droit
Mon Général, au cours de cet entretien, vous avez, à plusieurs reprises, prononcé le mot de participation. C'est un mot auquel vous tenez beaucoup, c'est un très grand mot qui recouvre, qui définit de très grandes ambitions. Et la participation intéresse les uns, elle inquiète les autres, elle inspire à d'autres enfin, de l'indifférence ou même quelquefois du mépris, mais enfin c'est une chose dont on parle beaucoup. Or depuis le mois de juin, en particulier depuis le 7 juin où vous aviez, au cours d'un précédent entretien, beaucoup parlé de la participation, on a l'impression que cette participation n'a pas énormément avancé. Je ne dirais même pas dans sa mise en pratique, mais dans sa définition. Qu'on est encore un peu dans le flou, qu'on est encore un peu dans le vague, et même qu'à certaines reprises, on a comme, comme esquissé de certains mouvements en arrière, certaines marches arrières. Alors, j'aimerais, mon Général, que vous profitiez de l'occasion pour nous dire, où en est vraiment la participation dans les faits ?
Charles de Gaulle
Ben, cette année même entre en vigueur la participation directe des travailleurs au bénéfice des entreprises. Cette année même, suivant la loi d'orientation, nous sommes en train de réformer profondément l'université sur la base de conseil élus où les professeurs et les étudiants participent ensemble aux responsabilités. Cette année même, nous comptons faire adopter par le parlement une loi organisant la participation du personnel à la marche des entreprises. Cette année même, nous proposons à la nation, une organisation territoriale nouvelle et une rénovation du sénat qui sont fondées l'une et l'autre sur la participation, aux côtés des élus, des représentants des catégories économiques et sociales pour la délibération de toutes les mesures locales ou législatives qui intéressent la vie des français. Comment peut on se demander où en est la participation, alors que nous sommes y entrés, c'est bien le cas de le dire, à pleine voile ?
Michel Droit
Alors mon Général, il y a enfin la dernière question que vous attendez, évidemment, c'est la question de votre engagement personnel, dans le référendum qui va se jouer le 27 avril, c'est-à-dire de la façon dont vous entendez lier votre destin de chef d'Etat au résultat de ce référendum. Le 24 mai dernier, lorsque vous aviez annoncé, une première fois, ce référendum sur la régionalisation, vous aviez dit, très clairement, que si ce résultat était négatif, vous n'assumeriez pas plus longtemps vos fonctions. Et puis vous avez renoncé au référendum pour faire les élections législatives, et lorsque vous avez de nouveau annoncé qu'il allait avoir lieu le 27 avril, vous n'avez pas précisé quelles incidences il pourrait avoir sur votre, sur l'exercice de votre mandat ? Et à ce moment là, on a pensé, puis on a écouté un peu les commentaires qui étaient faits à droite et à gauche, on a lu des articles, on a entendu des déclarations, et on a pensé effectivement que vous n'alliez pas, cette fois, lier votre mandat présidentiel au sort du référendum. Et puis récemment, à l'issue d'un conseil des ministres, il y a eu un communiqué qui a été publié, dont vous avez évidemment, dont vous aviez évidemment pesé chaque terme minutieusement, et qui parlait de question de confiance. Et à l'instant même, vous venez de parler à nouveau de la confiance que le pays pouvait faire ou ne pas faire à celui qui lui proposait ce référendum. Alors, on a eu l'impression qu'une nouvelle escalade était engagée dans la voie de l'engagement personnel. Je voudrais donc vous poser 2 questions très nettes, mon Général, qui seront les dernières d'ailleurs de cet entretien, s'il y a engagement personnel de votre part, le 27 avril, jusqu'où ira-t-il ? Et si vous entendez mettre votre mandat dans la balance, que répondrez vous ou que ferez vous répondre à ceux de vos adversaires qui ne manqueront pas, une fois de plus, de vous accuser de transformer ce référendum en plébiscite ?
Charles de Gaulle
Il ne peut pas y avoir le moindre doute au sujet de la question que vous me posez. De la réponse que le pays fera à ce que je lui demande, va dépendre évidemment soit la continuation de mon mandat, soit aussitôt mon départ. Me voici, convaincu que la création des régions et la rénovation du sénat forment ensemble une réforme essentielle à l'époque où notre avenir dépend de notre développement économique et social. Me voici, assuré que cette réforme fait partie intégrante de la participation qui est la voie que nous devons suivre pour rendre plus humaine et plus efficace la société moderne, et pour éviter les pires secousses. Me voici, proposant solennellement la réponse à notre pays. Si donc par aventure, c'est bien le mot qui convient, le peuple français s'y opposait, quel homme serais-je si je ne tirais pas, sans délai, la conséquence d'une aussi profonde rupture, et si je prétendais me maintenir dérisoirement dans mes actuelles fonctions ? Au contraire, si le pays me donnait son accord, j'en serais puissamment encouragé dans mon intention d'accomplir ma mission jusqu'à son terme. Certes, au fil des jours, il peut y avoir des divergences entre un nombre variable de citoyens et le président de la République, mais quand il s'agit du destin national, c'est la confiance mutuelle que se portent le pays et le chef de l'Etat qui est à la base de nos institutions comme d'ailleurs de notre situation intérieure et extérieure. Permettez moi d'ajouter que la confiance est aussi, depuis quelques 30 ans, à la base de notre histoire. Les évènements que la France a vécus pendant cette période, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle a été gravement troublée, ces évènements ont fait en sorte que j'ai eu à prendre pour la servir, pour servir la France, des initiatives et des risques exceptionnels, dans les domaines où se jouait son destin. Mais je n'ai jamais manqué de soumettre ces initiatives au jugement de notre pays, et il m'en a toujours approuvé. On mesurera un jour quelles chutes et dans quelles abîmes l'accord profond que me donna le peuple, chaque fois que je recourrais à lui, a épargné à la patrie. Ainsi en 1945, après avoir conduit, dans sa défense, la France, en tant qu'Etat et en tant que nation, c'est par référendum que j'ai fait, d'une part légitimer par le peuple, l'action menée pendant la guerre, et d'autre part, adopter ce qui était immédiatement nécessaire pour rétablir la démocratie et pour empêcher l'avènement menaçant du régime totalitaire. Par la suite, et suivant le même principe, c'est par référendum que j'ai obtenu de la nation la constitution de 1958, grâce à laquelle depuis plus de 10 ans, nous avons enfin, réellement un Etat, avec une tête et un gouvernement. Alors que pendant le régime précédent, sous le régime précédent, nous avons failli rouler à la guerre civile et à la ruine, c'est par référendum, que sur ma proposition le pays a reconnu le droit des algériens à l'autodétermination. C'est par référendum que comme je le lui demandais il a accordé l'indépendance à l'Algérie et affirmé l'unité nationale, face aux menées de la subversion. C'est par référendum, qu'à mon instigation, il a décidé d'élire désormais le Président de la République au suffrage universel. Et l'an dernier, les élections qui, à mon appel, ont dégagé une majorité massive pour soutenir l'ordre et le progrès avait tout le caractère d'un référendum. Ainsi maintes fois, un problème national capital a-t-il été résolu par ce recours direct au droit souverain de la nation. En chacune de ces occasions, ayant confiance en elle, je lui ai demandé si elle avait confiance en moi. Cette fois encore, je le demande aux françaises et aux français, car il s'agit, pour chasser les menaces qui planent sur la France, de dire oui à une grande réforme.