Claude Régy à propos de la lenteur

17 novembre 1999
03m 53s
Réf. 00006

Notice

Résumé :

Philippe Lefait reçoit Claude Régy à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage intitulé L'Ordre des morts et pour parler de sa mise en scène, au Théâtre Nanterre-Amandiers, de Quelqu'un va venir de Jon Fosse. Dans cet entretien, le metteur en scène parle de l'importance de la lenteur dans le travail d'interprétation de l'œuvre par l'acteur.

Date de diffusion :
17 novembre 1999
Source :
Fiche CNT :

Éclairage

Né en 1923, Claude Régy est un metteur en scène majeur des dramaturgies modernes et contemporaines. Dans ses créations comme dans ses essais, il revendique une esthétique allant à l'encontre du théâtre naturaliste ou du théâtre politique. Ce travail l'amène à se tourner parfois vers des textes non dramatiques et poétiques, à l'exemple de Holocauste, recueil de poèmes de Charles Reznikoff qu'il met en scène en 1998 au Théâtre National de la Colline. Il est invité par Philippe Lefait dans l'émission « Des mots de minuit » (France 2) du 17 novembre 1999 à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage intitulé L'Ordre des morts et pour parler de sa mise en scène, au Théâtre Nanterre-Amandiers, de Quelqu'un va venir de Jon Fosse.

Romancier, poète et essayiste norvégien né en 1959, Jon Fosse a écrit pour le théâtre, depuis 1994, une vingtaine de pièces. Ecrite en 1996, Quelqu'un va venir est sa troisième pièce et la première de ses œuvres à être représentée en France. Elle est interprétée, dans le cadre du Festival d'Automne, par Yann Boudaud, Marcial Di Fonzo Bo et Valérie Dréville. La fable est celle de l'emménagement d'un couple dans une maison en bord de mer. Très vite, l'homme et la femme voient leur solitude perturbée notamment par la venue d'un deuxième homme. La simplicité de l'écriture met en valeur la récurrence des répétitions dans le langage. Celui-ci témoigne d'une tension constante qui trouve son prolongement dans la scénographie de Daniel Jeanneteau. Le voisinage de la vie et de la mort et la façon dont l'intime semble être relié à l'univers rapprochent cette dramaturgie de l'écriture du rêve. La mise en scène de Claude Régy souligne cette proximité en cherchant à représenter la dilatation du temps et de l'espace. Elle fait appel au jeu de l'acteur qui n'incarne pas le personnage mais se laisse traverser par le souffle de la parole. Le comédien ralentit ou suspend son geste. Il demeure avant tout attentif au silence et à la respiration du texte dont les phrases sont décomposées. Le recours à la lenteur participe, selon le metteur en scène, à l'ouverture du sens pour l'acteur comme pour le spectateur. Claude Régy n'essaie nullement de donner une interprétation spectaculaire de l'œuvre : il souhaite d'abord en faire entendre la poésie. Cette ambition requiert la concentration de l'acteur mais aussi du spectateur. Celui-ci, lorsqu'il parvient à s'abandonner à la représentation, fait l'expérience d'une nouvelle perception qui lui donne accès aux images mentales offertes par le texte. L'importance accordée à la relation entre la scène et la salle amène régulièrement le metteur en scène à réduire la jauge d'accueil pour ses spectacles. Cette posture artistique, qui joue avec la limite (du visible, de l'audible, du conscient), affirme une part de subversion envers la société contemporaine. Pendant les représentations des mises en scène de Claude Régy, les réactions des spectateurs sont souvent virulentes.

Quelques mois plus tard, Claude Régy mettra en scène au Théâtre Nanterre-Amandiers Des couteaux dans les poules de David Harrower.

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

Claude Regy
Oui, enfin le répétitif, c’est spécialement l’écriture de Fosse, Je ne pense pas... c’est la première fois que je travaille à ce point.
Présentateur
Sur la répétition ?
Claude Regy
Sur la répétition. Mais la répétition ici, évidemment…
Présentateur
Sur l’accès à l'universel avant la répétition.
Claude Regy
Sur ?
Présentateur
Sur l’accès à l’universel, sur ce côté rituel de votre théâtre.
Claude Regy
Voilà…
Présentateur
C’est-à-dire que c’est vrai que c’est un théâtre, une mise en scène qui impose la lenteur, qui impose un débit de voix qui n’est pas un débit, j’allais dire naturel, mais ça n’a pas grand sens.
Claude Regy
Vous pouvez le dire.
Présentateur
Ce n’est pas du tout naturel.
Claude Regy
Si, ça a un grand sens, il faut tuer le naturalisme, absolument.
Présentateur
Bon, très bien. Donc, voila le rite, est-ce que vous êtes un religieux dans la mise en scène ?
Claude Regy
Non, c’est une soutane qu’on me drape souvent. Mais déjà Artaud avait hurlé contre ça, c’est-à-dire qu’on ne peut pas parler dans notre époque, on ne peut pas parler de quelque chose qui a trait à l’esprit... On ne peut pas ritualiser une image sans être taxé de religiosité, ce qui est évidemment stupide, je suis parfaitement athée. Je dis beaucoup de mal du catholicisme, surtout du christianisme en général, des religions en général.
Présentateur
Vous avez été élevé par les protestants.
Claude Regy
J’ai eu une éducation protestante très puritaine, très écrasante, très, très castratrice. Mais je ne ritualise pas exprès. La lenteur, vous parliez d’universel, c’est vrai que j’ai, petit à petit, en travaillant, c’est pragmatique tout ça… En travaillant je me suis aperçu que la lenteur calme les êtres et qu’en étant calme à l’intérieur de soi-même, on s’ouvre. Et en étant ouvert, on peut recevoir tout ce qui vient de l’extérieur et en même temps, émanent de vous des choses qui circulent, quelque fois même un peu inconsciemment, indépendamment de la volonté. Et c’est pour cette respiration libre, qui, évidemment, nous ouvre et nous met en relation avec l’univers et pas seulement avec nous-mêmes, fermés sur nous-mêmes ou avec juste un partenaire dans le sens du dialogue.
Présentateur
Vous dites la vitesse produit de la vitesse et donc, cassons surtout la vitesse. Casser la vitesse, c’est dénaturaliser ?
Claude Regy
La plupart... sur les plateaux, on voit tout le temps des gens qui vont très vite, qui bougent beaucoup, qui parlent très vite, mais ils ne savent pas de quoi ils parlent, ils ne savent pas d’où ils parlent.
Présentateur
Vous bougez beaucoup, hein ?
Claude Regy
Oui, j’ai un système nerveux… Alors, voilà, ça s’agite dans le désordre, ça parle dans le désordre, on n’entend pas la source de la parole et on n’entend pas non plus les échos, au-delà de la parole. Donc, c’est pour ça qu’il m’a paru très important de ralentir le débit pour le dénaturaliser d’abord et avant tout, comme le ralenti dénaturalise le mouvement, évidemment. Mais aussi parce que, à travers ce ralenti et à travers la décomposition du langage, on s’aperçoit que beaucoup de sens nous parviennent, qui ne sont pas le premier sens grammatical évident, que des sons viennent des images, que les images parlent, que les images muettes parlent ; que les rythmes et les sons de la poésie, des mots assemblés, le choix qui a été fait de leur accolement crée du sens. Et que c’est tout ça que j’essaie de faire sortir en parlant lentement, en écoutant les échos, les sonorités, en mettant des blancs, en écoutant le silence, en faisant des images muettes... C’est tout d’un coup, un autre univers qui s’ouvre.