L'Eden Cinéma de Marguerite Duras, mis en scène par Claude Régy

26 novembre 1977
03m 07s
Réf. 00207

Notice

Résumé :

Interview de Claude Régy, qui explique son choix de ne pas représenter un certain nombre d'éléments de la pièce, et poursuit par une réflexion autour de la notion de théâtralité, que lui et Marguerite Duras semblent chercher à détruire, afin de laisser la première place à l'écrit. L'interview du metteur en scène est suivie d'un extrait de la pièce, une des rares scènes dialoguées, entre Suzanne (Bulle Ogier) et Mr Jo (Michael Lonsdale).

Date de diffusion :
26 novembre 1977
Source :
TF1 (Collection: EXPRESSIONS )

Éclairage

L'Eden Cinéma est une réécriture, pour le théâtre, du roman Un Barrage contre le Pacifique. Parue en 1977, la pièce est créée le 25 octobre de la même année, par la Compagnie Renaud-Barrault, au théâtre d'Orsay, dans la mise en scène de Claude Régy.

L'Eden Cinéma est basée, comme le Barrage, sur la jeunesse de Marguerite Duras dans les colonies d'Indochine française. La pièce raconte la fin de la jeunesse de Suzanne et Joseph, qui vivent avec leur mère devenue folle sur une parcelle de l'administration coloniale, qui s'est rapidement avérée incultivable, car recouverte tous les ans par les marées du Pacifique, qui viennent brûler les récoltes. La Mère, après avoir ruiné sa famille et ses espoirs dans un projet fou de construction de barrages contre le Pacifique, sombre dans un désespoir sourd qui habite la pièce. Dans L'Eden Cinéma, cette mère incarnée par Madeleine Renaud est absente, en retrait, et pourtant centrale. L'essentiel de la pièce réside dans le récit, par ses enfants, de ses dernières années. Elle participe à ce récit, joue parfois, mais demeure toujours à l'écart. « La mère restera immobile sur sa chaise, sans expression, comme statufiée, lointaine, séparée – comme la scène – de sa propre histoire. Les autres la touchent, caressent ses bras, embrassent ses mains. Elle laisse faire : ce qu'elle représente dans la pièce dépasse ce qu'elle est, et elle en est responsable » [1].

Comme l'explique Claude Régy, la pièce repose sur une grande part d'irreprésentable : Ainsi, dans la didascalie qui ouvre la pièce, Marguerite Duras décrit deux espaces : d'une part, le bungalow, espace réaliste et représenté – sommairement – par des meubles fatigués présents sur scène, et, d'autre part, autour de ce bungalow, la plaine de Siam s'étendant de la forêt au Pacifique, avec, au loin, figurée, la piste sur laquelle se déplacent les chasseurs et qui mène dans la forêt. Cet espace, qui habite le récit, est un espace qui est, pour le théâtre, figuré, sculpté par la seule lumière. Cet espace symbolique et fantasmé enserre et enclôt ici l'espace réel du bungalow dans lequel les personnages sont comme enfermés. Contrairement à ce qui a très longtemps été la règle au théâtre, on ne voit pas ce qui est dit, et la parole remplace l'action. C'est en cela que Claude Régy peut parler d'une destruction de la théâtralité : pour lui, comme pour Duras, le texte évoque plus que ce qui pourrait être représenté en scène. Il n'est pas nécessaire de représenter la plaine de Siam, le rac, les paysages qui entourent le bungalow et habitent le texte ; le spectateur pourra aisément les imaginer, il lui est laissé le soin de remplir les manques de la mise en scène, de participer à créer l'image scénique dans sa totalité.

On ne trouve, dans L'Eden Cinéma, que peu de scènes réellement « jouées », c'est-à-dire dialoguées. L'essentiel du texte repose sur le récit, interrompu, de temps à autre, par une scène jouée, comme celle qui figure dans cet extrait vidéo. Dans le jeu des acteurs, on perçoit la continuité de ce travail de sape de la théâtralité. Les comédiens ne sont ici pas inscrits dans un registre réaliste. Le travail de Régy recherche une certaine musique du texte, que la profération met en valeur. La déclamation particulière est également empreinte d'un certain détachement, particulièrement flagrant dans cette scène dialoguée, de facture plus classique que le reste du texte. Cette légèreté, ce détachement, est emblématique du travail du metteur en scène : il rejette une incarnation réaliste du personnage, s'intéresse à la profération du texte, qu'il tient pour central dans la représentation. Le détachement de l'acteur, qui ne plaque plus une émotion sur un texte, permet à la parole de résonner et de parvenir au spectateur. Le metteur en scène l'explique d'ailleurs dans la vidéo, où il affirme que sa mise en scène donne la place principale au texte, comme action dramatique à part entière. Dans le même temps, ce type de diction, associé, dans l'extrait, à la mélodie fredonnée par Bulle Ogier, reflète également l'omniprésence de la musique dans L'Eden Cinéma.

La pièce, en effet, est ponctuée par une valse revenant comme un refrain, celle-là même que la Mère jouait lorsqu'elle était pianiste à l'Eden. Cette valse vient séquencer le texte et l'action. Elle se rappelle de façon entêtante au lecteur ou au spectateur, comme le signe de la déchéance et de la folie. La musicalité du texte ne se réduit d'ailleurs pas à la valse, mais est également tangible dans les silences et les respirations qui ponctuent le texte, ainsi que dans le travail indiqué par Duras en didascalie sur les espaces sonores, où les bruitages invitent à la mise en jeu de l'imaginaire.

[1] Marguerite Duras, L'Eden Cinéma, Folio Gallimard, 1992, p. 12.

Anaïs Bonnier

Transcription

Journaliste
Toujours on raconte dans cette pièce, mais on ne voit rien, c’est…, vous suggérez tout cela.
Intervenant
Voilà, on ne voit rien pour voir tout. C'est-à-dire qu’on s’est aperçu avec Marguerite Duras que le texte, quand il était bien écrit, ça c’est moi qui le dit, évoque beaucoup plus que n’importe quoi qu’on peut montrer sur une scène, que justement les tropiques, la mousson, la famine, les rizières, l’envahissement des marais, l’écroulement des barrages, tout ça est impossible vraiment.
Journaliste
Mais pourquoi supprimer aussi les scènes dramatiques ?
Intervenant
Ben là, il y a une espèce de volonté de réfléchir sur le théâtre à notre époque. Et il est certain que y'a, on le sent dans l’époque contemporaine une crise de la notion de théâtralité. C'est-à-dire que certains animateurs de théâtre essaient de pousser à l’extrême, de développer à l’extrême cette théâtralité en la montrant, en la faisant voir. Et qu’ici au contraire, on a essayé de regarder ce qui se passe si on la détruit complètement, et si même à un certain niveau, on remet en question le jeu lui-même de l’acteur. Et on a essayé de donner la première place à l’écrit, c'est-à-dire de considérer le texte non pas comme un élément de dialogue entre des personnages répondant à une certaine psychologie, mais que vraiment le texte soit lui-même une action dramatique.
(Silence)
Comédienne
Elle veut plus que je vous voie, c’est fini.
(Silence)
Comédien
Je peux pas…, je peux pas accepter ça.
Comédienne
Lala lala lala.
Comédien
Je vous aime Suzanne.
Comédienne
Elle veut plus attendre, elle sait que votre père ne veut pas de moi, tata, tata, tata.
Comédien
Elle est terrible, terrible votre mère.
Comédienne
Oui, elle est folle. Si on s’était marié, elle vous aurait demandé de quoi reconstruire les barrages. Elle les voit deux fois plus importants qu’avant, et fait en ciment, alors vous voyez ? Elle vous aurait demandé de faire arranger les dents de Joseph, il a les dents pourries, alors vous voyez ?
Comédien
Je peux pas…, je peux pas accepter ça.
Comédienne
Quoi ?
Comédien
Vous perdre.
Comédienne
Bah alors, quand est-ce qu’on se marie ?