A propos de La chevauchée sur le lac de Constance

16 février 1974
04m 50s
Réf. 00407

Notice

Résumé :

Extrait de la pièce de Peter Handke, La Chevauchée sur le lac de Constance (Der Ritt über den Bodensee), mise en scène par Claude Régy à l'Espace Cardin en 1974, avec Michael Lonsdale et Gérard Depardieu. Extrait entrecoupé d'entretiens avec Claude Régy et avec un traducteur.

Date de diffusion :
16 février 1974
Source :

Éclairage

La Chevauchée sur le lac de Constance est une pièce du dramaturge autrichien, Peter Handke, écrite en 1970, et présentée pour la première en fois en France dans une mise en scène de Claude Régy, à L'Espace Cardin à Paris, de janvier à avril 1974. Les décors et les costumes sont signés Ezio Frigerio (collaborateur du metteur en scène italien Giorgio Strehler) et Yves Saint-Laurent. Dans la distribution, sont présents Gérard Depardieu, Sami Frey, Michael Lonsdale, Jeanne Moreau et Delphine Seyrig.

Le titre de la pièce fait référence à une célèbre ballade allemande de Gustav Schwab. En hiver, un cavalier chevauche les plaines du sud de l'Allemagne, à la recherche du lac de Constance auprès duquel il souhaite passer la nuit. Etonné de ne pas le trouver, il interroge une jeune femme qui, inquiète, lui apprend qu'il vient de le traverser. A ces mots, le cavalier se fige. Littéralement glacé d'effroi, il s'écroule de son cheval, mort. Le texte de Peter Handke a peu à voir avec ce poème, si ce n'est peut-être ce lien ténu avec la mort qui traverse la pièce. Les personnages de La Chevauchée sur le lac de Constance sont des comédiens dans « un décor qui est un décor », évoluant dans un espace d'illusions, en hors du champ du réel. Handke se réfère explicitement au cinéma expressionniste allemand pour évoquer ses personnages qui dans le texte original sont tous des acteurs célèbres de cette période (Emil Jannings, Heinrich George, Erich Von Stroheim). Conversant sur leur vie, leur métier, les problèmes de la création, ils finissent par se rendre compte qu'ils sont morts et qu'ils l'ignoraient. Bousculant les axiomes traditionnels du théâtre, ceux de la fable et de l'action, la pièce de Handke ne raconte rien, il ne se passe rien. Le dramaturge cherche à réinventer un théâtre, un théâtre qui est d'abord affaire de langage. C'est pourquoi dans La Chevauchée sur le lac de Constance, « le théâtre traditionnel est une fois de plus bafoué : les acteurs ne sont pas des personnages ; ils sont eux-mêmes pris dans une longue conversation, à la recherche, par les moyens de la langue, de ce qu'ils sont, de quoi leur vie est faite. Vains efforts ; une muette apportera le saisissement final, en leur faisant comprendre qu'ils étaient déjà tous morts. » [1]

A travers sa mise en scène, Claude Régy s'efforce d'être le passeur de cette langue. L'influence expressionniste se retrouve à plusieurs niveaux. Les décors imposants occupent tout l'espace scénique. Au centre trône un monumental escalier. A l'avant-scène se trouve une longue table basse recouverte de dentelle. L'ensemble est surchargé de meubles et d'accessoires, le tout dans des couleurs sombres, où dominent le noir et le gris. Les acteurs sont maquillés, leur visage grimé de blanc, avec un cerne noir autour des yeux. Leurs mouvements s'interrompent souvent et semblent se figer en d'étranges poses.

A sa création, le spectacle déstabilise le public ou l'envoûte. Aux sorties et huées des spectateurs lors des premières représentations répond la fascination d'une Bulle Ogier qui venait tous les soirs. Ce spectacle demeure une énigme, son aura a traversé les décennies, il est devenu un événement, faisant partie d'une mémoire collective théâtrale, même si, concrètement, peu de gens l'ont vu. Cette intensité que peu de spectacles possèdent s'explique, en partie, et en partie seulement, par un faisceau de faits : « Cardin et son Théâtre qui [présente] quelques-uns des événements théâtraux les plus significatifs des années soixante-dix ; Handke, qui arrive en France avec une réputation sulfureuse de provocateur et de jeune auteur incontournable ; la pièce elle-même, d'abord créée à New-York [...] ; Depardieu, dont on parle déjà pour Les Valseuses qui sortira en avril, peu de temps après la dernière représentation, et qui sera à Cannes avec le Stavisky de Resnais ; Jeanne Moreau, qui s'impose comme une importante star française accomplie en annonçant son premier film comme réalisatrice – au moment où elle revient au théâtre avec La Chevauchée... » [2]

[1] Jean-François Peyret, « Peter Handke », in Michel Corvin (sld), Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Bordas/SEJER, 2008, p. 666.

[2] Eric Vautrin, « Pas du spectacle la chevauchée ou inventer le verre », in Marie-Madeleine Mervant-Roux (sld), Claude Régy, Les Voies de la création théâtrales, n° 23, CNRS Editions, 2008, p. 95.

Marie-Aude Hemmerlé

Transcription

Michael Lonsdale
Une fois je me trouvais dans une auberge avec quelqu’un par une soirée d’hiver. Donc c’était le soir, nous étions assis près de la fenêtre et nous parlions d’un cadavre. Il s’agissait d’un suicide et qui s’était jeté dans le fleuve. Dehors, il pleuvait, nous tenions les menus à la main. Ne regardez pas à droite, s’écria brusquement mon vis-à-vis. Je regardais à droite mais il n’y avait pas de cadavre. Mon ami voulait simplement me dire de ne pas regarder sur la droite du menu parce que les prix s’y trouvaient marqués. Que pensez-vous de cette histoire ? Ce sont des propositions de jeu pour des gens qui sont probablement des acteurs puisque le décor est moitié cinéma moitié théâtre. On ne sait pas où on est. Les gens se sont déguisés avec des choses qui sont évidemment théâtrales ou cinématographiques, et ces personnes acteurs sont là et essaient de vivre de survivre et se raccrochent à des bouts de textes qu’ils savent déjà. Essaient désespérément par tous les moyens de survivre probablement à une mort prochaine ou quelque chose qui serait le néant.
Journaliste
Pouvez-vous développer cette note de l’auteur : "plus je te regarde, plus tu m’apparais irréel" ?
Inconnu
Cette phrase, il l’a reprise aussi dans un pamphlet. Il y a un certain nombre de phrases clés chez lui qui, par exemple cette phrase est destinée à montrer que la réalité est trompeuse. Dans La Chevauchée sur le lac de Constance, un personnage répète quatre ou cinq fois "rognons flambés", "rognons flambés", jusqu’à ce que ça ne veuille plus rien dire. Ça c’est l’irréalité qui affleure. À force de répéter la réalité, elle est détruite.
Gérard Depardieu
N’avez-vous rien remarqué ?
Michael Lonsdale
Parlez, parlez, je vous en prie !
Gérard Depardieu
N’avez-vous pas remarqué que tout est devenu brusquement ridicule quand nous avons parlé de rognons flambés ? Non, pas brusquement plutôt à mesure que nous évoquions les rognons flambés ? Rognons flambés, rognons flambés, rognons flambés ? Et avez-vous remarqué pourquoi avec les rognons flambés tout devenait peu à peu atrocement ridicule ?
Michael Lonsdale
Parlez !
Gérard Depardieu
Parce que nous parlions de quelque chose qui n’était pas visible, parce que nous évoquions quelque chose qui n’était pas là. Et savez-vous comment je l’ai remarqué ?
Michael Lonsdale
Parlez !
Gérard Depardieu
Quand vous avez fait ce geste de la main il y a deux minutes…
Michael Lonsdale
Il y a deux minutes de ça ?
Gérard Depardieu
Peut-être plus. En tout cas... qu’est-ce que je voulais dire ?
Michael Lonsdale
Et quand j’ai fait ce geste de la main !
Gérard Depardieu
Quand vous avez fait ce geste de la main, j’ai brusquement été frappé par les bagues que vous portez aux doigts. Et j’ai pensé en moi-même des bagues. Tiens, des bagues ? Vraiment, des bagues ? Puis j’ai regardé à nouveau les bagues et comme ce que je pensais coïncidait parfaitement avec ce que je voyais, je me suis senti un instant si heureux que je n’ai pu faire autrement que de vous mettre la boîte de cigares dans la main. Et là, j’ai senti combien je m’étais trouvé ridicule à parler tout ce temps de rognons flambés. Pendant que j’en parlais je n’étais plus moi-même. Mes cheveux se hérissaient sur ma nuque et quand j’ai vu les bagues, que j’ai pensé des bagues, et que j’ai ensuite jeté un deuxième regard sur les bagues, j’ai eu l’impression d’être redevenu moi-même.
Michael Lonsdale
Moi je croyais que vous me tendiez la boîte de votre plein gré.
Gérard Depardieu
Vous me comprenez !
Michael Lonsdale
Humainement, oui.
Claude Régy
Ce qu’on a voulu c’est garder derrière nous, c'est-à-dire dans le décor et sur les visages, l’atmosphère du cinéma expressionniste allemand qui est à une époque de maquillage extrêmement poussé qui était en général avec des visages très blancs, des lèvres noires ou rouges très foncées, des yeux extrêmement faits, un goût du maquillage qu’on retrouve d’ailleurs maintenant à notre époque. Il nous a paru intéressant de faire cette soudure, c'est-à-dire de prendre un temps qui est à la fois le temps des années 30 et en même temps le temps de notre époque.