Patrice Chéreau metteur en scène et interprète de Richard II

01 février 1970
09m 13s
Réf. 00481

Notice

Résumé :

Paul-Louis Mignon interroge longuement Patrice Chéreau sur Richard II lors de la reprise de sa mise en scène à Paris, au Théâtre de l'Odéon, initialement créée au Théâtre du Gymnase à Marseille. L'interview est prolongée par un extrait conséquent : il s'agit de la scène d'adieu entre le roi et la reine (acte V).

Date de diffusion :
01 février 1970
Source :

Éclairage

William Shakespeare (1564-1616) est considéré comme le plus grand auteur dramatique anglais du XVIe siècle (début du XVIIe). Il est la référence absolue lorsqu'on évoque le théâtre élisabéthain. Sa capacité à user de toutes les ressources de la poésie et de la scène, son aisance dans le mélange des genres et des registres de langues, sa liberté avec l'espace et le temps font de son œuvre éclectique « une source vive » [1] : des textes théâtraux d'une très grande richesse qui ne s'épuise pas, ne cessent de questionner le théâtre et d'attirer les metteurs en scène de toutes générations et d'univers artistiques très différents.

La tragédie de Richard II fut écrite vers 1595 par Shakespeare. Elle inaugure la tétralogie des pièces historiques avec Henry IV (1ère et 2ème parties, écrites entre 1596 et 1598) et Henry V (1599). Shakespeare y reprend les thèmes de la trahison, de l'usurpation du pouvoir et de sa subversion. Richard II doit juger équitablement une affaire délicate : Henry Bolingbroke, duc de Lancastre et cousin du roi, accuse Thomas Mowbray, duc de Norfolk, de haute trahison pour l'assassinat du duc de Gloucester alors que c'est le roi lui-même qui est à l'origine du meurtre. Condamnant les deux protagonistes à l'exil, dont Norfolk à perpétuité, Richard II s'empare de l'héritage de Bolingbroke, à la mort du père de ce dernier, Jean de Gand. Il pousse ainsi son propre cousin à se soulever contre lui.

Né en 1944, Patrice Chéreau s'impose comme l'une des plus grandes figures françaises de la mise en scène de la seconde moitié du XXe siècle. Il dirige le théâtre de Sartrouville dès 1966 à l'âge de 22 ans. A partir de 1970 il codirige ensuite le TNP de Villeurbanne avec Roger Planchon qu'il quitte pour prendre la direction du Théâtre des Amandiers de Nanterre en 1982 jusqu'en 1990. A la fois dans et hors de l'institution, Patrice Chéreau développe, explore un répertoire très large, de Shakespeare à Labiche, en passant par Marivaux et un large répertoire contemporain. Notons avant tout dans le répertoire contemporain ses mises en scène des textes de Bernard-Marie Koltès (Combat de nègre et de chiens en 1983, Quai Ouest en 1986, Dans la solitude des champs de coton en 1987 et en 1995, Le Retour au désert en 1988).

Deux ans après 1968, Patrice Chéreau monte Richard II de Shakespeare qui, selon le metteur en scène, est une pièce didactique qui traite de la manière dont le pouvoir change de main en temps de crise et comment cette crise est vécue par les individus.

L'une des caractéristiques des spectacles de Patrice Chéreau est l'énergie et l'engagement physiques des acteurs. Nous en avons ici la preuve dans cette longue scène de l'acte V de Richard II. Le roi, destitué, doit être envoyé dans une prison du nord de l'Angleterre et la reine en France. Ce sont leurs adieux. Toute la tension de la scène est prise en charge par les corps du couple royal qui tendent l'un vers l'autre, entravés par les gardes. Le corps de la reine semble cassé en deux lorsqu'elle relève la tête, comme est cassé le règne de son époux qui a dû abdiquer. Tendant l'un vers l'autre, en équilibre au-dessus du vide, c'est la mise en danger des corps qui signifie le moment pathétique de la pièce. L'effort supplémentaire de projection de la voix demandé par ces corps sans cesse au bord du déséquilibre donne une dynamique d'autant plus grande à la scène. A ce vecteur dynamique fort, Patrice Chéreau ajoute un mouvement de va-et-vient des corps qui s'écartent pour mieux se rejoindre : ultimes caresses, ultime baiser, ultime rencontre de la peau contre la peau avant la séparation définitive. Le metteur en scène réinvente ici le pathétique par le langage des corps renouvelé, leur violence et leur mise en espace. Le metteur en scène crée ainsi une image scénique saisissante qui incarne le texte.

[1] Louis Lecoq / Catherine Treilhou-Balaudé, « Shakespeare », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, dirigé par Michel Corvin, Paris, Larousse, coll. « In extenso », 2000.

Anne-Laetitia Garcia

Transcription

Présentateur
Patrice Chéreau, par quoi, le sujet de Richard II , a-t-il retenu votre attention ?
Patrice Chéreau
D’abord par un côté qu’a la pièce plus que d’autres drames historiques, qui est une sorte de côté presque didactique. Enfin, c’est une sorte d’explication d’un mécanisme historique. Comment le pouvoir change de main en période de crise, si on veut. Une sorte d’illustration de Machiavel, une sorte de chose très linéaire, très sèche et qui était belle parce que de par son coté très net, on peut en tirer des leçons. Ça c’est une première chose. Deuxième chose c’est que, comme elle raconte une période de crise, crise du pouvoir, à l’intérieur du pouvoir, à l’intérieur d’une classe, à l’intérieur d’un monde précis ; il y a une description qui est très forte et qu’on retrouve dans peu de pièces à mon sens, de ce qui se passe, de la mentalité particulière des gens, de la façon qu’ont les gens de vivre pendant une période de crise. Enfin, pendant une période de crise, il y a une sorte d’humour très grinçant, je veux dire, où les valeurs, les valeurs du... précédentes ne servent plus à rien, mais en même temps sont inutiles, mais en même temps on les défend toujours. On continue à les, une sorte de production continue comme ça, d’idéologies plus ou moins idéalistes. Et bon, il y a une chose qui est très belle et on fait, en plus avec toutes les difficultés qu’ont les gens de vivre, avec la violence et en même temps l’humour qu’il y a dans ces passages là. Enfin, bon. Il y a beaucoup de choses comme ça qui sont intéressants dans la pièce.
Présentateur
Et le personnage lui-même de Richard II que vous avez choisi finalement de jouer.
Patrice Chéreau
Oui, ça c’était, ça c’est une autre paire de manches, enfin. C’est une autre paire de manches parce que je crois que le personnage de Richard, et c’est ça, par là qu’on a essayé de le travailler, est quelqu’un qui intériorise en lui la crise politique. Je veux dire bon, il se fait pas, je ne crois pas qu’il se fasse d’illusion sur le sens de son action. C’est quelqu’un qui sait très bien que sur tout ce qu’il défend, tout ce qu’il a essayé de faire est quelque chose de déjà passé, de parti. Et à partir de ce moment là, l’idéologie de pouvoir, disons, devient une chose creuse, devient une chose totalement vide mais qu’il défend quand même. Enfin, il y a eu, ce devait être un peu la même chose dans les dernières années de la Républiques de Weimar j’ai l’impression. Encore une fois on n’a pas essayé d’actualiser, on a simplement essayé d’en donner une lecture rigoureuse qui présentait les contradictions des personnages dans leur maximum de clarté enfin.
Présentateur
Mais en présentant comme vous présentez Richard II de Shakespeare, vous avez le sentiment de servir très exactement, aussi exactement que possible l’oeuvre de Shakespeare ou est-ce que vous l’éclairez 1970 ?
Patrice Chéreau
Je pense que je l’éclaire d’une certaine façon actuelle c’est-à-dire que, vous savez moi je crois toujours à ça, c’est qu’il y a un discours de l’auteur, il y a un discours du metteur en scène qui est, surtout quand il s’agit d’une oeuvre, d’une oeuvre de classique, qui est toujours un peu parallèle, enfin il n’est pas exactement le même obligatoirement. C’est-à-dire qu’on en donne une lecture. On en donne une lecture qui, comment dire, qui doit nous apporter des choses à nous, gens de maintenant. Et à partir de ça la lecture politique qu’on a essayé d'en donner était, bon, montrait que finalement Shakespeare avait beaucoup de choses à nous apprendre sur la façon dont les gens vivent dans ces périodes-là.
Présentateur
Richard II régnait en Angleterre à quelle époque exactement ?
Patrice Chéreau
Vers 1380 je crois. Il est mort en 1399. Voilà en gros ce qui lui est arrivé, il était roi et il se passait à cette époque-là d’énormes changements historiques. Je veux dire, le commerce commence à prendre beaucoup, beaucoup d’importance et lui n’arrivait pas à les comprendre ces changements, alors il a régné d’une façon totalement anarchique. Comme quand on règne quand brusquement on ne sait plus comment gouverner. Il a régné d’une façon anarchique et il a provoqué par les impôts qu’il levait ou bien par les terres de royaumes qu’il louait carrément à des particuliers et ça provoquait une révolte, une révolte des nobles, de la féodalité. Ces féodaux ont trouvé en eux-mêmes dans leurs classes un homme providentiel comme ça, qui était une victime du régime d’autrefois qui s’appelait Bolingbroke et cette victime du régime, ils l’ont soutenu et finalement le régime était si faible qu’il s’est effondré de lui-même. A partir de ça Richard II a commencé, le roi a finalement laissé tout tomber, enfin il était un peu avec une attitude très volontariste. C’est-à-dire avant même qu’on lui retire les choses c’est lui qui les jetait, c’est lui qui les donnait. Histoire de, c’était quelqu’un un peu d’intoxiqué, de par le pouvoir si on veut, malade de ça, qui a toujours vécu de ça. C’est-à-dire que, avant qu’on ne lui arrache son royaume, il l'a donné. Avant qu’on ne lui arrache sa femme il décide de la renvoyer enfin.
Présentateur
Et nous allons assister alors à la séparation du roi et de la reine.
Patrice Chéreau
Oui c’est ça, aux adieux, enfin c’est une scène qui est un peu à part de la pièce. Dans la mesure où c’est peut être une scène plus, comment dire, je ne sais pas, romantique plus, enfin il y a ça dans la scène, c’est-à-dire que, il y a une attitude très volontariste et ils se séparent, enfin.
Comédien 1
Monseigneur, Bolingbroke a changé d’avis. Vous devez aller à Pomfret, non à la tour. Quant à vous Madame, des dispositions on été prises à votre endroit, vous devez en toute hâte gagner la France.
Comédien 2
Northumberland, toi qui es l’échelle grâce à quoi l’ambitieux Bolingbroke monte jusqu’à mon trône, le temps n’aura pas vieilli de beaucoup d’heures que l’abcès murissant de l’abjecte iniquité n’épanche sa purulence. Tu te diras, s’il partage le royaume et t’en donne la moitié, que c’est trop peu pour qu’il lui procura le tout. Et il se dira lui, que toi qui sais l’art d’implanter des rois illégitimes, tu sauras également à la moindre provocation le faire choir la tête la première de son trône usurpé. L’amitié de deux méchants se convertit en crainte, puis cette crainte en haine et cette haine jette l’un ou l’autre ou l’un et l’autre d’entre eux dans un juste péril et dans une mort bien méritée.
Comédien 1
Que la faute en retombe sur ma tête et que ça suffise, dites-vous adieu et séparez-vous, car c’est sur le champ qu’il vous faut séparer.
Comédien 2
Doublement divorcé, cruels vaut mieux les deux mariages, à mort celui qui m’unissait à ma couronne et maintenant celui qui m’unit à mon épousée. Laisse-moi d’un baiser rompre le serment qui me liait à elle. Mais non, puisqu’un baiser l’a noué, sépare-nous Northumberland et envoie-nous, moi vers le nord grelottant de froid et de fièvre et mon épouse en cette France d'où elle s’en vint jadis, somptueuse et parée comme le doux mai et où elle s'en retourne aujourd’hui comme la Toussaint ou le plus chiche des jours d’hiver.
Comédienne
Faut-il donc que nous nous quittions, que nous nous soyons séparés ?
Comédien 2
Oui mon amour, séparés la main d’avec la main, le coeur d’avec le coeur.
Comédienne
Bannissez-nous ensemble, renvoyez le roi avec moi.
Comédien 1
Ce serait généreux mais de piètre politique.
Comédienne
Alors où qu’il aille laissez-moi le suivre.
Comédien 2
Deux êtres qui pleurent ensemble ne font qu’une infortune, pleure-moi en France je te pleurerai ici. Mieux vaut être éloignés que proches si c’est pour rester hors d’atteinte. Va compter tes pas en soupirs je compterai les miens en plaintes.
Comédienne
Et donc, sur les plus longues routes que les plus longues plaintes doivent échoir [inaudible].
Comédien 2
J’en exhalerai deux à chaque pas ayant peu de chemin à faire et mon coeur oppressé, prendra ainsi, la route plus longue. Allons, allons soyons bref à courtiser le chagrin. Puisque dès lors qu’on l’épouse, c’est pour souffrir à si long terme. Qu’un baiser nous ferme la bouche et que muet soit notre adieu. Ainsi, je te donne mon coeur, ainsi je te prends le tien.
Comédienne
Rends-moi le mien, ce serait mal à moi de faire mourir ton coeur en le gardant.
Comédien 1
Rah !
Comédienne
Va-t-en que je tâche à le briser dans un sanglot.
Comédien 2
Nous rendrons le malheur frivole en nous attendant follement. Une fois de plus adieu, c’est au chagrin de dire le reste.