Lifar, Diaghilev et Balanchine dans les années 1920

22 avril 1985
04m 25s
Réf. 00945

Notice

Résumé :

Au cours d'une interview, Serge Lifar évoque ses débuts chez Diaghilev, ses rapports avec son « camarade » George Balanchine, exagérant (comme souvent !) son rôle dans les débuts du chorégraphe d'Apollon musagète et du Fils prodigue.

Date de diffusion :
22 avril 1985
Source :
Thèmes :

Éclairage

Cette interview de Serge Lifar, diffusée en 1985, deux ans après la mort de George Balanchine aux Etats-Unis, a été réalisé à l'Hôtel Beaurivage à Lausanne, où Serge Lifar devait lui-même finir ses jours un an plus tard. Les deux hommes qui avaient tous deux fui la Russie et connu la gloire avec les Ballets Russes de Serge Diaghilev étaient peut être amis dans les années 1920 comme l'assure Lifar. En fait, depuis la mort de Diaghilev en 1929 les deux hommes s'ignoraient, s'évitaient même, et tout dans leur caractère et leur génie chorégraphique les opposait !

Serge Lifar, né à Kiev en 1905, commence la danse à l'école que tenait alors Bronislava Nijinska, sœur de Nijinski, dans la capitale ukrainienne. En 1921 Bronislava rejoint Diaghilev à Londres et deux ans plus tard, ayant besoin de danseurs, elle demande qu'on lui envoie quatre garçons de son école de Kiev. L'un d'eux étant tombé malade, Lifar prend sa place et débarque chez Diaghilev. Ce dernier décelant immédiatement tout le potentiel de ce jeune et beau garçon l'envoie travailler en Italie avec le meilleur professeur de l'époque, Enrico Cecchetti.

George Balanchine, né à Saint Pétersbourg en 1904 et pur produit de l'ex Ecole du Théâtre Mariinski, crée ses premières chorégraphies dès l'âge de 15 ans, mais ses créations d'avant-garde ne plaisaient guère aux autorités. Il en a déjà une trentaine à son actif lorsque profitant d'une tournée à Berlin, il vient rejoindre les Ballets Russes de Diaghilev en 1924 à Monte-Carlo. « J'ai assisté à sa fuite de Russie et sur mon insistance il a été engagé comme danseur de caractère » assure Serge Lifar. Dès 1925 Diaghilev nomme Lifar premier danseur et Balanchine chorégraphe en chef des Ballets Russes.

Toujours en 1925, Balanchine règle Barabau musique de Rietti, décors et costumes de Utrillo, avec Woyzikovski dans le rôle comique de Barabau et Lifar dans celui du Sergent. Lifar remporte ses premiers succès dans Zéphire et flore de Massine, La Chatte de Balanchine, Ode de Massine et enfin accède à la gloire avec deux créations de Balanchine : Apollon Musagète en 1928 et Le Fils prodigue en 1929.

A la mort de Diaghilev, Jacques Rouché, directeur de l'Opéra de Paris, engage fin 1929 Balanchine pour créer un ballet sur Les Créatures de Prométhée de Beethoven, dont Serge Lifar sera la vedette avec une autre star russe, Olga Spessivtseva. Balanchine prépare le découpage du ballet, commence les répétitions, mais tombe malade huit jours plus tard. Serge Lifar prend sa place, se règle un rôle sur mesure, signe seul le ballet, et remporte un tel triomphe que Jacques Rouché le nomme directeur du Ballet de l'Opéra de Paris, à 25 ans ! (Voir Serenade de Balanchine par le New York City Ballet).

Balanchine ne reviendra à l'Opéra qu'en 1947 quand Lifar en sera écarté pour des raisons politiques. Balanchine y fait entrer au répertoire Serenade, Apollon Musagète et crée Le Palais de Cristal sur la symphonie de Bizet dans des décors et costumes de Léonor Fini. Ballet qui deviendra au NYCB Symphonie en Ut sans décors et en simples maillots.

Les points de vue de Serge Lifar concernant Fokine et Massine dans ce reportage sont plus intéressants car plus authentiques, et pour terminer le chorégraphe montre un dessin de Balanchine dédicacé « au génial Fils prodigue Serge Lifar, Paris 1929 » et un autre griffonné par lui-même avec ses crayons de maquillage dans sa loge en 1955 et représentant le Palais Garnier : « Un dessin que tous les musées du monde ont voulu m'acheter » conclut-il avec sa modestie légendaire !

René Sirvin

Transcription

(Musique)
Journaliste
Diaghilev a laissé trois fils spirituels, Balanchine, Massine et Serge Lifar. Serge Lifar, qu’est ce que vous pensez de George Balanchine ?
Serge Lifar
D’abord, il y avait Fokine, et après Massine, puis Balanchine, Nijinska et moi. J’étais le plus petit, et alors moi j’ai eu la chance de trouver ma patrie artistique à l’étranger, en dehors de la Russie avec les ballets russes Diaghilev. Donc, les premiers contacts que j’ai eu, c’était Bronislava Nijinska, la sœur de Vaslav Nijinski, et puis Le sacre du printemps de Nijinski monté par Massine. Donc Massine, il a voulu calquer, par la mémoire, les chorégraphies de Nijinski, mais c’était trop, trop, trop, trop, trop folklorique. Et alors, puis Massine, ce qu’il y a de bien et je dois dire qu’avec Massine, qui était mon premier correcteur. Avec lui je commençais l’ascension, c’est Zéphyr et Flore et puis Les matelots de Georges Auric. Mais alors, Massine, il était un homme vraiment scientifique. À l’époque de Diaghilev, il était un homme trop cérébral et l’homme trop terre à terre. Et puis, après les ballets russes, quand il a repris un deuxième souffle, il était un homme vraiment d’une inspiration qui reste très importante dans l’histoire de la chorégraphie. Et puis, Balanchine, Balanchine qui était mon camarade, j’ai assisté à sa fuite de Russie. Et alors Diaghilev avec ma présence, ils ont accepté en 1924 Balanchine comme danseur demi-caractère, avec Danilova, [inaudible] et Efimov, que j'ai pris ensuite à l’opéra. Et alors Balanchine, il était donc un homme demi-caractère, et il est devenu mon chorégraphe, d’après mon insistance, parce que j’ai demandé à Diaghilev de le faire venir avec nous en Italie. Et c’est pour ça, j’ai invité Balanchine en 1926 à Venise et à Florence. Et comme ça, il a fait pour moi, ces trois chef-d’œuvres ; c’est La chatte de Sauguet, Apollon de Stravinsky en 1928, et Le fils prodigue en 1929. Ce dessin, vous savez de qui, c’est le dessin de George Balanchine en 1929, après ma réussite du ballet tragique, si on peut dire, Le Fils prodigue de Prokofiev. Et il m’a dédié "Au génial Fils prodigue, Serge Lifar, Paris, 1929".
Journaliste
Quelle différence entre une chorégraphie de Balanchine et une chorégraphie de Fokine par exemple, une différence de style… ?
Serge Lifar
Ah non, Fokine, c’est lui qui a libéré la danse classique du corset qui a tiré, pour n’avoir que cinq positions des bras et des pieds. Et Fokine a donné la liberté d’expression. Il a fait introduire les caractères avec les classiques et même enlever les souliers de la danseuse, les pointes de la danseuse. Donc c’était la libération corporelle au nom de l’esprit et des sentiments. Ici, vous avez donc ma peinture de l’opéra que tous les musées, ils ont voulu acheter ce tableau, fait par les maquillages de ma loge, à l’Opéra de Paris.