Olivier Messiaen présente son opéra Saint François d'Assise

12 décembre 1983
08m 49s
Réf. 01082

Notice

Résumé :

Interrogé par Mildred Clary, Olivier Messiaen expose les principes mêmes de son opéra Saint François d'Assise, quelques minutes avant la retransmission intégrale télévisée de l'œuvre, quelques jours après sa création à l'Opéra de Paris le 28 novembre 1983.

Date de diffusion :
12 décembre 1983
Source :

Éclairage

Olivier Messiaen (1908-1992) qui se passionne pour le plain-chant, la musique indienne et le chant des oiseaux, et se proclame profondément chrétien, est surtout l'un des compositeurs français les plus importants du XXe siècle. Organiste à l'église de La Trinité à 22 ans - il le sera durant 61 ans -, professeur à 28 ans, à La Schola cantorum, et à L'Ecole normale, puis après guerre au Conservatoire National de Paris, où sa classe d'analyse musicale attire des élèves du monde entier, il influence toute la génération de compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Sa production est essentiellement instrumentale et orchestrale (Le Quatuor pour la fin des temps, écrit en camp de prisonniers pendant la guerre, Turangalîla-Symphonie, Des canyons aux étoiles...) et il se penche peu sur la voix, sauf pour quelques créations chorales et quelques mélodies (Chants de la Terre et du Ciel, Harawi). C'est à la demande de Rolf Liebermann qu'il accepte en 1975 la commande d'un opéra, qu'il choisit de consacrer à Saint François d'Assise, et qui est finalement créé à l'Opéra de Paris, huit ans plus tard, sous l'administration de Massimo Bogianckino.

Messiaen s'explique lors de l'entretien qu'il accorde à Mildred Clary sur le type même de son opéra et son choix du personnage central, sur l'écriture du livret dont il est l'auteur, sur sa technique de composition en référence aux chants des oiseaux qu'il affectionne particulièrement, et sur la précision de ses didascalies pour la représentation. L'opéra est confié pour cette création mondiale au metteur en scène Sandro Sequi et au décorateur Giuseppe Crisolini-Malatesta, et est dirigé par le chef d'orchestre japonais Seiji Ozawa.

L'œuvre, longue de quatre heures, et difficile, est restée une dizaine d'années sans connaître de reprise autre qu'au concert, puis s'est peu à peu imposée internationalement, à partir de sa reprise au Festival de Salzbourg en 1992 dans la production de Peter Sellars et dirigée par Esa-Pekka Salonen, reprise aussitôt à l'Opéra-Bastille sous la direction de Sylvain Cambreling, puis à Salzbourg en 1998 avec Kent Nagano. De nouvelles productions suivent à Leipzig, Berlin, Bochum, Amsterdam, Munich... Une troisième production parisienne, confiée à Sylvain Cambreling et Stanislas Nordey sert à l'inauguration du mandat de Gérard Mortier à la tête de l'Opéra de Paris en 2004.

Après la création de Saint François, Messiaen compose encore pour piano, ondes Martenot, orgue, et deux grands oeuvres symphonqiues, Éclairs sur l'Au-delà, et La ville d‘en haut.

Pierre Flinois

Transcription

Mildred Clary
Bonsoir, nous sommes à l’Opéra de Paris d’où vous allez pouvoir assister à la retransmission de Saint-François d’Assise , opéra en trois actes et huit tableaux d’Olivier Messiaen. Et c’est un évènement tout à fait exceptionnel puisqu’il s’agit de la création du seul opéra qu’Olivier Messiaen ait composé. Olivier Messiaen, bonsoir, je suis heureuse de vous avoir près de moi et je voudrais en profiter pour vous demander d’éclairer quelques aspects de cet ouvrage à l’intention de ceux qui ne seraient pas nécessairement familiers de votre univers, et qui auraient tendance à se référer, disons, au théâtre lyrique traditionnel. Par exemple, est-ce que vous pouvez nous parler déjà de la forme que vous avez voulu donner à cette œuvre ?
Olivier Messiaen
Et bien précisément, ce n’est pas du tout un opéra traditionnel, d’abord parce qu’il n’y a pas d’histoire passionnelle, et surtout parce qu’il n’y a ni crime ni meurtre. Ensuite, ce n’est pas non plus un opéra traditionnel en ce sens qu’il n’y a pas d’ensembles vocaux, et dans ce sens qu’il n’y a pas non plus d’aria et de leitmotiv. Chaque personnage est pourvu de plusieurs thèmes et aussi d’un oiseau qui l’accompagne toujours, un oiseau, un chant d’oiseau. Par exemple, l’ange a toujours à côté de lui le chant de la Gerygone, petite fauvette de la Nouvelle Calédonie, et Saint-François a toujours à côté de lui la Capinera, fauvette à tête noire de l’Ombrie, oiseau type des Carceri d’Assise. Et ceci dit, musicalement, la musique suit le texte pas à pas. Il n’y a donc pas de développement symphonique non plus, la musique suit le texte.
Mildred Clary
Est-ce que vous pouvez nous parler un petit peu du traitement que vous avez fait des voix qui sont donc très statiques par rapport à l’orchestre où on trouve une multiplicité de couleurs sonores et de rythmes ?
Olivier Messiaen
Et bien, j’aime beaucoup le chant, j’adore le chant, j’ai écrit beaucoup pour la voix quand j’étais jeune. J’ai écrit spécialement pour Marcelle Bunlet qui était ma cantatrice préférée, une grande cantatrice wagnérienne. Et j’ai horreur d’entendre les chanteurs faire autre chose que du chant. Je n’aime pas le Sprechgesang, et je n’aime pas non plus les voir siffler ou cracher, je les fais chanter, donc ils chantent. Mais en plus, quand ils ont un mot important à dire, une phrase clé, ils sont tous seuls, pas d’orchestre, ils restent tous seuls.
Mildred Clary
Vous êtes, vous en parlez à l’instant, ce qu’on pourrait appeler un musicien ornithologue, et vous avez inclus dans cet opéra donc un très, très grand nombre de chants d’oiseaux. Et je voudrais savoir quel est le rapport, vous venez de parler du lien qu’il y a entre certains thèmes avec Saint-François, quel est le rapport direct entre tous ces multiples sons de chants d’oiseaux avec les personnages en général ?
Olivier Messiaen
Et bien la vérité, c’est que j’ai choisi Saint-François comme personnage d’abord, parce qu’il ressemblait au Christ par sa chasteté, par sa pauvreté, par son humilité, par les cinq plaies des deux pieds, des deux mains et du côté, c’est-à-dire par les stigmates. Mais aussi parce que si vous voulez, c’est en quelque sorte pour moi un confrère, je suis ornithologue et il prêchait les oiseaux. C’est pour ça que j’ai mis dans cette œuvre tant de chants d’oiseaux. Et j’y ai mis évidemment en priorité les chants d’oiseaux de l’Ombrie, là où François a vécu, donc ceux qu’on entend à Assise, ceux qu’on entend à Fonte Colombo, à Greccio, et cetera, dans tous les endroits où il a passé. Mais comme à un moment, pour répondre aux voeux du psaume, il invoque les oiseaux des îles, pour que les îles applaudissent, j’ai ajouté aussi des oiseaux très lointains. Et j’ai fait un voyage exprès en Nouvelle Calédonie pour avoir des oiseaux pris en plein milieu de l’Océan Pacifique. Il y a donc des oiseaux de l’Île des Pins ou Île Kunie, près de la Nouvelle Calédonie. Et il y a aussi des oiseaux du Japon et des oiseaux de toute l’Europe en plus de ceux de l’Italie. J’ai omis seulement ceux des Etats-Unis parce que mon œuvre précédente, Des Canyons aux étoiles , était dédié spécialement aux Etats-Unis. Alors il n’y a pas les Etats-Unis, mais il y a l’Italie, toute l’Europe, le Japon et très spécialement la Nouvelle Calédonie.
Mildred Clary
Et je suppose que chacun de ces chants d’oiseaux a aussi son instrument à l’intérieur de l’orchestre.
Olivier Messiaen
Alors bien sûr, la Gerygone qui est l’oiseau de l’ange et qui vient de Nouvelle Calédonie directement est confiée toujours au piccolo ou au xylophone. Quant à la Capinera, elle est confiée à un ensemble de vingt-deux bois, ce qui n’est pas une chose habituelle non seulement à l’opéra, mais même dans un orchestre ordinaire car j’ai les flûtes et les clarinettes par sept. J’ai sept flûtes et sept clarinettes, on n’a jamais vu ça ici.
Mildred Clary
Et alors l’un des tableaux d’ailleurs est plus particulièrement consacré aux oiseaux. Et là, je crois qu’on a tous les oiseaux réunis.
Olivier Messiaen
C’est ça, oui.
Mildred Clary
C’est le Prêche .
Olivier Messiaen
C’est le Prêche aux oiseaux, Saint-François leur fait un sermon et pendant le sermon, ils écoutent respectueusement. Une fois le sermon fini, évidemment, ils se laissent aller à chanter et ils sont au moins 250 à chanter tous ensemble. Et c’est vraiment très terrible pour le chef d’orchestre parce qu’il doit faire des battus très compliqués qui s’adressent seulement au xylo et aux bois. Mais les autres instruments sont hors tempo, c’est-à-dire qu’ils jouent dans une autre mesure et dans un autre temps que le reste de l’orchestre. Ce n’est pas aléatoire, c’est entièrement écrit mais ce sont des tempos superposés. C’est donc un désordre organisé comme ce qui se passe au lever ou au coucher du soleil dans la nature.
Mildred Clary
Alors, est-ce que vous pouvez nous parler un petit peu du texte qui est donc de vous, mais qui s’est inspiré de sources extrêmement précises ?
Olivier Messiaen
Et bien, le texte est de moi, il n’a aucune prétention littéraire, je ne suis pas un poète, je suis seulement un musicien. Je suis fils de poétesse, ma mère Cécile Sauvage avait écrit pour ma naissance L’âme en bourgeon , Mais enfin, je ne suis pas poète de métier. Mon texte a deux, trois sources principales, d’abord les Fioretti, très connus dans le monde entier. Et puis les Considérations sur les stigmates, ce sont des écrits anonymes faits par des franciscains du quatorzième siècle, donc un siècle après la mort de François. Et enfin, je me suis inspiré des écrits du Saint lui-même, c’est-à-dire de sa règle, son testament, ses prières paraphrasées et surtout le Cantique des créatures et en plus, elle est en poème, qui est chanté par Saint-François tout au long de l’opéra, strophe par strophe, chaque fois que la scène le nécessite. Par exemple, au moment où il va mourir, il chante évidemment la strophe de Sœur la mort .
Mildred Clary
Quelle est la part de liberté que vous donnez au metteur en scène Sandro Sequi par rapport aux indications que vous avez données dans votre partition ?
Olivier Messiaen
Alors voilà, j’ai eu un grand tort, j’ai fait un peu comme Wagner, j’ai mis des indications très, très précises sur la partition. J’ai mis d’abord les lever et baisser du rideau, j’ai mis tous les jeux de scènes et j’ai même mis tous les costumes avec leurs détails ; et spécialement le costume de Saint-François qui est emprunté à la tunique de Saint-François qui est conservée à Assise, la tunique elle-même, telle qu’elle est. Et aussi le costume de l’ange que j’ai été chercher dans un tableau, plutôt un retable de Fra Angelico. Et ce costume de l’ange est un costume extraordinaire, il porte une robe rose mauve avec un pectoral doré. Et il a des ailes quadricolores, c’est-à-dire qu’il avait sur les ailes des bandes verticales, bleus, jaunes, rouges, vertes et cetera, ce qui font vraiment un effet très extraordinaire. C’est le plus bel ange qu’Angelico ait peint et j’ai rêvé à ce costume pendant des années. Et Monsieur Sequi, là d’ailleurs, plutôt Monsieur Crisolini, le costumier, l’a reproduit très fidèlement. Mais je dois ajouter que Monsieur Sequi, le metteur en scène, a trouvé beaucoup de choses auxquelles moi je n’avais pas pensé et que Monsieur Crisolini a trouvé également beaucoup de choses dans ces décors et en ces costumes. Ils ont fait un énorme travail tous les deux, je tiens à leur rendre hommage, ce sont deux artistes italiens qui connaissent parfaitement l’Ombrie et Saint-François d’Assise et qui ont fait un travail d’une distinction et d’une poésie remarquables.
Mildred Clary
Je voudrais vous poser une dernière question, nous n’avons que quelques minutes. C’est, vous avez déclaré que c’était là votre dernier ouvrage. Est-ce bien votre résolution ?
Olivier Messiaen
Oui, j’ai soixante-quinze ans et probablement, j’ai fini. Mais je veux ajouter quelque chose. Mon ouvrage, admettons qu’il soit le dernier, est un message de paix, un message d’espérance. À une époque où le crime et où le meurtre triomphent partout dans le monde, je ne vois qu’une seule personne qui soit au-dessus de ce message, et où je suis très, très en dessous d’elle, je ne suis même pas capable de lui embrasser les pieds, c’est la Mère Teresa. La Mère Teresa qui aux Indes, soigne les malades, console les mourants et nourrit les affamés.