Germaine Lubin évoque sa carrière

14 mars 1965
04m 54s
Réf. 01117

Notice

Résumé :

Agée de 75 ans, la soprano française Germaine Lubin évoque en 1965 son immense carrière qui, entre les deux guerres mondiales, fit d'elle une des stars de l'Opéra de Paris sous la direction fort brillante de Jacques Rouché, et la vit aussi paraître au Festival de Bayreuth en 1938 et 1939.

Date de diffusion :
14 mars 1965
Source :

Éclairage

Chanter Isolde au Festival de Bayreuth en 1939, avec Adolf Hitler à ses pieds, quand on est française, ce n'est assurément ni banal, ni sans conséquences. Son soutien maladroit à la cause wagnérienne et allemande dans la France occupée valut à Germaine Lubin, la plus grande cantatrice française de son temps, une fin de carrière indigne de son immense talent.

C'est à l'Opéra-Comique que la jeune parisienne Germaine Lubin fait ses débuts en 1912 dans Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach. Admirée de Gabriel Fauré, épousée par le poète Paul Geraldy, se perfectionnant encore auprès de Felia Litvinne et de Lilly Lehmann, elle gagne la scène de l'Opéra en 1915. Elle y reste jusqu'en 1944, devenant bientôt la cantatrice française la plus importante de son époque. Avec sa voix immense et son art du chant d'une beauté exceptionnelle, avec un physique sculptural, son règne se fait quasiment sans partage au Palais Garnier sur le répertoire de grand soprano lyrique, puis dramatique, pendant toute la direction de Jacques Rouché. Chantant d'abord les traditionnelles Marguerite du Faust de Gounod ou Thaïs de Massenet, abordant bientôt Aïda de Verdi et ses premiers Wagner (Sieglinde en 1921, puis Elsa, Eva, Elisabeth), tout en créant des œuvres de Vincent d'Indy (La légende de Saint Christophe) et plus tard d'Henri Sauguet (La chartreuse de Parme) et de Darius Milhaud (Maximilien), elle ajoute à son répertoire les grands rôles de sopranos dramatiques. Invitée bientôt par Clemens Krauss à l'Opéra de Vienne, elle chante sur la plupart des grandes scènes européennes. Elle aborde le répertoire straussien avec bonheur (Ariane à Naxos, que Richard Strauss lui-même dirige pour elle à Vienne, et qu'elle crée à l'Opéra-Comique à Paris en 1943, comme, à l'Opéra, Le chevalier à la rose en 1927 et Elektra en 1932), mais aussi le grand classicisme français (Iphigénie en Tauride de Gluck, Alceste, qu'elle incarne face à Georges Thill, Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, Pénélope de Fauré). Elle chante également les grands Wagner, Brünnhilde, et Isolde qu'elle aborde à Paris en 1930, et dont elle fête la 100e représentation au Palais Garnier en 1938 sous la direction de Wilhelm Furtwängler. C'est l'année où, invitée par Winifred Wagner à Bayreuth, elle chante Kundry de Parsifal pour Franz von Hoesslin. Elle y revient pour interpréter Isolde en 1939 pour Victor De Sabata, mais refuse de s'y produire à nouveau après la défaite de 1940. Mais elle participe de façon trop voyante aux représentations allemandes de l'Opéra sous l'occupation (en particulier Tristan et Isolde avec Max Lorenz, dirigé par le jeune Herbert von Karajan lors d'une tournée de l'Opéra de Berlin en 1941, et un concert lors de l'exposition Arno Breker à l'Orangerie) pour ne pas être inquiétée : accumulant les propos malheureux, aveuglée même par son importance artistique réelle, desservie par sa trop grande supériorité de ton, elle est arrêtée en 1944, frappée d'indignité nationale pendant 5 ans et privée de ses biens. Après une tentative de reprise de carrière avortée, elle se consacre à l'enseignement, et a entre autres comme élèves Régine Crespin et Jocelyne Taillon.

Pierre Flinois

Transcription

Journaliste
Et dans cet univers brillant de l’art lyrique, vous avez accompli une carrière disons brillante. Est-ce que vous pouvez citer des noms ? Est-ce que vous pouvez mettre des titres sur les jalons de votre carrière ?
Germaine Lubin
Enfin, je ne serais pas modeste.
Journaliste
Non.
Germaine Lubin
J’ai eu du succès tout de suite. J’ai eu trois premiers prix à l’unanimité au Conservatoire. J’ai été engagée immédiatement dans les deux théâtres. J’ai choisi l’Opéra Comique parce que, je vous le répète, Monsieur Albert Carré était un grand metteur en scène et je pensais qu’il pouvait m’aider à parvenir à un degré d’art que je n’aurais pas eu à l’Opéra. Et j’ai débuté dans Les Contes d’Hoffmann car j’avais une voix de soprano lyrique à ce moment-là. J’ai chanté Louise , j’ai chanté la Tosca, j’ai chanté… J’ai même créé une chose très belle qu’on ne donne plus, de Guy Ropartz qui était un grand musicien français, qui s’appelle Le Pays. Et puis je suis allée à l’Opéra. Monsieur Rouché m’a appelée à l’Opéra. J’ai débuté dans Faust et puis, j’ai chanté toutes sortes de choses, Wagner, Tannhäuser , Lohengrin , et j’ai créé des choses de, les opéras Strauss, de Richard Strauss, Chevalier à la rose , Elektra , Ariane à Naxos que j’ai chanté avec lui d’ailleurs à Berlin, à Vienne, à Paris. Et j’ai créé La légende de Saint-Christophe de Vincent d’Indy, chose qu’on a oubliée aussi depuis. On a oublié beaucoup de choses. J’ai chanté Ariane et Barbe bleue de Dukas qui est un chef-d’œuvre, Pénélope de Gabriel Fauré. Et puis, beaucoup d’autres choses, Alceste , Iphigénie , beaucoup d’autres choses…
Journaliste
Et de triomphe en triomphe, vous avez été appelée à monter sur la scène de Bayreuth ?
Germaine Lubin
Oui.
Journaliste
Vous avez été une des seules cantatrices françaises à chanter à Bayreuth ?
Germaine Lubin
J’ai été la troisième, qui m’a précédée de longtemps, Mademoiselle Grandjean que je n’ai pas connue d’ailleurs, puis Mademoiselle Bentley qui a passé simplement, elle a remplacé une cantatrice allemande souffrante. Et je suis allée à Berlin pour leur montrer comment je prononçais l’allemand. Ils ont été très satisfaits, je chantais Sieglinde et on m’a tout de suite, avant la fin du spectacle, on m’a engagée pour Parsifal , le rôle de Kundry que j’ai chanté en 38.
Journaliste
Puis vous avez, sur cette même scène, interprété d’autres rôles ?
Germaine Lubin
J’ai été engagée immédiatement pour l’année suivante pour Isolde, le rôle des rôles, mon plus grand rôle, mon préféré, avec Ariane et Barbe Bleue je dois dire.
Journaliste
Qu’est-ce que cela représente pour un artiste lyrique que de chanter à Bayreuth ? C’est la consécration ?
Germaine Lubin
C’est plus que la consécration, c’est un cadre extraordinaire. D’abord, le théâtre est bâti complètement en bois, on chante dans un violon. L’acoustique est merveilleuse, l’orchestre aussi. On y répète longtemps avec soin. Les directeurs, les metteurs en scène ont grand souci de ménager les artistes. On est vraiment portés, aimés, adulés, c’est absolument merveilleux. Je n’ai rencontré ça qu’à Bayreuth. J’ai chanté ailleurs, à Londres, à Amsterdam, à Florence, à Madrid, à Lisbonne, partout, sauf en Amérique que j’ai refusé sept fois. Je ne le regrette pas.
Journaliste
Pourtant le Metropolitan Opera est aussi un haut lieu.
Germaine Lubin
Oui, pour les dollars mais je ne donnerai pas Bayreuth pour le Metropolitan Opera, non !
Journaliste
Vous considérez que c’est le sommet ?
Germaine Lubin
Le sommet !
Journaliste
En dehors du plaisir d’y chanter et de l’honneur d’avoir été choisie pour y chanter ?
Germaine Lubin
Oui, c’est le sommet, et de l’honneur, oui.
Journaliste
Pour une carrière, c’est tout de même la consécration.
Germaine Lubin
Exactement !