Entretien avec Giulietta Masina

08 mai 1955
10m 05s
Réf. 00400

Notice

Résumé :

Rencontre sur la Croisette avec Federico Fellini et Giulietta Masina ; cette dernière évoque ensuite son rôle de Gelsomina dans "La Strada" et son film suivant avec Fellini, "Il Bidone".

Date de diffusion :
08 mai 1955
Source :

Transcription

François Chalais
Deux touristes enfin dans la frénésie de Cannes, sont passés inaperçus. Ils sont pourtant parmi ceux qui représentent, ici, le mieux le cinéma et par la même occasion, le meilleur cinéma. Giulietta Masina et Federico Fellini sont, en effet, la vedette et le metteur en scène de ce petit chef-d'oeuvre qu'est "La Strada". Discrets et souriants, ils ont traversé la croisette, indifférents à toute veine gloriole, occupés seulement à se plaire mutuellement et à ne gêner personne.
(Silence)
François Chalais
Giulietta Masina a même poussé la gentillesse jusqu'à venir nous rendre visite. Giulietta Masina, vous êtes la vedette d'un film extraordinaire. Je dis bien extraordinaire parce que "La Strada" (c'est le titre de ce film) ne ressemble absolument à aucun autre film. C'est le genre de film qui, en principe, ne devrait pas marcher, ne devrait pas réussir. Il est trop bien, pour ça. Et depuis qu'on le présente à Paris, "La Strada" de Federico Fellini a réussi ce prodige : faire l'unanimité de la critique. Moi, je crois que tous les critiques, de toutes les opinions l'ont aimé. Et ce qui est même aussi intéressant : le public aussi l'aime bien. Et ce film est d'autant plus étonnant que je trouve même qu'il est obsédant. Vous comprenez obsédant ? C'est-à-dire qu'on est absolument sous le charme de ce film, et une fois qu'on l'a vu, on ne peut plus s'en débarrasser. On voudrait bien s'en débarrasser. Moi, quand je l'ai vu, j'ai mis huit jours à me remettre, notamment de votre personnage, cette espèce de petite vagabonde qui traîne dans un cirque avec ses yeux ronds et ses petites tâches de couleur sur le nez. On ne peut pas s'en débarrasser. Il n'y a rien à faire. J'ai reçu, par exemple, des photos publicitaires de votre personnage de "La Strada". Je n'ai jamais pu les jeter et les déchirer parce qu'on a l'impression que ces photos, ça leur ferait de la peine. On est touché par elles. Donc, si nous, nous éprouvons ces sentiments, est-ce que vous, à tourner ce film, vous avez éprouvé quelque chose du même genre ?
Giulietta Masina
C'est vrai. A la fin du film, j'avais le complexe de Jasmine.
François Chalais
Jasmine, c'est l'héroïne de votre film ?
Giulietta Masina
Oui. C'est Gesolmina. Et j'avais le complexe. Vous avez compris ce que je veux dire ? Le complexe. Je ne suis pas [cappace]. Je ne sais pas sortir complètement du personnage de Gesolmina parce que le personnage de Gesolmina ce n'est pas un personnage qui est dans un scénario (merci)...
François Chalais
Ces mots italiens, c'est très difficile à prononcer.
Giulietta Masina
Oui. Dans un peu de temps. Mais c'est un personnage qui est né, avec beaucoup beaucoup d'expérience, pour moi, comme actrice et pour mon mari qui est le metteur en scène du film.
François Chalais
Federico Fellini ?
Giulietta Masina
Federico Fellini, oui.
François Chalais
En somme, pendant les années de votre mariage, vous vous êtes dit : " Tiens, ça, ça serait très amusant de mettre ça dans un film " ou bien, est-ce qu'un beau jour, lorsque vous avez fait ce scénario, lorsque que Fellini a fait ce scénario avec ses collaborateurs, il était impossible pour lui de faire un autre personnage que celui-là ? Je veux dire que cette image s'est imposée, ce personnage s'est tellement imposé à lui, on dirait qu'il s'est déchargé de quelque chose qu'il avait sur le coeur.
Giulietta Masina
Ah oui, je pense que oui.
François Chalais
C'est très curieux parce qu'on a l'impression, maintenant, que faire autre chose, que pour faire un autre film, ça va être très difficile, qu'il a tout mis dans celui-là. Ce n'est pas son premier film. Il en a fait d'autres qui étaient charmants aussi...
Giulietta Masina
Pour moi, actrice, c'est très difficile de faire des autres films. Parce que j'ai peur que le public en attende toujours de moi des personnages comme Gesolmina. C'est très difficile, dans la carrière d'une actrice, de trouver des personnages comme celui-là, n'est-ce pas ? Je pense que je vais tourner, maintenant, un autre film avec mon mari Federico Fellini, "Il Bidone".
François Chalais
Qu'est-ce que c'est, "Il Bidone" ?
Giulietta Masina
"Il Bidone", c'est un peu difficile à expliquer.
François Chalais
En français, " bidon ", ça veut dire faux, escroc.
Giulietta Masina
C'est un escroc, oui. Mais c'est un mot d'argot.
François Chalais
Oui, en français aussi.
Giulietta Masina
En français aussi ?
François Chalais
Oui, c'est un récipient, mais quelqu'un qui est bidon, c'est justement un escroc, c'est quelqu'un qui veut tromper. Nous avons quand même des affinités, vous voyez ?
Giulietta Masina
Et après "Il Bidone", je dois faire un autre personnage féminin, j'espère, très important avec Federico. Ce n'est Gesolmina mais c'est un autre personnage.
François Chalais
Qu'est-ce que c'est ? Vous pouvez déjà en parler ? Vous ne voulez pas ?
Giulietta Masina
Non.
François Chalais
On ne va pas vous obliger. On n'est pas là pour mettre le couteau sur la gorge aux gens. On préfère vous revoir quand vous en parlerez..
Giulietta Masina
C'est un projet, c'est une idée. C'est un peu difficile de parler d'un personnage qui n'a encore pas de caractère précis.
François Chalais
Dans "Il Bidone", qu'est-ce que vous faites ? Ca, vous pouvez en parler, quand même ?
Giulietta Masina
Oui. C'est le personnage d'une femme qui a épousé un artiste. Elle pense qu'il est un artiste, un peintre. Mais pour vivre, il doit faire quelques bidons, n'est-ce pas ?
François Chalais
Oui, être fourbe.
Giulietta Masina
L'acteur, qui sera mon mari, il est encore Richard Basehart qui était le fou dans le film "La Strada". Et nous avons un petit enfant. Et j'aime beaucoup mon mari, mon mari aime beaucoup le petit enfant.
François Chalais
Et vous aussi ?
Giulietta Masina
Et moi aussi, oui. Mais c'est des caractères très [debole]... comment on dit ?
François Chalais
Si je le savais ! Des caractères, en tout cas, très complexes ?
Giulietta Masina
Oui, des caractères très... Et sa femme, elle vient à savoir sa double vie à lui. Alors, il y a des scènes dramatiques, pathétiques. C'est très très difficile, pour moi, d'expliquer un personnage quand je ne suis pas patron de la langue.
François Chalais
En tout cas, c'est une peinture à laquelle il faut prendre garde. Mais votre personnage de... Comment on dit ?
Giulietta Masina
Gesolmina.
François Chalais
Je n'y arriverais jamais. Encore une fois ?
Giulietta Masina
Vous savez qu'est-ce que c'est, Gesolmina ?
François Chalais
Oui, c'est le jasmin.
Giulietta Masina
Les petites fleurs, n'est-ce pas ?, blanches, très parfumées, petites.
François Chalais
Alors, ce personnage, quand on vous voit, par exemple, dans la rue, les gens vous appellent comme ça, non ?
Giulietta Masina
Oui. Mais les enfants, on me court derrière, et on m'appelle Gesolmina [Arriva Zanpano], n'est-ce pas ?
François Chalais
Qui est la phrase leitmotiv du film.
Giulietta Masina
C'est les mots du personnage que je fais, le numero de clown que je fais dans " La Strada ".
François Chalais
Et est-ce que Gesolmina reçoit des lettres ?
Giulietta Masina
Oui, beaucoup beaucoup de lettres.
François Chalais
Plus que vous ?
Giulietta Masina
Plus que moi, oui.
François Chalais
Et qu'est-ce qu'on lui dit ?
Giulietta Masina
Un peu de tout. Il y a des lettres très brèves où on a écrit seulement " Merci ", seulement " Merci ". Et après, des longues lettres. Par tout le monde : par le public un peu plus... Comment dire ? Un peu plus intellectuel et puis le public plus simple qui voit et qui s'amuse avec une facilité, avec l'instinct, n'est-ce pas ?
François Chalais
Mais avant "La Strada", vous aviez déjà tourné des films ?
Giulietta Masina
Oui, j'ai tourné quelques films. Mais j'ai fait toujours des rôles...
François Chalais
Secondaires ?
Giulietta Masina
Oui, secondaires. Et j'ai fait aussi du théâtre au Théâtre de l'université de Rome.
François Chalais
Et le français, vous l'avez appris où ?
Giulietta Masina
A l'école, mal.
François Chalais
C'était une bonne école.
Giulietta Masina
Mais je ne parle jamais français. Alors c'est difficile. Je ne me rappelle rien.
François Chalais
Vous voyez, il faut venir ici pour discuter un petit peu. En tout cas, moi, je suis très content, encore une fois, que ce film, "La Strada" ait du succès en France. Parce que ça me donne d'abord une bonne opinion de mon pays qui l'accepte aussi gentiment. C'est que quelquefois, on se demande si c'est tellement bien qu'on le croie. Et bien, là, c'est bien. Ils ont aimé "La Strada", et tous, n'est-ce pas ? Ensuite, cela prouve surtout que des films aussi difficiles permettent encore de faire des affaires. Là, c'est un argument qu'il faut, de temps en temps, donner dans le cinéma. Parce que très souvent, les films non-conformistes sont des films très ennuyeux. Il y a quelques plans qui sont très bons. On se dit : " Mon Dieu ! Ils ont inventé le travelling à l'envers, à reculons, je-ne-sais-pas-quoi en même temps ", n'est-ce pas ? Et c'est, en général, pas très gai. Et là, c'est un film qui peut être vu par tous les gens, par ceux qui vous écrivent " Merci " en faisant des fautes d'orthographes, mais aussi par ceux qui donnent de l'argent pour faire des films.
Giulietta Masina
Oui. Je suis très contente que le film, à Paris, marche très très bien. Le public et la critique m'ont gâtée, beaucoup. Je remercie tout le monde de m'avoir donné tellement beaucoup de... Comment dire ? de " felicita " ?
François Chalais
Ce n'est pas la peine de traduire.
Giulietta Masina
Merci.