De nos envoyés spéciaux : le Congo en octobre 1960

07 octobre 1960
13m 46s
Réf. 00090

Notice

Résumé :

Cinq colonnes à la une revient au Congo-Léopoldville en octobre 1960 pour rencontrer les acteurs de la crise congolaise, après les destitutions respectives du Premier ministre Lumumba et du président Kasavubu, puis le putsch du colonel Mobutu qui a nommé un collège de commissaires en remplacement du gouvernement.

Type de média :
Date de diffusion :
07 octobre 1960
Source :

Éclairage

Le Congo accède à l'indépendance le 30 juin 1960 mais entre en crise dès le 5 juillet. La mutinerie de la force publique contre l'encadrement belge opposé à une africanisation des militaires provoque des troubles et l'exode de la communauté européenne. Bruxelles décide unilatéralement d'envoyer des troupes et soutient Moïse Tshombe et Albert Kalonji, leaders des provinces les plus riches du Katanga et du Sud-Kasaï, dans leur décision de faire sécession. Le gouvernement congolais se trouve aux commandes d'un État désorganisé dès sa formation et soumis à de fortes forces centrifuges entretenues par certains pays occidentaux et sociétés belges. Les autorités de Léopoldville font appel à l'Organisation des Nations-Unies (ONU) pour obtenir le départ des troupes belges et le retour à l'unité nationale. Le conseil de sécurité invite Bruxelles à retirer ses troupes et des casques bleus sont envoyés. Mais leur mission est d'assurer le retour à l'ordre intérieur et non la restauration de l'intégrité territoriale. Le gouvernement congolais décide alors d'envoyer sa nouvelle armée reconquérir le Katanga et le Kasaï et de faire jouer la menace d'une aide soviétique. L'armée nationale congolaise (ANC) avance dans le Sud-Kasaï fin août, au prix du massacre de nombreux civils Baluba, puis s'embourbe au Katanga. Surtout, le colonel Mobutu, proche de Lumumba qui a été nommé chef d'État-major de l'ANC en juillet, décide seul de mettre fin aux combats. Le président Kasavubu démet Lumumba de ses fonctions le 5 septembre et le remplace par Joseph Ileo, un politique jugé modéré. Lumumba dénonce cette initiative en destituant à son tour le président. Les deux chambres s'opposent à ces destitutions le 13 septembre, mais le colonel Mobutu réalise un putsch le lendemain. Il annonce qu'il neutralise les gouvernements et les parlementaires jusqu'au 31 décembre 1960 en les invitant à trouver un accord. Le gouvernement congolais est alors remplacé par un collège de commissaires généraux.

C'est dans ce contexte que Roger Louis revient à Léopoldville où il retrouve la même campagne de propagande menée contre Lumumba, accusé d'être prosoviétique et colonialiste, à travers les propos du militant Abako interviewé. Le reporter rencontre les différentes autorités de Léopoldville pour essayer de comprendre la situation politique. Au premier rang, le colonel Mobutu qui a réalisé le putsch militaire du 14 septembre. Mobutu justifie son action par la volonté d'arrêter les massacres qui ont accompagné la reconquête territoriale de l'ANC et de mettre fin à l'opposition à la tête de l'État entre le président et le premier ministre. Se présentant comme le « seul élément modérateur », il se place au-dessus des mêlées politiques en les écartant pour qu'ils parviennent à un accord. Poussé par les États-Unis, c'est pourtant bien un coup d'État qu'il vient de réaliser en maintenant un président fantoche et en organisant l'expulsion de Lumumba qui se trouve placé en résidence surveillée. Les trois autres politiques rencontrés refusent unanimement tout accord et retour de Lumumba. Le président Kasavubu et Joseph Ileo dénoncent sa démagogie tandis que le dirigeant du Sud-Kasaï l'accuse du massacre des Baluba et s'oppose à sa vision d'un État unitaire. Lumumba apparaît isolé politiquement après le retournement de son chef d'État-major. Roger Louis réalise enfin l'interview de deux commissaires généraux du collège institué par Mobutu, dont l'ancien étudiant en psychologie Mario Cardoso qui a participé au nom du Mouvement National Congolais à la table ronde à Bruxelles en janvier 1960 et se trouve en charge de l'éducation nationale. Mario Cardoso et son collègue soulignent la fonction attribuée à ce gouvernement provisoire d'universitaires de remettre en route l'État qui se trouve confronté à de grandes difficultés politiques et économiques.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

Roger Louis
Quel jeu joue monsieur le colonel Mobutu ? Je crois qu’il n’est jamais arrivé, dans aucun pays, de vivre l’aventure que vous vivez maintenant ?
(Musique)
Roger Louis
Un mois après, nous voici donc dans l’avion qui nous ramène au Congo. Ce Congo où, sous un voile de comédie, se joue une partie dont l’enjeu est lourd de conséquences. J’ai revu la poste où, il y a trente jours à peine, deux postiers venus de Belgique vous avaient dit qu’ils croyaient avoir trouvé une solution. Quinze jours plus tard, ils sont repartis. J’ai revu les vendeurs de journaux, j’ai revu la cité indigène de Léopoldville où je n’ai rencontré, cette fois encore, aucun Blanc. Par contre, j’ai retrouvé Manuel, qui, il y a un mois, manifestait contre Lumumba. Cette fois, c’est lui qui m’a interviewé.
Manuel
Oui, mais en Europe, par exemple, que pensez-vous exactement de notre gouvernement avec le gouvernement de monsieur Lumumba ?
Roger Louis
Non, en Europe, on ne comprend plus rien. On croit qu’il y a quatre gouvernements, et on ne comprend plus, c’est tout. On ne comprend pas qui commande.
Manuel
Non, mais dans notre imagination, neuf sur dix savent déjà que c’est Kasa-Vubu qui commande. Le gouvernement, il est haut. C’est tout ce qu’il y a. Parce que monsieur Lumumba, il marche à chaque fois en dictature. Alors la dictature, ça ne nous plaît pas. Et les colonialistes, nous ne voulons plus ça. Pour ainsi dire, nous ne sommes pas tellement d’accord avec les colonialistes. Nous ne voulons plus entendre ce nom-là. S’ils veulent aller faire, ça, ses airs de colonialiste, ils peuvent aller chez eux.
Roger Louis
Qui c’est, les colonialistes d’après vous ?
Manuel
Par exemple les Soviétiques.
Roger Louis
Et puis ?
Manuel
Bon, il y en a encore beaucoup.
Roger Louis
Encore ?
Manuel
Il y en a encore beaucoup, il y a beaucoup de races, et ça je ne peux pas vous… Je ne me souviens plus.
Roger Louis
Pour vous, les colonialistes, c’est les Soviétiques ?
Manuel
Mais les maîtres, ce sont les Soviétiques, surtout le Khrouchtchev. Celui-là, c’est le fameux. C’est comme le président des colonialistes. Le communisme… Mais chez nous autres, nous n’aimons pas ça. Ce que nous aimons, tous les jours, c’est d’être comme ça. Nous ne voulons plus qu’on soit dirigés par des gens. Ça nous suffit d’être esclavagés avec le Belge, mais pas avec les Soviets. Mais pas d’avoir encore une deuxième souffrance.
Roger Louis
Pour Manuel, donc, tout paraît simple. Mais en fait, qui commande au Congo ? Qui faut-il prendre au sérieux ? Pour vous permettre de juger, j’ai rencontré tous ceux qui prétendent parler au nom de la légalité. Tout d’abord, le colonel Mobutu. On n’entre pas chez lui comme dans un moulin, c’est le moins qu’on puisse dire.
(Musique)
Roger Louis
Mon colonel, qu’est-ce qui vous a amené à prendre la décision que vous avez prise ?
Mobutu
C’était pour éviter l’effusion de sang, parce que pour moi, le sang [qu'on versait] est précieux, et pour éviter, n’est-ce pas, le chaos. Parce qu’il fut un moment où, moralement, n’est-ce pas, je ne pouvais plus tenir le coup. J’avais, d’ailleurs, donné ma démission à monsieur Lumumba qui n’a pas accepté, et à monsieur Kasa-Vubu, qui a fait de même. Les deux ne voulaient pas accepter ma démission. Alors, donc je ne savais pas, en conscience, prendre parti au nom de l’armée ni pour l’un, ni pour l’autre. Alors, j’ai réuni tous mes officiers et sous-officiers. Je leur ai posé la question, n’est-ce pas, le problème d’une façon brutale, dans cette affaire. Je suis d’ailleurs le seul élément modérateur, puisque tout le monde m’a poussé, n’est-ce pas, [à opérer] au coup d’Etat militaire. Au lieu de le faire, n’est-ce pas, j’ai neutralisé les politiciens en leur donnant, n’est-ce pas, un délai, qu’ils se mettent d’accord.
Roger Louis
Quel est votre gros problème à l’heure actuelle ?
Mobutu
La réorganisation de mon armée, c’est tout. C’est ma seule ambition.
Roger Louis
Et votre plus grande difficulté ?
Mobutu
C’est du côté politique.
Roger Louis
A dix kilomètres de là, dans une luxueuse villa qui surplombe le Congo, j’ai rencontré trois autres personnages que Mobutu prétend avoir neutralisés, messieurs Kasa-Vubu, Ileo, et Kalonji. Quel est le problème qui vous préoccupe le plus à l’heure actuelle, en tant que président de la République ?
Kasa-Vubu
Le problème qui me préoccupe, c’est d’abord la question du chômage, parce qu’il faut donner à tout le monde à manger. Il y a la question de l’enseignement, parce qu’il nous faut des professeurs pour démarrer. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai pris de graves mesures, parce que le gouvernement, à qui j’ai mis confiance, en abusait. Au lieu d’assoir les gens, il les a fait tenir debout à tout moment. Au lieu de commencer à étudier le problème important du pays, ils ne s’occupent que des discours et des conférences de presse. Mais cela, la population n’en a pas besoin.
Joseph Iléo
Mais le principal problème est qu’il faut absolument qu’on arrive à une solution, n’est-ce pas. Il faut que l’on puisse résoudre la crise que nous connaissons actuellement. Nous ne pouvons pas laisser le pays dans la misère et dans la souffrance à cause des ambitions d’un seul homme.
Roger Louis
Est-ce que vous seriez prêt, malgré tout cela, dans le cadre d’une solution, à collaborer avec monsieur Lumumba ?
Joseph Iléo
Il n’en est pas question. Lumumba ne peut pas prétendre avoir le monopole de diriger ce pays. Il ne peut pas prétendre être le plus capable et le plus apte pour diriger ce pays. Et je crois que c’est plutôt le contraire qu’il [y a]. C’est un type qui… Je m’excuse, n’est-ce pas, de l’expression, mais je suis bien obligé de l’employer. Il ment comme il respire, n’est-ce pas. Il ne recule devant aucun mensonge. Il n’est pas chef de gouvernement. Il est révoqué, il reste révoqué.
Albert Kalonji
Lumumba est destitué et il ne réussira pas. Il y a beaucoup d’influences qui essaient de le remettre encore en selle, mais ils vont échouer lamentablement. Parce que nous, on n’est pas de la race à nous laisser faire. En tout cas, si jamais ils veulent replacer Lumumba dans son pouvoir, nous les Balubas, on lui dressera une barrière telle qu’il sera obligé de nous massacrer jusqu’au dernier. Je crois qu’alors le monde entier finira par s’émouvoir et qu’on ne nous laissera pas mourir sans prendre notre défense. Et à ce moment, se pose le problème de la [seconde Corée]. Au monde international, et surtout à l’ONU de prendre ses responsabilités.
Roger Louis
Derrière cette barricade, le diable en personne. Le personnage dont tout le monde continue à avoir peur, monsieur Lumumba, gardé par des soldats ghanéens de l’ONU. Monsieur Lumumba, dont la fille joue tranquillement dans le parc avec des soldats grandeur nature.
(Musique)
Roger Louis
Ça a été votre homme de confiance, quand même, Mobutu, non ?
Patrice Lumumba
Oui, ça a été un homme de confiance. Mobutu, il était mon secrétaire attaché au bureau de Bruxelles. Au moment de la formation du gouvernement, je l’ai fait venir ici. Je lui ai confié un poste important dans le gouvernement, secrétaire d’Etat à la présidence. Personnellement, je ne comprends pas son acte. Il a sa conscience. Il est venu, l’autre jour, me demander la réconciliation. Il a fait des démarches pour qu’il y ait une réconciliation entre monsieur Kasa-Vubu et moi-même. Je lui avais répondu que je n’avais pas d’autres sentiments que ceux de la réconciliation. Et il est parti. Et de temps à autre, il m’envoie une note. J’attends. Je ne comprends pas son jeu. Il se jugera lui-même. Pour l’observateur extérieur, il dit que je suis un perdant. Mais au contraire, toute la campagne faite contre moi est interprétée, par le peuple congolais, comme une campagne contre le renversement du gouvernement, une campagne contre l’indépendance que nous venons de conquérir.
Roger Louis
Il nous restait à découvrir les commissaires généraux. Ces jeunes étudiants appelés par Mobutu à diriger le pays. Il nous a fallu chercher longtemps, car ils ne dorment pas deux fois de suite dans le même lieu. Nous en avons quand même interviewé deux dans la cité indigène. Ecoutez-les.
(Musique)
Intervenant 1
Mais c’est assez original comme aventure. Mais je crois que nous avons pu… nous étions dans l’obligation de trouver une solution, originale si vous voulez, pour pouvoir combler le vacuum politique dans lequel notre pays était plongé.
Roger Louis
Dites-moi, il y a un mois, qu’est-ce que vous faisiez ?
Intervenant 1
Je faisais un peu de tout, c’est-à-dire que j’ai voyagé. J’ai pris des contacts aux Etats-Unis. J’ai fait un stage aux Nations unies. Enfin, j’ai voyagé un peu partout. J’ai même été à Elisabethville où j’ai travaillé avec Tshombe pour essayer de l’amener à la réconciliation avec le reste du pays.
Roger Louis
Et vous, qu’est-ce que vous faisiez avant ?
Intervenant 2
Il y a un mois d’ici, j’étais en vacances. Mais maintenant, nos vacances, elles passent dans le travail.
Roger Louis
Vous ne vous attendiez, ni l’un ni l’autre, à ce qui vous est arrivé il y a un mois ?
Intervenant 1
Non, pas du tout. Puis d’ailleurs, on ne le souhaitait pas.
Roger Louis
A qui obéissez-vous ?
Intervenant 1
Nous travaillons en collège, n’est-ce pas ? Nous travaillons en collège. Ce qui fait que nous devons d’abord nous entendre entre nous avant de prendre une décision. D’ailleurs, n’importe quel communiqué qui sort à la radio nationale doit d’abord être approuvé par tout le collège, le moindre communiqué. Ce qui fait que nous obéissons à nous-mêmes.
Roger Louis
C’est une direction collégiale ?
Intervenant 2
Oui, une direction collégiale exactement.
Roger Louis
Est-ce que vous êtes payés pour faire ce travail ?
Intervenant 1
Je dois dire que jusqu’à présent, nous ne sommes pas payés. Nous payons tout de notre propre poche. Nous avons d’ailleurs décidé en conseil que nous n’aurons pas de traitement. Nous aurons seulement des indemnités. Et nous aurons des moyens de transport. Et nous pourrions également être logés. Nous espérons tout de même que nous serons indemnisés pour ne pas mourir de faim, parce que nous devons absolument tenir le coup. Et voilà.
Roger Louis
Je crois que certains d’entre vous se trouvent dans une situation d’ailleurs assez délicate, de ce côté-là.
Intervenant 1
Ben oui, ben oui, il y en a plusieurs comme ça qui ne parviennent pas à payer leur restaurant ou des choses comme ça.
Roger Louis
Dites-moi, est-ce que vous croyez vraiment que vous pouvez faire quelque chose, à ce point ? C’est ça qui est important.
Intervenant 2
Vous savez jusqu’à présent, dans le service administratif où nous sommes, ça a l’air de bien démarrer. Vous savez, pour le moment, le personnel, ils sont arrivés à un stade de mécontentement. Ils sont saturés et ils en avaient marre en fait.
Intervenant 1
Saturés par la politique.
Intervenant 2
De tout côté, du matin au soir, on n’entendait que ça, politique et politique. Et ces gens de l’administration, ils en avaient marre. Nous sommes arrivés, ils ont dit : « Voilà, nous espérons que ces jeunes gens vont maintenant travailler. Nous pourrions aussi travailler ». Et ils sont tous prêts à nous aider. Et l’entente est bonne, enfin, dans tous les services, elle est bonne. On sent que ça démarre, que les gens reprennent confiance.
Intervenant 1
De toute façon, dans la situation où nous nous trouvons, nous avons tous le devoir d’espérer, n’est-ce pas. Nous sommes arrivés à tel point que l’espoir devient un devoir. Il faut absolument que nous tenions le coup. Parce qu’il y a beaucoup de copains à la cité, des citoyens qui nous ont dit que si vraiment, nous quittons, il n’y a plus rien qui reste. Cela dit… Ce qui fait que nous devons absolument assurer la transition. Et je crois par tous les moyens. Je dirais même que nous ne sortirions du building administratif qu’à coups de baïonnette, sinon, on ne sortira pas.
Roger Louis
Après cette réminiscence de Mirabeau, peut-on dire que la situation au Congo est plus claire ? Je vous laisse le soin d’y répondre. Un fait certain : elle est plus calme. Mais déjà, les vrais problèmes apparaissent. Le ravitaillement devient difficile, la paralysie économique commence à asphyxier ce grand corps sans âme. Et on évoque, à voix basse, à Léopoldville, le spectre d’une épidémie de peste bubonique en provenance du Kassaï. Le troisième acte commence.
(Musique)
(Silence)