Conférence de presse du général de Gaulle du 5 septembre 1960

05 septembre 1960
21m 07s
Réf. 00126

Notice

Résumé :

Lors de la conférence de presse du 5 septembre 1960, le général de Gaulle expose longuement sa position sur la politique française de décolonisation menée en Afrique noire, qui est dénoncée par les pays du bloc communiste et du groupe afro-asiatique comme une politique néocoloniale. Il évoque également la crise congolaise où se cristallise la guerre froide en Afrique.

Date de diffusion :
05 septembre 1960
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )
Personnalité(s) :

Éclairage

Lors de la conférence de presse du 5 septembre 1960, le général de Gaulle expose sa position sur la décolonisation. L'année 1960 est en effet marquée par l'accès à l'indépendance des colonies françaises d'Afrique noire et de Madagascar. Jusque-là, seule la Guinée était indépendante, depuis son refus de la Communauté lors du référendum du 28 septembre 1958. Mais entre le 1er janvier et le 27 avril 1960, c'est au tour du Cameroun et du Togo, placés sous la tutelle de l'ONU, de s'émanciper. Puis les républiques africaines et malgache de la communauté revendiquent leur droit de s'émanciper dans le cadre d'accords négociés avec la France, ce qui implique la transformation de la structure communautaire. La Fédération du Mali, regroupant le Sénégal et le Soudan, proclame son indépendance le 20 juin 1960, Madagascar le 26 juin, puis chacun des États du Conseil de l'Entente (Dahomey, Niger, Haute-Volta et Côte d'Ivoire) et de l'ancienne AEF (Tchad, République Centrafricaine, Congo-Brazzaville, Gabon) au cours du mois d'août. Parallèlement, l'indépendance du Congo belge proclamée dans la précipitation le 30 juin 1960, sans transmission de l'appareil administratif et militaire et avec de nombreuses forces centrifuges opposées à l'unité du pays, conduit à une grave crise et à l'intervention des casques bleus de l'ONU dès le mois de juillet (Voir le parcours Un cheminement toujours pacifique vers les indépendances ?). Le Congo devient le point central de la guerre froide en Afrique, où chaque puissance des deux blocs intervient pour soutenir des autorités congolaises concurrentes, depuis le colonel Mobutu poussé par les États-Unis jusqu'au Premier ministre Lumumba que l'Union soviétique soutient, en passant par l'aide apportée par la Belgique et la France au président sécessionniste du Katanga Moïse Tshombe.

Les autres États africains indépendants ne sont pas exemptés des luttes d'influence. Après la rupture brutale de la France, la Guinée passe dans un premier temps des accords de coopération avec l'Union soviétique puis avec la Chine populaire, tout en se plaçant parmi les leaders du groupe afro-asiatique pour la constitution d'une union africaine. De son côté, le général de Gaulle entend transformer la Communauté qui s'effrite en un ensemble plus informel reliant l'aide au développement des nouveaux États à leur soutien à la politique française sur la scène internationale, notamment sur les questions touchant à l'Algérie et au continent africain. C'est dans cette voie française, entre celle des deux blocs et du groupe afro-asiatique, que de Gaulle souhaite engager les États africains et malgache. C'est cette politique qui est aussi dénoncée comme du néocolonialisme par le bloc communiste et le groupe afro-asiatique. Les anciens membres de la communauté française ne sont pas venus à la conférence panafricaine organisée en août 1960 à Léopoldville, où Patrice Lumumba salue le « combat exemplaire » de l'Algérie qui « nous rappelle que l'on ne compose pas avec l'ennemi ». Ils soutiendront en décembre 1960 la position de la France sur la question algérienne devant l'ONU.

Cette « agitation », liée à la guerre froide dans l'Afrique indépendante et aux critiques contre la politique française de décolonisation, est dénoncée par de Gaulle lors de la conférence de presse. Il voit dans ces attaques la volonté de dirigeants communistes et des pays indépendants, comme Sékou Touré en Guinée, d'agiter le thème du colonialisme pour divertir leur population des problèmes de politique intérieure qu'ils ne parviennent pas à résoudre. Tout en rendant hommage à l'« œuvre colonisatrice », le Général réaffirme sa politique de décolonisation en Afrique, en l'inscrivant dans une pensée continue depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, les liens maintenus dans l'ensemble franco-africain doivent permettre une aide française au développement des États indépendants en contrepartie du soutien de ces derniers au rayonnement géopolitique de la France.

Bénédicte Brunet-La Ruche

Transcription

(Bruit)
Charles (de) Gaulle
Mesdames, Messieurs, je vous remercie d’être venus aussi nombreux à mon invitation. Nous sommes en une période dont le moins qu’on puisse en dire, c’est qu’elle est agitée. L’agitation qui se développe, dans beaucoup de régions du monde, et qui est reprise, développée à l’envi par toutes les voies de l’information, toutes les vôtres, cette agitation est caractéristique de notre époque. Mais si retentissants que puissent être ces éclats, ils ne sauraient, évidemment, ébranler ni intimider la France. Nous sommes, aujourd’hui, assez solides, assez équilibrés, assez sûrs de nous-mêmes pour ne pas nous laisser impressionner par la logomachie ni par la gesticulation. Sans doute nous n’ignorons pas, et nous n’ignorons même moins que personne, ce que les courants, qui tendent à bouleverser l’univers, peuvent avoir de profond et de dangereux. Et, du reste, sur chacune des grandes questions, nous avons fixé, et nous suivons fermement, la ligne que nous avons choisie. Mais nous n’en discernons pas moins ce qu’il y a d’excessif et d’artificiel dans toutes sortes de manifestations qu’on organise au sujet de ces problèmes. Et c’est pourquoi, encore une fois, nous ne nous laissons pas émouvoir par tout le tumulte, tous les flots d’invectives, de mises en demeure, de menaces qui sont lancées à partir de certaines contrées contre d’autres pays, et, en particulier, contre le nôtre. Et d’autant plus que, dans toute cette mise en scène, nous faisons la part de la tactique chez ceux qui font, pour ainsi dire, profession de troubler les autres. Du côté des totalitaires, il nous paraît évident qu’il s’agit, par les secousses spectaculaires de leur propagande, d’alarmer et, par conséquent, de dérouter l’Occident. Mais nous n’en mesurons pas moins à quelles difficultés internes s’y heurtent les dirigeants, dans les efforts qu’ils prodiguent soit pour imposer, à leur peuple, un système qui est contradictoire avec la nature humaine, soit pour apporter, à ce système, les correctifs qui sont peu à peu exigés par le mouvement des élites nouvelles et par le sourd mouvement des masses. Nous n’ignorons pas, non plus, que dans leur camp, les luttes des tendances, les intrigues des clans, les rivalités des personnes, aboutissent périodiquement à des crises implacables, dont les séquelles ou bien les prodromes ne laissent pas de les agiter. Et puis, nous savons que, chez eux, les griefs nationaux s’opposent malgré l’absolutisme de leur idéologie. Nous nous expliquons donc que trop bien que, chez eux, on se répande volontiers en propos virulents et en sorties sensationnelles afin de donner le change à l’intérieur et à l’extérieur [qui sont] d’ailleurs, en fait, dépassées, certaines limites. Et puis du côté d’un certain nombre parmi les pays hier colonisés, comme on dit, et qui aujourd’hui sont affranchis ou en cours de l’être dans de plus ou moins tumultueuses conditions, nous voyons bien à quels obstacles se heurtent les milieux dirigeants, pour faire vivre, pour organiser, pour développer les peuples qu’ils ont pris en charge. Alors, il est assez naturel que, dans ces unités, légitimités nationales fortes aléatoires, compte tenu de l’expérience et des capacités des hommes responsables qui ne sont pas toujours très bien assurés, et puis aussi des concurrences spectaculaires, qui, d’un pays à l’autre, peuvent exister entre leurs chefs, nous nous expliquons donc que les responsables trouvent assez commodes, de temps en temps, de dérouter vers la xénophobie les émotions passionnées des populations. Et le jeu est d’autant plus facile que les populations sont plus primitives. Assurément, parmi les nouveaux chefs politiques de ces Etats, il en est qui ont assez de courage et assez de lucidité pour se consacrer à la mise sur pied de leur Etat et au progrès réel de leur peuple. Ceux-là sont des hommes d’Etat. Mais, parmi les autres, beaucoup ne résistent pas au mouvement qui consiste à se précipiter dans des déclarations tonitruantes. Mais cependant, si la France, dans sa lucidité et dans sa sérénité, ne se laisse pas, encore une fois, émouvoir par tout ce fracas et tous ces tumultes, il n’en est pas moins vrai qu’elle est confrontée avec les graves problèmes qui en sont les prétextes ou les occasions. Mais sur chacun de ces problèmes, elle a pris et elle suit sa propre ligne. Autrement dit sa politique. Oui, sa politique est la sienne. C’est ce que je suis prêt, Mesdames, Messieurs, à préciser en répondant aux questions diverses que vous voudrez bien me poser.
(Bruit)
Journaliste
[INAUDIBLE] … Les problèmes qui tournent parfois à la [INAUDIBLE] et parallèlement, ou plutôt, par conséquence, la Communauté a évolué très rapidement, depuis sa création, dans ces conditions, dans cet ensemble un peu mouvant qu’est devenue la Communauté. Où se situe maintenant la place de choix qui doit être réservée à l’Algérie ?
Charles (de) Gaulle
Je vois deux questions dans celle que vous voulez bien me poser. L’une qui concerne la décolonisation dans son ensemble, et notamment en Afrique. Et je m’en vais y répondre. Ensuite, si vous voulez bien, je répondrai en particulier, car je pense bien que vous attendez tous à ce que vous me demanderez sur l’Algérie. Sur l’ensemble du mouvement de décolonisation qui existe d’un bout à l’autre du monde, je n’ai jamais cessé, depuis le jour même où la Guerre mondiale m’a amené à parler, à agir au nom de la France, je n’ai jamais cessé de suivre la même direction, considérant que l’émancipation des peuples – car c’est de ça qu’il s’agit – est conforme tout à la fois au génie de notre pays, au but que nos grands colonisateurs, par exemple Gallieni, Lyautey, avaient en vue dans leur œuvre colonisatrice, conforme aussi au mouvement irrésistible qui s’est déclenché dans le monde à l’occasion de la Guerre mondiale et de ce qui s’en est suivi, j’ai engagé dans cette voie-là, dans cette voie de l’émancipation des peuples, la politique de la France. Naguère et depuis deux ans, elle est orientée dans le même sens. Ce n’est pas, bien entendu, que je renie en quoi que ce soit l’œuvre colonisatrice qui a été accomplie par l’Occident européen et en particulier par la France. Je considère plus que jamais que cette œuvre fut belle, fut grande et fut féconde. Et ce n’est pas sans ironie que, de temps en temps, j’assiste aux fureurs anti-françaises auxquelles se livrent certains, qui, aujourd’hui, n’ont guère d’importance et d’audience qu’en vertu de ce qu’ils ont puisé dans le trésor de la France. Mais je n’en crois pas moins qu’il faut savoir quand le moment est venu. Et il est venu. Reconnaître à tous le droit de disposer d’eux-mêmes, leur faire, en principe, confiance, et même attendre d’eux qu’ils apportent, à leur tour, leur contribution au bien de notre humanité. C’est cela, en somme. Et ce n’est pas ailleurs qu’est sincèrement la politique de la France. Mais je crois que c’est à partir de l’œuvre déjà accomplie chez eux, par les colonisateurs, que les peuples qui s’affranchissent ont tout intérêt à entreprendre leur propre développement. Je considère comme absurde et comme ruineux une tendance qui consisterait… qui, parfois, consiste, pour eux, à marquer leur nouvel essor par la rupture des liens qui les unissaient avec les pays qui les ont précédés dans la civilisation, et notamment avec ceux qui la leur ont ouverte. Et c’est ce que je crois en particulier, depuis toujours, pour ceux des Etats qui sont venus de l’Union française. C’est un fait qui s’est établi entre eux et nous de leur fait et du nôtre, des liens qu’il serait lamentable de voir brisés dans le processus nouveau dans lequel ils sont, maintenant, engagés. Autrement dit, est-ce que les nouvelles souverainetés, les jeunes souverainetés doivent être acquises et exercées contre l’ancien colonisateur, et en le maudissant par surcroît ? Ou bien, au contraire, d’accord amicalement avec lui, et en usant de son concours ? La réponse me paraît être commandée par le bon sens. Et je répète qu’à quatorze républiques africaines et à la République malgache – qui sont venues de l’Union française et auxquelles a été reconnus leur libre choix et leur libre disposition d’elles-mêmes – eh bien, la France a proposé sa coopération. Une seule l’a refusée. Nous n’y avons créé aucun obstacle. Mais je ne vois réellement pas quel avantage elle en a tiré. Alors, d’une manière générale, dans le monde, ce grand mouvement qui fait accéder, à la souveraineté, les colonies, les protectorats, les dépendances, les pays sous mandat ou sous tutelle, ce grand mouvement il aurait fallu qu’il s’accomplisse sans secousse dangereuse et sans heurt fâcheux, violent. Mais pour qu’il en fût ainsi, il eut été nécessaire qu’il n’eût pas, là, une autre carrière, une nouvelle carrière, une carrière de plus ouverte à la rivalité entre la Russie et l’Amérique, qui sortaient de la Guerre mondiale avec tous les moyens de la puissance et de l’influence, et qui étaient les seuls à les avoir. On sait ce qui s’est produit. Du côté des Soviets, on s’efforce – tout en prenant, bien entendu, les moyens de faire en sorte que les allogènes qui dépendent de la Russie ne posent pas la question – en tout cas, on fait en sorte, on s’efforce de faire en sorte que toutes les agitations qui peuvent surgir dans les anciens empires soient utilisées comme tremplin contre les Occidentaux, en provoquant, en excitant tous les actes violents et tous les excès. En formant, en instruisant, pour la subversion et ensuite pour la dictature, des partisans dévoués au Kremlin. En faisant briller le mirage d’une aide économique et technique étendue. En évoquant, de temps en temps, la possibilité d’une intervention directe, on tâche et on réussit, en partie, à faire que l’évolution devienne une espèce de crise chronique, alors qu’elle pourrait s’accomplir normalement et pacifiquement. Et devant cette action des Soviets qui est doublée, d’ailleurs, par celle de la Chine communiste, hé bien, les Occidentaux auraient, à mon sens, pu affermir beaucoup la cause de la raison et du progrès s’ils s’étaient accordés, s’ils s’étaient soutenus réciproquement dans l’émancipation qu’ils pratiquaient chez les pays, hier, colonisés, au lieu d’apparaître, très souvent, en état de dispersion et même de rivalité. C’est ce que j’avais, d’ailleurs, exposé il y a bien longtemps, c’était en 1944, au président Roosevelt et, en 1945, au président Truman, quand je m’entretenais avec eux. Et l’ébranlement qui commençait à se produire. Et c’est ce que j’ai, vous le savez, proposé voici deux ans au président Eisenhower et à Monsieur Macmillan. Cela n’a pas encore été fait. Est-il trop tard pour bien faire ? Je ne le crois pas. Je suis persuadé que les Occidentaux, du moment qu’ils admettent la libre disposition des peuples – et c’est le cas – devraient se concerter en permanence, tout au moins entre les puissances mondiales de l’Ouest, pour encourager les peuples nouvellement libres à trouver une voie raisonnable. Je crois bien que ce qui se passe actuellement au Congo est tout à fait démonstratif à cet égard. Car enfin, si les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France avaient concerté leur attitude dans cette affaire dès le début de la crise, si les trois puissances avaient d’abord encouragé les Belges et les Congolais à établir leurs rapports dans des conditions pratiques et raisonnables, et si ces trois puissances, aussi, avaient pris des dispositions pour aider le démarrage du jeune Etat du Congo, et enfin, pour faire savoir que, dès lors que l’émancipation du Congo était assurée et garantie par l’Occident, aucune intervention venant d’ailleurs ne serait admise, eh bien, je crois bien que le résultat aurait été meilleur que l’anarchie sanglante qui existe dans ce nouvel Etat. Et je crois, en outre, que le prestige, la cohésion de l’Occident auraient été mieux assurés de cette manière qu’en s'effaçant derrière l’action inadéquate et très coûteuse des Nations dites unies. Il est vrai que pour faire une telle politique, il aurait fallu une alliance qui ne fut pas, qui ne soit pas circonscrite seulement dans les limites de l’actuel OTAN. Voilà ce que je peux vous dire en ce qui concerne la question d’ensemble que vous m’avez posée sur la décolonisation en général, et notamment sur l’état d’esprit avec lequel nous y assistons et nous y participons en Afrique.