Interview de Guy Mollet : la guerre en Algérie

12 novembre 1956
05m 07s
Réf. 00218

Notice

Résumé :

Le journaliste Pierre Sabbagh interroge dans son bureau de Matignon le président du Conseil Guy Mollet sur la politique algérienne.

Type de média :
Date de diffusion :
12 novembre 1956
Source :
Personnalité(s) :

Éclairage

L'année 1956 voit une aggravation de la guerre d'Algérie illustrée, côté français, par l'intensification des opérations françaises dites de "pacification", et côté algérien, par le ralliement des musulmans modérés au FLN, qui étend ainsi son emprise sur toute l'Algérie. Un nouveau cap est franchi le 22 octobre. Un avion marocain emmène alors quatre dirigeants du FLN - Ben Bella, Boudiaf, Aït Ahmed et Khider - à Tunis. Ils doivent rencontrer Habib Bourguiba pour jeter les bases d'une Union Nord Africaine comprenant une Algérie libre. Mais le DC3 est arraisonné par l'armée française.

L'arrestation de ces dirigeants s'apparente à un acte de piraterie que Guy Mollet cautionne, en dépit de la démission d'Alain Savary, son secrétaire d'État aux Affaires Étrangères. Persuadé que le FLN est ainsi décapité - alors qu'au contraire, cet événement en renforce la tendance dure - le gouvernement espère obtenir un succès militaire décisif débouchant sur un "cessez-le-feu sans conditions politiques préalables". L'idée de négociation est ajournée. Enfin, le gouvernement réitère avec fermeté le principe des "liens indissolubles entre l'Algérie et la métropole". Cette politique univoque niant la réalité du nationalisme algérien va se heurter à la situation sur le terrain : l'armée française est incapable de venir à bout de la guérilla menée par l'ALN.

Au milieu des années 1950, le nombre de foyers français équipés d'un téléviseur décolle : 1% en 1954, 6,1% en 1957. Cette croissance renforce la conviction chez les hommes politiques que la télévision devient capitale dans la gestion de leur image publique et la présentation de leurs décisions politiques.

Selon cette logique, Guy Mollet reçoit la RTF fin 1956 pour faire un tour d'horizon de l'actualité en répondant aux questions des téléspectateurs dont le journaliste Pierre Sabbagh se fait "l'interprète". Durant leur entretien, les gros plans sur Guy Mollet soulignent la gravité de ses propos. Conscient de l'enjeu de cet interview, il fixe à plusieurs reprises la caméra plutôt que le journaliste. C'est une nouveauté, du moins dans un dispositif ne s'apparentant pas à une déclaration officielle télévisée [Carole Lécuyer, "Documents d'actualité 1956" in Ageron Françoise, Lévy Marie-Françoise, Voir et savoir. Images du temps présent à la télévision, INA, 1997). Guy Mollet s'adresse ainsi directement aux téléspectateurs, pour faire passer un message fort : "la fermeté" et le maintien des objectifs du gouvernement en Algérie.

Cette émission illustre le fait que, sous le gouvernement Guy Mollet, s'institue un nouveau type de rapport entre les Français et le gouvernement avec la télévision comme médiateur [Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République. Les années 1950, Complexe, 1999].

Philippe Tétart

Transcription

(Silence)
Pierre Sabbagh
Monsieur le président, ce soir, je suis venu sans courrier. Je suis venu sans courrier, non qu'il y n'ait pas des lettres ; il y a beaucoup de lettres ; les spectateurs vous écrivent, très nombreux, mais ils posent des problèmes qui sont, je crois, les problèmes «à l'année» de la France, à savoir la reconstruction, la cherté de la vie, les salaires, etc. Mais il y a, je crois en ce moment des questions d'actualité, qu'ils vont écrire, qu'ils vont poser, et je me suis permis ce soir d'être leur interprète, car le courrier n'est pas encore parvenu sur ces questions. Ces questions sont : l'Algérie, la Hongrie, Suez, autant de questions brûlantes d'actualité. Et je voudrais me permettre de vous poser quelques questions tout d'abord sur l'Algérie. Est-ce que les récents événements, je veux dire par là la capture de l'Athos, la capture également des chefs du F.L.N. et le débarquement franco-britannique en Egypte ; est-ce que ces événements vous ont-ils conduit à modifier vos intentions sur le règlement du problème algérien ?
Guy Mollet
Je conçois fort bien que l'on se pose cette question, je sais même que certains se la posent. Eh bien non. La politique française n'est modifiée en rien. Elle reste, elle restera aussi libérale. Et s'ils en étaient qui puissent croire que nous avons l'intention d'exploiter nos succès pour revenir à une politique de force et imposer une solution militaire, ceux-là se trompent cruellement. Nos objectifs sont restés les mêmes. J'ai eu l'occasion de le dire déjà souvent, le premier de nos objectifs… ... le cessez-le-feu. c'est le cessez le feu, et un cessez-le-feu sans condition politique préalable. Une fois que le recours à la violence sera ainsi abandonné, alors oui, nous sommes prêts à des discussions, discussions les plus libres sur le statut futur de l'Algérie. Le cessez-le-feu, nous sommes même prêts à des contacts dont j'ai dit d'ailleurs qu'ils ne sauraient être qu'officiels et directs, mais avec ceux qui se battent. Les négociations, elles, devront avoir lieu avec des représentants élus, qui certainement ne seront pas tous des représentants de la tendance extrémiste F.L.N. Ma conviction, c'est qu'en l'état actuel des choses, le fait nouveau important, c'est que ceux de nos adversaires qui avaient cru pouvoir imposer une solution militaire, qui parlaient d'un Diên Biên Phû, aujourd'hui savent qu'ils n'imposeront pas de solution par la force. Autrement dit, qu'il est nécessaire pour eux d'en venir à la discussion et d'abord au cessez-le-feu.
Pierre Sabbagh
Et sur le plan des rappelés, ils continueront à rentrer, tous seront revenus pour les fêtes de fin d'année ?
Guy Mollet
Bien sûr, j'ai pris une habitude, je sais que le pays l'a compris, je fais peu de promesses, mais quand je me crois amené à faire une promesse au nom du gouvernement, je la tiens. Les rappelés rentreront à la cadence prévue.
Pierre Sabbagh
Bien. Pouvons-nous parler du statut de l'Algérie ? Comment envisagez-vous le futur statut ?
Guy Mollet
Oui, je voudrais d'abord ne pas retenir le mot «statut», enfin, en ce sens qu'il rappellerait trop un passé récent. Mais l'organisation future de l'Algérie devra tenir compte de trois principes essentiels, trois principes de direction. Le premier, c'est l'égalité des droits. L'égalité des droits, c'est trop facile à exprimer et je soutiens que ce n'est pas tellement difficile à réaliser. Il nous faut assurer à chaque Algérien, homme comme femme, une participation équitable au travail, aux ressources, aux responsabilités, une égalité des droits aussi bien politiques, économiques que sociaux. Evidemment ceci demandera un immense effort de la métropole ; mais encore une fois, je crois qu'avec beaucoup de bonne volonté et un effort réel, c'est assez facilement réalisable. La deuxième préoccupation, simple à exprimer, est difficile à réaliser : c'est celle qui consiste à faire qu'aucun des groupes ethniques -on parle souvent de deux, on oppose d'un côté les Français ou Européens d'Algérie aux musulmans, c'est trop vite dit d'ailleurs, il faudrait parler de Kabyles, d'Arabes - mais, qu'aucun des groupes ethniques ne puisse imposer à l'autre sa volonté ; autrement dit, qu'il ne puisse pas y avoir de discrimination du fait que vous appartenez à tel ou à tel groupe ethnique. Et enfin la dernière notion, c'est celle des liens avec la métropole. Or, dès l'instant où nous avons des groupes ethniques différents, il faudra bien un arbitre ; et cet arbitre, à mon avis, ça devra être la métropole ; autrement dit il nous faudra à la fois assurer une certaine autonomie de gestion pour ce qui sera de la compétence de l'Algérie même, ce qui constituera donc la personnalité algérienne, et dans le même temps les liens indissolubles entre l'Algérie et la métropole.