La Lainière état des lieux un an après le dépôt de bilan

27 septembre 1997
06m 20s
Réf. 00022

Notice

Résumé :
Le 17 septembre 1996, la Lainière de Roubaix déposait son bilan, l'entreprise de tissage et de filage connaissait un conflit social important. Après la reprise par un de ses cadres, Jacques Chapurlat, celui-ci devait se séparer de la moitié des 587 salariés, 257 personnes reçurent leur lettre de licenciement.
Type de média :
Date de diffusion :
27 septembre 1997
Source :
France 3 (Collection: Vu d'ici )
Thèmes :
Lieux :

Éclairage

La Lainière de Roubaix est une des dernières grandes entreprises de textile de la métropole lilloise à disparaître. En 1982, c’était Motte-Bossut, l’autre fleuron industriel roubaisien, qui avait été liquidé. Quinze ans plus tard, la Lainière vit ses derniers instants et marque la fin d’une activité qui avait fait la richesse de Roubaix. Réalisé en 1997, le reportage revient sur le dépôt de bilan de la Lainière déclaré le 30 avril 1996. Le commentaire précise que le déclin de l’entreprise a été "amorcé il y a vingt ans", autrement dit dans les années 1970. C’est l’histoire d’une spectaculaire réussite industrielle et familiale qui, en moins de cent ans, tourne au drame social.

La Lainière de Roubaix était le symbole de la prospérité de Roubaix. Elle a été fondée en 1911 par Jean Prouvost, le petit-fils d’Amédée Prouvost qui, soixante ans plus tôt, avait ouvert la Société de peignage éponyme. L’ouverture d’une filature comme la Lainière, à une époque où la famille Prouvost-Lefebvre détenait le plus grand peignage mécanique du monde, montre sa volonté de bâtir un empire industriel intégrant les différentes étapes de production. Cela dit, Jean Prouvost, bien que marié à une héritière Lefebvre, n’a d’abord pas reçu le soutien familial et a porté seul ce qui n’était au début qu’une usine modeste. Durant la Première Guerre mondiale, celle-ci est pillée et saccagée par les Allemands. En 1919, Jean Prouvost en bâtit une nouvelle, encore plus grande, reliée au Peignage Amédée par un chemin de fer. Mais cet industriel qui rêve d’empire, et qui commence à se rapprocher du monde de la presse, continue de développer sa société indépendamment des autres sociétés familiales. Tout d’abord en aménageant autour de l’usine un site industriel empreint de paternalisme (logements ouvriers, services sociaux, équipements sportifs). Puis en ouvrant ses activités, en particulier avec la création de la marque de fil à tricot Pingouin en 1927, des chaussettes Stemm en 1948 ou les tricots Rodier en 1955. Dans les années 1950,  la Lainière de Roubaix emploie plus de 7000 personnes. Sa marque emblématique Pinguoin écoule 90 millions de pelotes de laine par an, Stemm 12,5 millions de paires de chaussettes. L’entreprise, grande importatrice de laine provenant des territoires du Commonwealth, reçoit la visite de la reine d’Angleterre Elisabeth II le 11 avril 1957, événement largement relayé par la presse, comme Paris-Match, titre détenu par Jean Prouvost. Puis le 30 mars 1960, c’est au tour de Nikita Khrouchtchev de visiter le site de la Lainière, présenté comme "l’exemple typique de centre industriel moderne". Au début des années 1970, la Lainière gère 25 sociétés et prend la forme d’une holding en 1973. Mais l’industrie lainière a entamé un déclin qui, après la mort de Jean Prouvost en 1978, précipitera la Lainière de Roubaix dans une chute inexorable.

Les facteurs du déclin de l’industrie lainière sont multiples. En premier lieu, il faut noter la modernisation de l’appareil productif de l’après-guerre qui, tout en augmentant la productivité, entraîne les premières réductions d’effectifs (première vague de licenciements à la Lainière en 1966). Puis, l’arrivée sur le marché de fibres synthétiques qui concurrencent la laine. Enfin, la généralisation du libre-échangisme qui, dans un contexte de décolonisation privant la France d’immenses débouchés économiques, permet l’émergence de puissances concurrentes, en particulier la Chine après la mort de Mao Zedong en 1976. Mais c’est la financiarisation accrue de l’empire Prouvost qui finit de le décomposer. La disparition du fondateur de la Lainière laisse court à une véritable guerre de succession entre les alliés traditionnels et le PDG Christian Derveloy, un ingénieur ambitieux, étranger au Nord et à la famille Prouvost-Lefebvre. Ce dernier profite du désengagement financier des petites-filles du fondateur, pour acquérir la majorité du capital. À la fin des années 1980, cette guerre de succession prend des allures de "Dallas", quand Jérôme Seydoux, PDG des Chargeurs réunis, lance une OPA hostile pour prendre le contrôle de l’ensemble du groupe Prouvost rassemblant alors toutes les sociétés de la famille, et dont la Lainière de Roubaix (puis VEV) est la holding gestionnaire depuis 1980. Derveloy finit par céder à Seydoux les filiales de négoce, peignage, et tissage, tombant ainsi dans les mains d’une multinationale dont les intérêts nordistes sont loin d’être prioritaires. Malgré cette lourde cession et un endettement massif, Derveloy est convaincu qu’un accroissement du patrimoine du groupe lui sera bénéfique. Aussi n’hésite-t-il pas à racheter les entreprises textiles de Bernard Arnault, issues de l’ancien empire Willot. Derveloy rachète, s’endette encore plus et restructure ses possessions en réduisant les effectifs roubaisiens, et en déplaçant son siège à Paris. En 1991, ses créanciers le lâchent et le pousse à la démission. Le groupe est revendu, sous le contrôle de l’Etat. En 1993, la Lainière de Roubaix est détachée de VEV et revendue, pour une somme symbolique, à Filip Verbeke. Cet industriel belge, spécialisé dans le rachat d’entreprises du Nord-Pas de Calais, obtient la bénédiction de l’Etat pour emprunter 65 millions de francs – il a pourtant déjà treize dépôts de bilan à son actif. Or, l’investissement ne suit pas et Verbeke fait l’objet d’une information judiciaire pour "mouvement de fonds suspects", concernant notamment une remontée vers sa maison mère belge de fonds appartenant à la Lainière, de l’ordre de 80 millions de francs. En 1996, il se retire et la Lainière se déclare en cessation de paiement : premier dépôt de bilan.

Dans le reportage, le PDG repreneur Jacques Chapurlat, fort de 40 millions de francs d’aide publique, semble optimiste, tout en précisant que la Lainière "n’est plus qu’une PME" employant 250 ouvriers. Au début du sujet, une ouvrière confie ses craintes : "Eux ils sont licenciés, peut-être que les prochains ça va être nous. On est dans le même bateau". Prémonition, Chapurlat n’arrivera pas à relever la barre et déposera à nouveau le bilan en 1999. En décembre, la liquidation de la Lainière est prononcée. La chute de la Lainière a été progressive et a été jalonnée de vingt plans sociaux depuis les années 1960. Chaque plan social a fait l’objet de luttes syndicales et de mouvements de grève. C’est lors de la reprise par Verbeke à partir de 1993 que la lutte a été la plus dure, symbolisée notamment par des affrontements avec les CRS et la mobilisation de certains élus locaux. Finalement les ouvriers n’ont pu empêcher la lente agonie de leur entreprise qui paraissait insubmersible, mais dont les vagues de licenciements ont fini d’avoir raison.


Sources :

- L. Trenard (dir.), Histoire d’une métropole. Lille-Roubaix-Tourcoing, Privat, 1977.

- P. Pouchain, Les maîtres du Nord du XIXe siècle à nos jours, Perrin, 1998.

- J.-C. Daumas, "L’industrie lainière en France : un siècle de mutations (1870-1973)", Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°47, 1997.

- G. Dupuy, "Roubaix : la Lainière sur le fil", L’Express, 23 mai 1996.

- H. Beaudouin, "Soupçons sur la Lainière de Roubaix. Une information judiciaire vise son PDG actuel, Filip Verbeke", Libération, 19 juillet 1996.
Thomas Boggio

Transcription

(Musique)
(Bruit)
Salarié
Bah... On dirait qu'on reçoit un coup de massue sur la tête, pour commencer, et puis après le temps que ça se décante, moi j'ai fait une grave dépression, quoi. Je commence à m'en sortir un peu maintenant.
(Bruit)
Salariée
On a déjà vécu des temps difficiles à La Lainière, mais je crois que cette fois ...euh..., tout au moins cette période-là a été vraiment... horrible.
Jacques Chapurlat
Il faut considérer qu'un dépôt de bilan, c'est un constat d'échec, et que les mêmes causes produisant les mêmes effets, il faut changer des choses si on veut réussir demain.
Katie Berthe
Alors eux ils sont licenciés, peut-être que les prochains, ça va être nous... Alors on est dans le même bateau.
(Musique)
Journaliste
Le 17 septembre 1996, la justice désigne enfin un repreneur pour La Lainière de Roubaix, après plusieurs mois de pressions syndicales et politiques, la liquidation est évitée, pas les licenciements. La moitié des 587 emplois est supprimée. Malgré une histoire mouvementée, la filature n'avait encore jamais déposé son bilan; toutefois, jamais la situation n'avait été aussi dramatique. Endettée, exsangue, déficitaire, La Lainière alors propriété du groupe belge Verbeke, achève un déclin amorcé il y a 20 ans;  une page glorieuse de l'histoire du textile est tournée.
Speaker
Véritable cité dans la cité, cet immense complexe qui s'étend sur 40 hectares emploie 7000 personnes. Avec ses usines, ses quartiers d'habitation, ses services sociaux, son stade, il offre un exemple typique de centre industriel moderne; où les problèmes humains font l'objet de la même attention que les problèmes du travail; où la recherche du bien-être des ouvriers va de pair avec les efforts techniques.
Journaliste
40 ans plus tard, les efforts techniques ne vont plus de pair avec le bien-être des ouvriers. Désormais dans les nouvelles filatures Lainière de Roubaix, il ne sont plus que 250 à travailler. Malgré, ou peut-être à cause de leur longue expérience des plans sociaux, les ouvriers sont encore traumatisés un an après par le dépôt de bilan; traumatisés et désorientés quant à l'avenir de leur usine.
Chantal Domart
J'ai aimé mon travail; [incompris] j'ai aimé mon travail, tout ça. Mais maintenant...euh... maintenant moi je travaille toujours correctement; hein, saboter le travail, c'est pas mon genre, du tout. Mais on n'est plus motivé, hein, pas du tout.
Rosa Bruna Dalo
On entend des bruits qu'il va restructurer et on a toujours peur quand on dit restructuration... euh... il y a toujours des emplois... réduire... à réduire.
Katie Berthe
Là je trouve que depuis un certain... un certain moment, je trouve que là ça va vraiment... on remonte pas, on redescend là. Au début c'était mal, après ça a été un peu mieux, et maintenant je trouve qu'avec tout ce qui se passe on redescend ça va encore un peu plus mal.
Journaliste
Aujourd'hui à La Lainière, le malaise des ateliers contraste avec la sérénité des bureaux. Après les premiers licenciements, cadres commerciaux et administratifs se sont très vite remobilisés autour du nouveau directeur; un nouveau directeur qui fait presque figure d'ancien; A quarante ans cet ingénieur des Arts et métiers à déjà passé 16 ans à La Lainière.
Jacques Chapurlat
Chiffre d'affaire de la semaine passée: on a facturé un million sept sur quatre jours; donc ça fait une performance très moyenne pour la rentrée.
Journaliste
Grâce à un projet industriel modeste, mais réaliste et surtout grâce à 40 millions de francs d'aide publique, il est parvenu à équilibrer les comptes de la société mais veut aujourd'hui reconstruire un nouvel état d'esprit dans l'entreprise.
Jacques Chapurlat
Nous ne sommes pas dans une entreprise qui a été grande et qui est en déclin, nous sommes dans une entreprise qui a redémarré il y a un an, mas qui n'est qu'une PME, qui n'est qu'une entreprise de 250 personnes et dont l'avenir, dont la survie, dont le profit ne reposent que sur les performances de son personnel.
Journaliste
Désormais, dans le couloir de l'horloge, on croise non seulement ceux qui sont restés, mais aussi ceux qui sont partis. Un an après, sur les 257 licenciés, à peine 10% ont été reclassés; un résultat dérisoire. C'est pourquoi, un mercredi par mois les autres  reviennent à l'usine, pour s'informer de leurs droits auprès des anciens délégués de la CGT.
Edith Malfaison
Faut toujours pleurer pour avoir son bien ce qui est inadmissible; parce que tout devrait se faire automatiquement. Ces des choses qu'on a le droit, c'est un dû, alors on devrait même pas réclamer; voilà ces toujours des problèmes comme ça, et c'est pour ça ces réunions elles se font, pour pas qu'on perde nos indemnités quoi, parce que si on fait rien, automatiquement c'est pas eux qui vont nous téléphoner pour dire qu'il nous doivent de l'argent, hein, pas du tout.
Journaliste
A la CFDT de Roubaix aussi on accueille les anciens, quelle que soit leur appartenance syndicale; se réunir pour défendre ses droits, mais aussi se réunir pour partager son désarroi.
Tahar Lardjoune
Je veux pas penser, parce que il n'y a pas de débouchés, je ne vois pas comment est-ce que je peux faire. Pour quelqu'un qui a toujours travaillé, essayez de comprendre, c'est simple. Au jour d'aujourd'hui je me pose des questions mais j'arrive pas à trouver de réponses. Je vois pas d'avenir.
Marie-Thérese Dardenne
J'ai beau me dire d'oublier et d'aller de l'avant pour rechercher du travail, mais c'est difficile; très difficile. Donc mon mari, même malade m'a épaulée un peu, m'a fortement confortée en disant "bon écoute, arrête, tu trouveras bien" mais c'est quand même pas une page tournée du jour au lendemain, non. Impossible.
(Musique)
(Silence)