Les baraques à frites dans le Nord

19 mars 2008
02m 07s
Réf. 00058

Notice

Résumé :
Le film Bienvenue chez les Ch'tis a permis de faire connaître une tradition du nord de la France : la baraque à frites. En effet, comme le déclare un friteur interrogé, dans le Nord, "une place sans friterie, c'est pas une place !". Ce regain fait les affaires de la société Hedimag, qui fabrique des camions baraque à frites et qui a fabriqué la fameuse friterie "Chez Momo" du film.
Date de diffusion :
19 mars 2008
Source :
A2 (Collection: 13 heures )

Éclairage

Immortalisée par le film de Dany Boon, Bienvenue chez les Ch’tis, la baraque à frites fait partie du paysage de notre région et de celui de nos voisins belges.

De nombreuses paternités sont attribuées à la naissance de la frite. En Belgique, la pomme de terre frite serait tout simplement venue de France, par l'intermédiaire des nombreux exilés du Second Empire. Parmi eux, Amédée Saint-Ferréol, échoué à Bruxelles, avait édité en 1870 le récit de ses mésaventures en narrant, non sans humour, les déboires culinaires de ses compatriotes perdus dans une capitale nettement moins gastronomique que la leur : "Les réfugiés (…), déjeunaient à l'estaminet avec du fromage ou des pommes de terre frites, mets que la proscription devait populariser en Belgique comme en Angleterre." [1]

Georges Barral, le guide de Charles Baudelaire lors de son passage à Bruxelles en septembre 1864, semblait confirmer la version de Saint-Ferréol. En plein pèlerinage sur les traces de Victor Hugo à Waterloo, Barral emmena Baudelaire dans le restaurant habituel de son mentor. Le verdict à propos de l'origine des frites était sans appel :
"À peine avons-nous terminé, qu'on met au centre de la table une large écuelle de faïence, toute débordante de pommes de terre frites, blondes, croustillantes et tendres à la fois. Un chef-d'œuvre de friture, rare en Belgique. Elles sont exquises, dit Baudelaire, en les croquant lentement, après les avoir prises une à une, délicatement, avec les doigts : méthode classique indiquée par Brillat-Savarin. D'ailleurs, c'est un geste essentiellement parisien, comme les pommes de terre en friture sont d'invention parisienne. C'est une hérésie que de les piquer avec la fourchette. M. Joseph Dehaze que nous appelons pour lui transmettre nos félicitations, nous assure que M. Victor Hugo les mangeait aussi avec les doigts. Il nous apprend en outre que ce sont les proscrits français de 1851 qui les ont introduites à Bruxelles. Auparavant, elles étaient ignorées des Belges. Ce sont les deux fils de M. Victor qui nous ont montré la façon de les tailler et de les frire à l'huile d'olive ou au saindoux et non point à l'infâme graisse de bœuf ou au suint de mouton, comme font beaucoup de mes compatriotes par ignorance ou parcimonie. Nous en préparons beaucoup ici, surtout le dimanche, à la française, et non point à la belge. Et comme conclusion à ses explications, M. Joseph Dehaze nous demande si nous voulons "récidiver". Nous acceptons avec empressement, et bientôt un second plat de "frites" dorées apparaît sur la table. À côté est une boîte à sel pour les saupoudrer comme il convient. Cette haute salière percée de trous nombreux fut une exigence de M. Hugo." [2]

 Selon une autre théorie, la pomme de terre frite fut inventée en Wallonie au XVIIe siècle. L'argumentation, à priori, pouvait séduire. Dans un article de l'hebdomadaire Pourquoi pas en 1985, Joseph Gérard évoque un manuscrit de 1781 rédigé par un de ses aïeuls, dans lequel il est dit : "Les habitants de Namur, Andenne et Dinant ont l'usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit les cours d'eau et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années", cela nous emmène aux alentours de 1680. La pomme de terre frite serait donc née au bord de la Meuse, dans le Namurois. Cette découverte sensationnelle fit grand effet et depuis, est largement relayée sur internet. La preuve historique que la pomme de terre frite provenait de Belgique était faite et inaugurait la grande bataille de la paternité du bâtonnet doré entre notre pays et la France  ! [3] Si ce n’est que la pomme de terre n’aurait été introduite dans le Namurois qu'aux alentours de 1735 !

La reine des pommes de terre pour les frites est la Bintje. La Manon et l'Agria sont également de bonnes variétés. Frites fraîches (voir le seau d’eau au sol, près de la baraque) ou frites congelées, vendues à la barquette ou dans un charmant cornet de papier, avec sel ou sans sel, elles sont servies généreusement. Mangées avec les doigts ou piquées de petites fourchettes multicolores en plastique, elles sont accompagnées de sauces aux noms aussi divers qu’exotiques : samouraï, piccalilli, andalouse, pita, barbecue, mayonnaise, ketchup, au vinaigre...

Mais à quand remontent les baraques à frites ? En Belgique on trouvait des  "fritures" à proximité des usines au milieu du XIXe qui permettaient aux ouvriers d’avoir accès à une restauration rapide composée de "snacks" (cervelas ou fricadelles). La frite est rapidement devenue le menu de base de ces "fritures" ou frietkot qui, passées côté français, ont pris le nom de "baraques à frites". L’alimentation à emporter trouve aussi ses sources dans l’histoire des espaces publics traditionnellement associés à l’alimentation mobile comme les marchés et les foires, les lieux de loisirs, les fêtes en tout genre, les stades... et se développe avec les congés payés à partir de 1936, en particulier le long des plages.

Les "baraques" sont filles de la tradition et de la civilisation contemporaine avec la motorisation. Ceux qui tentent d’établir une typologie de ces équipements en soulignent la relative diversité morphologique : depuis les premières en planches en passant par les modèles "bus", "caravane", "chalet", "wagon", "annexe", "maison" ou "mobilier urbain", la baraque à frites s’est adaptée aux situations. [4]

Leurs noms  rivalisent d’originalité et surfent sur les modes : "Chez Momo" (la friterie de Bergues de Bienvenue chez les ch’tis, déclinée dans la France entière), "La Frit-Rit" (Lille), "Plus belle la frite" (Lille), "La Lambersartoise" (Lambersart), "La frite à dorer" (Wambrechies), "Les Tontons friteurs" (Armentières)…  Ils sont encore attachés à un lieu géographique (une ville, un quartier), un monument (le beffroi, la gare, la digue, un stade, …), à la personnalité du friteur/fritier/frituriste.

Essentiellement répertoriées dans le nord de la France ou en Belgique, les baraques à frites ont essaimé sur tout le territoire français  comme on peut le constater dans le reportage chez ce fabriquant qui travaille sur des commandes essentiellement pour le pourtour méditerranéen. 

A Lille, force est de constater qu’il n’y a plus de "vraies" baraques à  frites. Mise à part peut-être à la Citadelle, où la Friterie lilloise fait presque figure de derniers des Mohicans. Et pour cause : les marchands ambulants doivent recevoir une autorisation de la mairie pour occuper l’espace public. Il  n’y a donc aujourd’hui qu’une poignée de friteries mobiles (cinq !) dans la capitale régionale, ce qui étonne toujours les touristes, obligés de s’excentrer pour aller à la recherche du cliché absolu…

Dans d’autres villes, c’est également un arrêté municipal qui fixe le nombre de friteries à ne pas dépasser, ou accordent des autorisations au cas par cas, avec une multitude d’obligations à la clef, à commencer par celle de payer une redevance et aussi de nettoyer les alentours de son commerce. Si ça et là, quelques baraques à frites subsistent, de plus en plus de villes ont donc tendance à faire place nette. Ces commerces ambulants qui servaient à nourrir les ouvriers au pied des usines sont de plus en plus invités à s’installer en dur. Voire même  à décamper. De plus en plus de communes aimeraient voir ces commerces se sédentariser, s’installer dans des murs en dur, bref, rentrer dans le moule des commerces traditionnels. Pire, certaines villes refusent carrément l’installation de baraques au sein de certains périmètres. Nos friteries ambulantes, celles qui ont encore la liberté de changer d’endroit pour vendre des frites au bord de la route ou dans des fêtes de village ou de famille, sont particulièrement en danger. Concurrencées par les Food Trucks (leurs homologues américains qui n’ont finalement rien inventé),  chassées des centres-villes par certaines municipalités, honnis par les commerçants sédentaires ou le voisinage qui y voient une grave nuisance, il n’en resterait plus que 300 dans le Nord-Pas-de-Calais, contre 8000 dans les années 70. [5] 

La baraque à frites, un patrimoine régional menacé ? Faudra-t-il bientôt se rendre à Bruges au musée de la frite pour se souvenir des baraques à frites ? [6]
Belge ou française, mobile ou en dur, peu importe le débat. Ce qui les réunit, c’est l’esprit, la convivialité. Dans le Nord et la Métropole, véritable vecteur de sociabilité, la baraque à frites est l’endroit où les familles et/ou les solitaires se retrouvent le dimanche soir, quand le frigo est vide ou quand le manque d’inspiration culinaire pousse les affamés à sortir. C’est pourquoi, on peut rester optimiste, malgré tout, sur la subsistance de cette tradition des "gens du Nord".

Alors, ça vous a donné la frite ?

 

[1]  Amédée St-Ferréol, Les proscrits français en Belgique ou la Belgique contemporaine vue à travers l'exil, première partie, Bruxelles, 1870, p. 85

[2] Maurice Kunel, Cinq journées avec Ch. Baudelaire, propros recueillis à Bruxelles par Georges Barral et publiés par Maurice Kunel, Aux Editions de "Vigie 30", 1932, p. 77 

[3]  Source : Le musée de la gourmandise : http://www.musee-gourmandise.be  

[4] Le  Nord de la Frite, photographies : Rémy Robert, textes de : Jacques Bonnaffé, Pierre Bonte, Gilles Defacque, Annie Degroote, Arnaud Delbarre, Eliane Dheygere, Jacques Duquesne, Bruno Masure, Mourad, Pierrot de Lille, Christophe Salengro, Franck Vandecasteele Dimitri Vazemsky ..., Factory Editions - 2006

[5] voir Dailynord,  "Baraques à frites : une espèce menacée ?"   Patrimoine culinaire- réflexions de Gaëtane Deljurie et Nicolas Montard
article en ligne http://dailynord.fr/2014/06/baraques-a-frites-une-espece-menacee

[6] Ie Frietmuseum de Bruges est  le seul et unique musée de la frite au monde ! http://www.frietmuseum.be/fr/co.htm
Nathalie Bailly

Transcription

Elise Lucet
Décidément, le film Bienvenue chez les Ch’tis nous étonne, il est en passe de battre tous les records, puisque plus de 12 millions de spectateurs l’ont vu depuis sa sortie. Mais il y a aussi des conséquences plus imprévisibles, les fameuses baraques à frites ne se sont jamais aussi bien vendues. Le fabriquant est assailli de commandes, y compris par des clients installés au bord de la Méditerranée, Marianne Mas, Dominique Masse.
Marianne Mas
Au bord des routes, sur les parkings ou les places de village, les baraques à frites dans le Nord, c’est presque un élément du paysage. Chacune son style, chacune sa recette, on ne sait pas exactement combien il y en a, un millier peut-être ? Mais en tout cas, on sait toujours où les trouver.
Dominique Verwaerde
Une place sans friterie, ce n’est pas une place. Voilà, c’est comme un hôtel de ville, un monument ou quoi que ce soit, ben là, c’est pareil quoi !
Marianne Mas
Les toutes premières baraques à frites sont apparues en Belgique vers 1860. Rapidement, elles ont gagné le Nord de la France, pays de la pomme de terre, autour des usines, des gares, stades de foot, stations balnéaires et même, plateaux de cinéma !
Hervé Diers
Je vous présente la fameuse remorque Momo de "Bienvenue chez les Ch’tis" qui a été préparée ici. Et là, on construit donc la version moderne de la friterie Momo.
Marianne Mas
Bienvenue au royaume de la baraque à frites. Depuis la sortie du film de Danny Boon, chez ce constructeur, les commandes ont explosées.
François Lepetit
… les friteuses et la fameuse friteuse à viande pour les fricadelles !
Ingrid Lemaitre
Bien sûr !
Marianne Mas
La frite fricadelle, un produit qui s’exporte. Dès cet été, ce couple de clients va installer sa toute nouvelle baraque sur la Côte d’Azur.
Ingrid Lemaitre
On va importer aux sudistes ce que nous, on a dans le coeur, la friterie !
Dominique Masse
Le savoir-faire ?
Ingrid Lemaitre
Et le savoir faire surtout !
François Lepetit
C’est vrai que grâce au film, ça a accentué la chose et de manière positive parce que je pense que grâce au film, on va, on va voir que notre métier est un noble métier.
Marianne Mas
Et pourtant, la tendance était plutôt à la décrue. Il y a quelques années, le gouvernement envisageait même de faire disparaître ces baraques à frites du paysage pour des raisons sanitaires.
Hervé Diers
Il faut voir un peu ce qui va se passer dans les mois qui vont venir, ou dans les années qui vont venir. Mais je pense que le film a quand même contribué à asseoir la profession.
François Lepetit
Qu’est-ce que vous auriez aimé avoir comme inscription sur votre enseigne ?
Inconnu 1
Ch’ti biloute.
François Lepetit
Bon, et vous écrivez ça comment ?
Ingrid Lemaitre
Biloute.
François Lepetit
Tout simplement ?
Ingrid Lemaitre
Tout simplement !