Interview du Premier Ministre Georges Pompidou sur l'ordre de réquisition dans les mines

08 mars 1963
04m 32s
Réf. 00132

Notice

Résumé :

Interview du Premier ministre, Georges Pompidou, par François de la Grange, à propos notamment de la grande grève des mineurs de fond. Le gouvernement n'a pas pu faire autrement que de refuser les revendications des mineurs, mais plus que ce refus, c'est la forme qui a été l'objet du rejet des mineurs avec la réquisition. Le Premier ministre la justifie : "la grève étant dirigée contre tout le pays, la réquisition a pris un caractère collectif".

Type de média :
Date de diffusion :
08 mars 1963
Source :
ORTF (Collection: JT 20H )
Personnalité(s) :

Éclairage

Les mineurs ont suspendu la production depuis une semaine quand Georges Pompidou, Premier ministre de de Gaulle depuis près d'un an, fait l'ouverture du journal télévisé de 20 heures le 8 mars 1963. Si la forme peut sembler un peu moins convenue que les conférences de presse ou autres déclarations télévisées auxquelles le pouvoir gaulliste a habitué les Français, l'absence de spontanéité est ici tout aussi présente. L'interview est menée par François de la Grange, journaliste "attitré aux interventions pompidoliennes" ; c'est la seule information diffusée ce soir-là sur la grève (1).

Le passage présenté ici évoque une décision lourde de sens : la réquisition. Face au conflit qui s'annonce, le gouvernement montre dès l'abord sa volonté de ne pas le laisser éclore. Un mot d'ordre de grève a été lancé par les syndicats pour les 1er et 2 mars. Le gouvernement prend une première mesure de réquisition concernant le personnel des cokeries. Mais c'est le décret du 2 mars "autorisant la réquisition du personnel des Houillères de bassin et des Charbonnages de France" qui attise le conflit. Cette fois, toute la profession est visée. Ce texte suscite la critique, tant sur la forme que sur le fond.

Il n'est pas signé depuis l'Élysée, mais à Colombey-les-Deux-Églises, où de Gaulle était parti pour la fin de semaine. Comme l'aurait ensuite rapporté Pompidou, "ce qui aurait dû être un paraphe de routine a été présenté comme une provocation personnelle du monarque, adressée à la classe ouvrière. Comme un caprice pharaonique" exposant "le Général beaucoup plus qu'il n'aurait dû l'être" (2), alors même qu'il a délégué la gestion du conflit au Premier ministre.

Sur le fond, la réquisition est une méthode extrême face à un conflit du travail. Depuis son inscription en 1946 dans le préambule de la Constitution de la IVe République, repris en 1958 par celle de la Ve, le droit de grève est institutionnalisé. La réquisition est dès lors plus que jamais perçue comme un outil de coercition aux mains d'un appareil d'État désireux de briser une mobilisation, portant ainsi atteinte à un droit fondamental. Le pouvoir gaulliste en a d'ailleurs usé à plusieurs reprises, à l'encontre des cheminots ou de la RATP, en vertu d'une loi de 1938 sur "l'organisation générale de la nation pour le temps de guerre". Une telle mesure ne s'appliquant légalement que s'il est porté gravement atteinte aux besoins de la population et à la continuité d'un service public vital, il est donc indispensable de la justifier. C'est pourquoi Pompidou insiste sur les rigueurs de l'hiver et les menaces qui pèseraient, en cas d'arrêt de la production charbonnière, sur le système économique et la vie quotidienne des Français. Au fond, il dresse le tableau d'un pays pris en otage par une profession.

Sans doute, d'ailleurs, cette dimension de son intervention n'est-elle pas étrangère au fait qu'elle produise finalement l'effet contraire à celui recherché. Non seulement le soutien de l'opinion ne se dément pas, mais de surcroît, les mineurs réagissent vigoureusement. Dès le lendemain, des manifestations apportent une réponse à la parole pompidolienne : dans le Nord-Pas-de-Calais, des milliers de manifestants arpentent le pavé à Valenciennes ou encore à Douai. Bref, cette "maladroite décision de réquisition [...] provoque, pour la première fois dans l'histoire de la corporation, une solidarité de l'ensemble des personnels qui se retrouve au coude à coude dans une lutte dure et longue... " (3). En ce sens, les mineurs infligent une défaite politique au pouvoir gaulliste et font trembler l'ordre social qu'il cherche à faire régner depuis 1958.

(1) Aude Vassalo, La télévision sous de Gaulle. Le contrôle gouvernemental de l'information (1958-1969), Bruxelles/Paris, De Boeck/INA, 2005, p. 265.

(2) Alain Peyreffite, C'était de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, p. 586.

(3) Diana Cooper-Richet, Le peuple de la nuit. Mines et mineurs en France XIXe-XXe siècles, Paris, Perrin, 2002, p. 313.

Stéphane Sirot

Transcription

François de La Grange
Mais peut-être davantage que le fonds, le montant des augmentations ; c’est la forme sous laquelle ces propositions ont été présentées qui a braqué les mineurs. Et je ne parle même pas du décret de réquisition que certains ont interprété comme une atteinte au droit de grève.
Georges Pompidou
Oui, oui, je sais. Il y a eu des malentendus et je le regrette. Et il y a un point sur lequel je voudrais m’expliquer très clairement, c’est sur celui de la réquisition. La réquisition, contrairement à ce qu’on a dit, n’était nullement une façon de nier le droit de grève. Le droit de grève est d’ailleurs dans la loi. Et le gouvernement le reconnaît, et au surplus, il l’a montré. Puisque pendant 48 heures, il a laissé se dérouler la grève des mineurs sans intervenir le moins du monde. La réquisition, elle n’est pas non plus dirigée spécialement contre les mineurs. D’ailleurs, en bien d’autres circonstances, l’Etat a été amené à y recourir pour d’autres professions. Il est vrai qu’en général, on se borne en pareil cas à requérir des catégories peu nombreuses de spécialistes ; qui sont indispensables pour assurer la continuité d’un service essentiel. Mais justement, dans le cas des mineurs, c’était de toute la profession minière que le pays avait besoin. Et c’est pour cela que la réquisition ne pouvait être que collective. Mais voyez-vous, les décisions de cet ordre, elles ne se prennent pas de gaîté de cœur. Nous nous trouvions dans des circonstances exceptionnelles au lendemain d’un hiver particulièrement long et rigoureux ; avec deux mois de gel ininterrompu, des stocks de charbons inexistants. La grève illimitée, cela voulait dire et cela veut dire un arrêt progressif de l’activité économique du pays. Cela veut dire des restrictions de gaz et d’électricité, des fermetures d’usines ; des difficultés de chauffage pour les foyers domestiques, pour les bureaux, pour les écoles, pour les hôpitaux. Comment voulez-vous que le gouvernement accepte, sans réagir aucunement ces perspectives avec toutes les souffrances qu’elles entraîneront ; sans parler de la diminution de notre production nationale, qui entraînera à son tour et fatalement, une diminution du niveau de vie de tous les Français en 1963. Le gouvernement ne pouvait pas assumer cette responsabilité morale. Il avait le devoir de la refuser et de le marquer. Et je crois qu’il est de l’intérêt des mineurs de ne pas endosser eux non plus cette responsabilité ; et de ne pas refuser leur concours à la nation au moment précisément où celle-ci en a besoin. S’ils reprennent le chemin de la mine, ils n’abandonneront pour autant rien de leurs revendications ; et rien encore moins de leur dignité. Ils ont suffisamment montré leur mécontentement unanime ; pour que le gouvernement ne voie dans la reprise du travail aucun signe de faiblesse, aucune capitulation ; mais la simple reconnaissance de leur solidarité avec la collectivité nationale. Alors, tout deviendrait, je crois, plus facile. Et en tout cas, les malentendus dont j’ai parlé pourraient être dissipés.