La grève de 1948 : grève insurrectionnelle ?

octobre 1948
03m 32s
Réf. 00135

Notice

Résumé :

Jules Moch et Daniel Mayer, ministres socialistes du gouvernement Queuille, reviennent sur les grèves de 1948. Jules Moch fait l'inventaire de la situation politique : revendications salariales, désir du PCF de revenir au pouvoir, plan Marshall. Il estime que le PCF a voulu rééditer le "coup de Prague" en France et que c'est le Kominform qui a commandité cette grève alors que pour la CGT, c'est une grève revendicative. Pour Daniel Mayer, la vérité est entre les deux. Il y a eu une volonté de gêner l'économie française, mais la France sortait de la guerre et était exsangue ; c'est parce qu'il y avait un fond de misère que ce mouvement a pu avoir lieu.

Type de média :
Date de diffusion :
28 novembre 1966
Date d'événement :
octobre 1948
Personnalité(s) :

Éclairage

Près de vingt après, Jules Moch et Daniel Mayer, respectivement ministre de l'Intérieur et ministre du Travail au moment de la grève des mineurs qui agite les bassins de France du 4 octobre au 29 novembre 1948, reviennent sur l'un des débats qui anime le champ politique et l'opinion sur l'instant, puis l'historiographie : le conflit des "gueules noires" marque-t-il une volonté insurrectionnelle ? Est-il au contraire uniquement la conséquence du mécontentement social de la profession ?

La réponse apportée à ces interrogations par les deux dirigeants socialistes n'est pas tout-à-fait identique. Daniel Mayer, tout en rappelant le contexte de Guerre froide et l'instrumentalisation du mécontentement par les opposants résolus que sont le PCF et la CGT, insiste nettement sur l'environnement social dégradé nourrissant l'esprit revendicatif, particulièrement mis en avant par l'un des principaux chefs de file des mineurs, Léon Delfosse.

Comme lors des grèves et événements en France et dans le Nord Pas-de-Calais en 1947, Jules Moch, qui occupait déjà le même poste gouvernemental, justifie la riposte répressive qu'il organise par la volonté du PCF de revenir au pouvoir dont il avait été chassé en mai 1947, de nuire au camp occidental dans le cadre de la bipolarisation Est-Ouest, voire d'envisager une prise du pouvoir par la force. La référence au "coup de Prague" de février 1948 qui a provoqué l'instauration d'une "démocratie populaire" en Tchécoslovaquie est mise en avant, comme elle le fut au moment des grandes mobilisations revendicatives qu'a connu la France cette année-là. En somme, le recul du temps n'a pas conduit Moch à modifier sa rhétorique. Dans son témoignage, dont il reprend la substance dans ses mémoires (1), il réitère son discours du 16 octobre 1948 :

"Les grèves se poursuivent dans les mines. Je ne veux pas rappeler (je l'ai déjà dit) que profitant des revendications fondées sur des raisons économiques, les dirigeants de la CGT communisée ont déclenché des grèves tournantes et prolongé celle des mines, non pas dans l'intérêt des travailleurs mais pour exécuter avec une aveugle obéissance les instructions du Kominform et de l'Europe orientale, tendant à transformer les travailleurs français en pions, sur un échiquier étranger, à lutter contre le plan Marshall, contre l'aide américaine baptisée conquête impérialiste ou militaire, bref à détourner les USA d'aider l'Europe en provoquant des désordres multipliés, la chute de notre économie".

Pour lui, cela justifie une réponse sans concessions, l'envoi des CRS et l'intervention de l'armée dans les bassins. Au fond, infliger une défaite aux mineurs revient à porter un coup majeur aux alliés de l'URSS et aux opposants les plus résolus au gouvernement de la "troisième force" (PS-SFIO, MRP, Radicaux et modérés), engagé au côté du camp occidental. De fait, pour le PCF, l'échec de la mobilisation touche une profession dont il a fait un emblème, en raison de son engagement dans la Résistance et de la présence à la tête du Parti de l'ancien mineur Maurice Thorez. Pour la CGT, meilleure alliée du PCF, le choc est également rude. Sa Fédération du Sous-Sol, la plus puissante, ne peut qu'en sortir affaiblie et isolée, d'autant plus que FO et la CFTC n'ont pas soutenu le conflit.

La rigueur de la répression qui, après celle de l'automne 1947, accompagne cette nouvelle grève des mineurs, marque les esprits. Jules Moch en sort avec une image clivée que le temps n'estompe pas. Comme l'écrit son biographe : "Pour les uns, il reste celui dont l'énergie brisa les tentatives communistes de renverser le gouvernement et de détourner le cours de la politique française, tandis que d'autres restent indignés au souvenir des méthodes violentes qui furent employées" (2).

(1) Une si longue vie, Paris, Robert Laffont, 1976.

(2) Justinien Raymond, "Moch, Jules, Salvador", Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières, t. 36, 1990, p. 426.

Stéphane Sirot

Transcription

Intervenant
A la base, dans la masse, la seule revendication est celle du coût de la vie ; une demande de hausse de salaire qui est assez largement satisfaite. Dans les cellules du parti communiste, l’objectif est le retour au pouvoir ; dont les communistes sont partis en mai 1947 pour avoir voté contre le gouvernement, dont ils faisaient eux-mêmes partie. C’est aussi la lutte contre le plan Marshall dont nous avons déjà parlé. Au sommet enfin, on tente une répétition. On espère un renouvellement du coup de Prague, vieux de quelques mois à peine ; car la force des deux parties est sensiblement la même : 31 % alors en France, 37 % en Tchécoslovaquie. Mais il y a une différence essentielle. Dans le gouvernement de coalition de Prague, le ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Information sont communistes. Le ministre des Armées est un Général communisant. A Paris, dans le gouvernement de coalition, le ministre de la Défense est le socialiste Ramadier. Le ministre de l’Intérieur est socialiste aussi. Et le secrétaire d’Etat chargé de l’information s’appelle François Mitterrand. De sorte que le PC a tous les atouts à Prague, aucun à Paris. Il y a carence volontaire de la partie intéressée du gouvernement d’un côté ; volonté unanime de résister de l’autre.
Journaliste
A en croire Monsieur Delfosse, cette grève était purement revendicative. A en croire Monsieur Jules Moch, elle était télécommandée par le Kominform. Monsieur Daniel Meyer.
Daniel Meyer
J’ai vraiment l’impression que la vérité doit être entre les deux. Nous sommes en 1947-1948, au lendemain de la reconstitution du Kominform ; d’un durcissement du mouvement communiste international, du retrait des ministres communistes du gouvernement. Nous sommes en présence d’une situation internationale, telle que l’Union Soviétique avant tout veut empêcher ce qu’elle appelle l’entrée en Europe de l’impérialisme américain ; c’est-à-dire la pratique et la mise en application du plan Marshall. Donc, il se peut très bien qu’il y ait eu une volonté, non pas insurrectionnelle, mais une volonté de gêner dans une certaine mesure l’économie française. Et c’est une fraction de la thèse de Jules Moch qui doit probablement être vraie dans ce domaine. Mais rien de tout cela n’aurait pu avoir l’ampleur que les événements ont eue s’il n’y avait pas une toile de fond de misère. La France sortait de la période de l’occupation. Elle avait eu des millions de prisonniers. Elle était vidée des meilleurs d’entre eux, des meilleurs de ses enfants qui avaient été prisonniers ; ou qui avaient été déportés ou qui avaient été fusillés très peu de temps avant. Donc, la France exhangue, malheureuse, voyait en plus probablement une notion d’injustice se greffer là-dessus ; c’est-à-dire de l’injustice à laquelle on est le plus sensible, l’injustice sociale. Et c’est parce qu’il y avait un fond de misère que l’éventuelle exploitation des dessins dénoncée par Jules Moch a pu avoir lieu. Et c’est en cela que Delfosse n’a pas totalement tort lorsqu’il parle de la misère des hommes.