L'aspect social de la reconversion du Bassin minier

16 février 1969
04m 28s
Réf. 00203

Notice

Résumé :

Monsieur Kirchner, directeur des services économiques et financiers des Houillères chargé de la conversion, présente l'aspect social de la reconversion. Il souligne le sous-emploi dans le Bassin minier avec un taux d'emploi féminin faible.

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Date de diffusion :
16 février 1969
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Éclairage

L'interview permet de mettre en valeur un paradoxe : l'acuité du problème social que pose la reconversion, malgré le contexte économique florissant des Trente Glorieuses. La France connaît en effet à l'époque une croissance supérieure à 5% par an, et un taux de chômage inférieur à 3%.

Pourtant, le Nord-Pas-de-Calais commence à éprouver certaines difficultés du fait du déclin de ce que M. Kirchner appelle les "quatre piliers" de la région, l'agriculture, le textile, la sidérurgie et l'extraction houillère. L'agriculture n'est pas en crise mais sa modernisation continue aboutit à un fort déclin de sa population active. Le textile et la sidérurgie restent encore relativement dynamiques dans les années 1960, même si les sites les plus fragiles déclinent.

Le problème structurel provient du fait que la prospérité de la région est liée à des activités appartenant à la Première révolution industrielle, celle de la machine à vapeur. Elles ne croissent plus depuis longtemps, et ont été dépassées au XXe siècle par les secteurs de la Deuxième révolution industrielle (automobile, électricité, chimie), alors très peu présents dans la région. Cela entraîne un déclin relatif du Nord-Pas-de-Calais. Alors que la région représentait encore 9,4% du produit national en 1951, cette part décroît régulièrement pour atteindre 6,5% à la fin des années 1960, lorsque cette émission est tournée. Il s'agit alors de trouver de nouveaux relais de croissance industrielle. Le gouvernement s'y emploie, en favorisant notamment l'installation d'usines automobiles et d'unités chimiques. L'entreprise à laquelle appartient M. Kirchner, les Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC), s'y consacre également, soit directement, soit par l'intermédiaire de sa maison-mère, les Charbonnages de France (CdF). Les HBNPC, mais aussi les communes, mettent à la disposition des terrains pour attirer de nouvelles entreprises. Si le taux de chômage reste modéré en raison du contexte général des Trente Glorieuses, les HBNPC diminuent drastiquement leurs effectifs, qui passent de 220 000 en 1947 à 83 000 en 1968. Quelques mois avant l'interview, le plan Bettencourt de 1968 a encore aggravé la récession charbonnière. La fermeture du bassin minier du Nord-Pas-de-Calais est alors prévue vers 1983. D'ici-là, les milliers d'employés non encore retraités dépendants des mines devront être reconvertis vers d'autres métiers.

Se pose alors le problème de l'inadéquation entre l'offre et la demande d'emploi, particulièrement soulignée par M. Kirchner. En effet, la population locale est trop peu qualifiée pour les nouveaux emplois créés. Cette situation s'explique selon l'interviewé par une formation insuffisante de la main d'œuvre locale liée à la forte natalité d'une part, et à la prégnance de la mine d'autre part. Lorsque la mine donnait des possibilités d'emplois avec des avantages financiers et sociaux évidents, l'investissement dans l'école paraissait irrationnel. Cette attitude ancienne a été renforcée par l'adoption du statut du mineur en 1946. Combinée avec une natalité plus forte que dans les autres régions françaises, elle explique aussi un sous-emploi féminin. Or les nouvelles industries, celles de la Deuxième révolution industrielle, demandent souvent des qualifications plus élevées. Par ailleurs, ce mouvement s'inscrit plus généralement dans une tendance à la démocratisation de l'éducation en France, depuis les lois Ferry de 1881-1882 sur l'enseignement primaire gratuit, laïc et obligatoire, d'ailleurs mentionnées de manière allusive par M. Kirchner. La proportion de bacheliers sur une génération est ainsi passée de 3 % en 1945, à 20 % en 1975.

L'enjeu est d'autant plus important que la concurrence internationale s'accroît. M. Kirchner se plaint que l'industrie française soit "moins efficace" que celle des autres pays du marché commun, des États-Unis et du Japon. Ce jugement pessimiste doit être nuancé car la balance commerciale française est le plus souvent excédentaire dans les années 1960. La France exporte plus qu'elle n'importe. La déclaration de M. Kirchner traduit en fait la focalisation des élites politiques sur "l'Impératif industriel", titre d'un livre célèbre de Lionel Stoleru paru en 1969, soit la nécessité de renforcer les industries de pointe pour tirer la modernisation du pays, et lui faire relever le défi de la concurrence internationale. C'est l'un des objectifs majeurs du cinquième plan (1966-1970). Ainsi, l'enjeu de la formation est donc d'arrimer la région à l'élévation générale du niveau scolaire, et à la mutation de l'industrie française.

Laurent Warlouzet

Transcription

Journaliste
Monsieur Kirchner, vous êtes le Directeur des services économiques et financiers des Houillères, chargé de la conversion, l’aspect social. Si vous voulez bien aujourd’hui, nous pourrions examiner.
Kirchner
Effectivement, cet aspect social est manifestement le plus important des aspects du problème de l’avenir du Bassin Minier. Et je crois qu’il est indéniable – et tout le monde en conviendra – qu’il y a actuellement un sous-emploi dans la région du Bassin Minier. Ce sous-emploi est dû au fait qu’il y a de très nombreux jeunes qui arrivent maintenant sur le marché du travail. Il y en a proportionnellement plus que dans les autres régions françaises, car la natalité dans la région du Bassin minier est plus forte qu’ailleurs en France. Cet aspect est également important, parce que le taux d’emploi féminin est relativement faible dans le Bassin minier. Ceci tient à la tradition, car les conditions de travail des mineurs ne permettaient pas aux femmes de travailler régulièrement. Enfin, cet aspect est accru par le fait que la production des quatre piliers de la région évolue pour l’instant ; et que ces quatre piliers voient leur nombre d’emplois diminuer, que ce soit dans l’agriculture, dans les houillères, dans le textile ou dans la sidérurgie. Il y a donc un problème fondamental, il faut créer des emplois le plus possible et le plus vite possible.
Journaliste
Il y a sur le marché du travail des offres de mains-d’œuvre extrêmement importantes, d’un côté ; et de l’autre côté, un appel de mains-d’œuvre. Il semblerait que les deux choses devraient se concilier.
Kirchner
Effectivement, il y a actuellement un paradoxe dans la situation présente ; qui est dû au fait que la qualification professionnelle de la main-d’œuvre qui cherche du travail ne correspond pas toujours à la qualification du travail qui est demandée par les industriels. Effectivement, la qualification professionnelle de la région est relativement faible. Ceci tient d’une part à ce que cette région, ayant eu beaucoup d’enfants ; les familles avaient tendance à mettre les enfants au travail le plus vite possible sans leur donner de temps d’acquérir une qualification professionnelle importante. D’autre part, cette région étant surtout constituée par des industries de base. La qualification professionnelle qui était demandée aux travailleurs de ces industries n’était pas très élevée. Avec la mutation à laquelle nous assistons, nous allons voir arriver dans la région, les industries modernes ; les industries plus récentes qui ont besoin d’une qualification beaucoup plus évoluée. Pourquoi ? Parce que les travaux tels que les travaux de mécanique ou même la conduite d’appareil chimique ; les travaux de transformation de matière plastique nécessitent une qualification importante. D’autre part, il faut bien constater que l’industrie française, d’une façon générale, est moins efficace que l’industrie des autres pays du Marché commun et du monde entier ; en particulier de l’industrie américaine et de l’industrie japonaise. Il faut pour accroître cette efficacité et permettre à l’industrie française de muter d’une façon positive contre la concurrence étrangère ; accroître la qualification professionnelle de l’ensemble de notre population.
Journaliste
Quelles conclusions pouvez-vous tirer de ces premières constatations que vous venez de faire ?
Kirchner
Je crois que la conclusion qu’il faut tirer, et j’attire l’attention des jeunes surtout sur cette conclusion ; c’est qu’il faut que nous fassions tous un très gros effort pour développer la qualification professionnelle de toute la main-d’œuvre du Bassin minier. Il faut relever vraiment le niveau de toute la population. Et je crois que je peux citer à ce sujet l’exemple qui avait été cité par Jules Ferry. Lorsque la création de l’éducation nationale a été décidée à la fin du siècle dernier, Jules Ferry disait : il faut que tous les Français acquièrent le niveau de la règle de trois. C’était à l’époque une gageure, mais elle était tenue. Je crois que maintenant, on peut dire, il faut que toute la population de notre région acquière le niveau de l’équation du second degré, c’est-à-dire en fait le niveau du bachot. Ça paraît peut-être difficile maintenant, mais on a bien réussi la première étape de la règle de trois ; il n’y a pas de raison pour que nous n’arrivions pas à réussir également cette seconde étape.