Entretien avec le président de la République

21 mars 1984
17m 47s
Réf. 00063

Notice

Résumé :
Au lendemain du Conseil européen de Bruxelles, soldé par l'échec des Européens à parvenir à un compromis sur la question de la contribution britannique, le président Mitterrand répond aux questions de Pierre-Luc Séguillon (TF1) et Georges Bortoli (Antenne 2).
Date de diffusion :
21 mars 1984
Personnalité(s) :

Éclairage

Les dix États membres ont quitté le Conseil européen de Bruxelles, le 21 mars 1984, sans être parvenus à un accord sur le montant de la compensation à accorder aux Britanniques pour alléger leur contribution au budget communautaire pour 1984 et les années suivantes.

Ce problème s'est posé dès le lendemain de l'adhésion du Royaume-Uni à la CEE en janvier 1973. En 1974, après la victoire des travaillistes d'Harold Wilson aux élections législatives, Londres demande la renégociation du traité d'adhésion conclu par les conservateurs d'Edward Heath. Après le refus des huit autres États membres, Wilson obtient finalement une concession financière, un "mécanisme correcteur" qui, via une exonération d'une partie de la politique agricole commune, permet de diminuer la contribution britannique au budget.

Mais le "serpent de mer" de la contribution britannique va revenir sur le devant de la scène politique européenne avec la victoire des conservateurs de Margaret Thatcher, qui en avait fait un argument électoral, en 1979. Londres exige alors la correction du décalage entre sa contribution nette (c'est-à-dire la différence entre ce qu'elle verse au budget européen et ce qu'elle reçoit en subventions) et l'importance de son PIB par rapport aux autres États membres. À l'issue de longues négociations, la Grande Bretagne a obtenu à plusieurs reprises un montant compensatoire forfaitaire entre 1980 et 1983, mais exige désormais une réduction permanente, exprimée en pourcentage et évaluée à environ 75% de sa contribution.

Au Conseil européen de Bruxelles, l’intransigeance du Premier ministre britannique l'a conduite à repousser toutes les propositions des neuf autres membres, ce qui fait craindre une crise ouverte des institutions européennes. François Mitterrand, président en exercice du Conseil européen, reconnaît le coup porté à la construction européenne par cet état de crise mais promet de travailler à un accord en vue de la prochaine réunion prévue au mois de juin à Fontainebleau.
Vincent Duchaussoy

Transcription

(Musique)
Pierre-Luc Seguillon
Monsieur le Président, vous avez consacré beaucoup d’efforts à la préparation de ce sommet de Bruxelles, beaucoup d’énergie et vous revenez aujourd’hui à Paris sans accord. Alors, est-ce que vous êtes déçu ?
François Mitterrand
Assurément. Ne pas parvenir à régler un problème en suspens depuis plusieurs années, répété pendant au moins cinq sommets successifs alors que l’on approche, parce qu’on travaille, du résultat qui devrait être positif, c’est décevant. Le problème qui s’est posé cette nuit, c’était de savoir ce qui était le plus grave. Etait-ce d’aboutir à un accord à tout prix qui eût été non seulement très coûteux pour les neuf autres pays que la Grande-Bretagne, mais aussi qui aurait été un facteur de destruction de l’Europe à laquelle je suis attaché ou aboutir à un désaccord comme c’est le cas. J’ai jugé, avec moi les huit autres pays puisque nous étions neuf, solidaires, non pas par coalition contre la Grande-Bretagne, mais parce que ça s’est trouvé comme cela, oui, j’ai préféré assumer le désaccord. Étant entendu, ce sera ma dernière réflexion, qu’à l’intérieur de ce désaccord, sur le seul point de ce qu’il convient de verser d’argent à la Grande-Bretagne en compensation des paiements qu’elle exécute en cours d’année, tous les autres points ont été réglés, j’en ai cité 16 dont certains très importants. La TVA en 1986, les montants compensatoires, toute une série de règles décisives qui sont définitivement réglées mais qui, pour certaines d’entre elles, ne pourront pas être exécutées avant l’accord total. Voilà ce que je puis vous répondre pour l’instant.
Georges Bortoli
Monsieur le Président, si la Grande-Bretagne continue à bloquer le fonctionnement de l’Europe, qu’est ce qu’on va faire pour que l’Europe marche malgré la Grande-Bretagne, il y en a même qui disent sans la Grande-Bretagne ?
François Mitterrand
Je vais reprendre mon raisonnement, si vous le voulez bien en répondant à votre question comme je le dois à vous-même et aux téléspectateurs, je veux dire aux Français. Qu’est ce que l’Europe du marché commun ? On emploie beaucoup de mots qui ne sont pas très compréhensibles, il faut que ce soit clair. L’Europe du marché commun repose sur trois réalités, trois réalités. Une politique agricole commune qui implique une fixation de prix unique pour certains produits dans toute l’Europe, des 10 pays. Une garantie pour les agriculteurs, pour les producteurs qu’ils seront payés à ce prix. Deuxième réalité, une préférence communautaire, ce qui veut dire que les pays de la Communauté, les dix toujours, sont invités à acheter leurs produits à l’intérieur, c’est-à-dire, aux autres, aux neuf autres. Et s’ils ne le font pas, alors ils doivent payer la différence. Résultat, on a augmenté le commerce intérieur en peu d’années, multiplié par cinq. Et la troisième réalité sur laquelle repose cette Europe ; c’est l’union douanière, c’est-à-dire que nous n’avons pas de frontière à l’intérieur, entre nous, pour ces produits, il y a liberté de circulation pour les personnes mais aussi pour les biens. Mais la frontière, c’est la frontière de l’Europe des dix. Si nous acceptons que chacun, chacune de ces réalités soit réduite à néant, détruite, il n’y a plus d’Europe. Or, les agressions contre l’unité de marché, je veux dire contre la politique agricole commune, elles sont multiples. Je vais en citer une, consentie par la France en 1970 et 1979, l’entrée massive des produits agroalimentaires américains comme le soja, le gluten de maïs, le manioc, qui viennent nourrir les animaux européens, offrir à leurs producteurs des prix de revient beaucoup plus bas que les autres ; et qui viennent concurrencer sur place sans taxe, sans droit de douane ; un consentement inadmissible. Bon, alors à partir de là, il faut bien comprendre Monsieur Bortoli, qu’on détruit l’Europe comme on l’a détruite avec les montants compensatoires. Les montants compensatoires, c’est encore un terme bien compliqué, cela veut dire qu’il y a une taxe sur les produits français lorsqu’ils vont en Allemagne ou en Hollande, par exemple. Et qu’il y a une prime pour les produits hollandais ou allemands s’ils viennent en France, tout ça pour suivre les évolutions monétaires, ça a été décidé en 1969. On détruit l’Europe, et on aurait détruit l’Europe si on avait accepté la réclamation britannique qui veut faire entrer dans ses comptes les, les taxes douanières et ce qu’on appelle les prélèvements agricoles ; c’est-à-dire ce qu’elle doit rendre sur ce qu’elle achète à l’extérieur et elle achète beaucoup à l’extérieur, en Nouvelle Zélande, en Australie, un peu partout. Et elle voudrait qu’on lui rembourse cela. Donc, sur ces trois points, il faut résister.
Pierre-Luc Seguillon
Alors précisément Monsieur le Président, vous semblez désigner un mauvais européen, l’Angleterre, la Grande-Bretagne plus exactement. Qu’est-ce qui va permettre de changer l’attitude de la Grande-Bretagne dans les mois à venir ? Est-ce qu’on va continuer le marchandage avec l’espoir que la Grande-Bretagne va changer de position ; ou bien précisément, est ce qu’on va imaginer une Europe qui tournerait à neuf, par exemple, est-ce que c’est possible ?
François Mitterrand
Je ne dénonce pas la Grande-Bretagne en tant que Grande-Bretagne, c’est un grand pays ami de la France et je veille à ce que cette amitié soit préservée. Mais il est vrai que la Grande-Bretagne a de la peine à s’habituer à vivre dans la Communauté Européenne. Elle a des habitudes, une histoire différente, peut-être un tempérament. Et lorsqu’elle a signé en 1972 son entrée dans le marché commun, elle n’était pas prête à supporter les obligations de ce marché commun. Et on ne peut pas être à la fois dedans et au-dehors, de telle sorte qu’on est allé constamment de, d’exception en exception. Il faut que la Grande-Bretagne rentre davantage à l’intérieur en se soumettant aux obligations des autres.
Georges Bortoli
Mais concrètement…
François Mitterrand
Maintenant, maintenant, je comprends qu’à l’heure actuelle, la charge pour la Grande-Bretagne, en raison de sa situation, vous savez qu’après tout un Anglais n’a que les trois quarts du pouvoir d’achat d’un Français. C’est un problème pour la Grande-Bretagne et comme elle achète beaucoup en dehors de la Communauté, il faut qu’elle paie beaucoup à la caisse de la Communauté. Mais alors, qu’on lui rembourse certaines sommes, je l’admets mais sans atteinte aux principes, autrement, nous détruirions l’Europe. Voilà pourquoi les neuf autres pays se sont trouvés toujours solidaires du début à la fin ; ce qui est d’ailleurs un événement historique important.
Georges Bortoli
Et concrètement, qu’est-ce que vous allez faire, Monsieur le Président, pour obliger les anglais à suivre vos raisons, votre raisonnement, puisqu’ils ne le suivent pas pour l’instant?
François Mitterrand
C’est un peu la question que vous m’aviez posée précédemment, à laquelle je n’ai pas eu le temps de répondre parce que je ne voulais pas me lancer dans un trop grand développement, j’y viens. De quelle façon, maintenant agir ou réagir ? D’abord, le prochain sommet, c’est la règle, une fois tous les trois mois aura lieu au mois de juin, fin juin, il aura lieu en France, à Fontainebleau. Ensuite, ce sera dans un autre pays, l’Irlande, c’est l’ordre alphabétique. En juin, nous allons reprendre ce dossier, ce qui veut dire que dans quelques jours, je vais reprendre ma démarche inlassablement. Je verrai les uns et les autres et j’essaierai d’aboutir sur le seul point où nous avons échoué, c’est-à-dire la contribution britannique. Tous les autres ont été réglés, tous les autres, y compris l’élargissement à l’Espagne et au Portugal, donc ça, ça nous donne trois mois. Mais je pense qu’on ne peut pas laisser pendant trois mois la situation telle qu’elle est. Et d’autre part, il faut que les pays de l’Europe, y compris la Grande-Bretagne, surtout même la Grande-Bretagne, que je respecte, prennent conscience que ça ne peut pas durer comme ça. Et je demande à ces pays et je leur lance un appel, je l’ai fait hier à Bruxelles, pour qu’ils repensent ensemble dans une consultation qu’il faudra bien organiser les fondements de l’Europe parce qu’il faut que l’Europe vive. Lorsqu’on songe qu’à l’heure actuelle, les États-Unis d’Amérique, l’Union Soviétique, les grands pays comme le Japon, d’autres encore, prennent leur place dans le monde, et des places éminentes, prééminentes ; et que l’Europe est de plus en plus absente alors qu’elle représente la première puissance commerciale du monde et qu’elle pourrait représenter beaucoup plus qu’elle n’est sur le plan politique et autre, industriel notamment. Je pense qu’il faut que je saisisse mes neuf partenaires et particulièrement, dirais-je, ceux qui ont fondé l’Europe, nous étions six à l’époque, pour qu’ils imposent une conception qui soit vraiment européenne ; et non pas une sorte de vague ensemble qui conduirait l’Europe à se fondre dans la zone de libre échange dont rêvent les autres et notamment les américains. Voilà pourquoi je ferai tout cela dans les trois mois qui viennent.
Pierre-Luc Seguillon
Mais est ce que cela…
François Mitterrand
J’ajoute que le Conseil des Ministres, c’est-à-dire le conseil qui vient juste derrière ou après le Conseil Européen, il s’est déjà réuni hier soir, celui qui est chargé d’exécuter des décisions prises, et il y a beaucoup de décisions prises. Il s’est réuni déjà hier soir à Bruxelles et il s’est, il est convoqué pour la semaine prochaine. Le conseil agricole, parce qu’il y a les Ministres de l’Agriculture, est également convoqué pour la semaine prochaine, mardi et mercredi je crois ; c’est dire qu’on ne va pas chômer et qu’on va travailler d’arrache-pied pour tirer l’Europe de l’ornière.
Pierre-Luc Seguillon
Mais cette réflexion, Monsieur le Président, des différents partenaires de l’Europe, peut-elle aller jusqu’à revoir ce qui a fondé l’Europe, c’est-à-dire le traité de Rome ?
François Mitterrand
Eh bien surtout, il convient que les 10 pays de l’Europe reprennent conscience que leur charte, c’est le traité de Rome, que ce traité doit être respecté. On peut toujours modifier naturellement telle ou telle disposition mais sur l’essentiel, c’était un bon traité et il convient de l’appliquer. Et toutes les erreurs, toutes les déviations et tous les échecs de l’Europe viennent du fait que ce traité n’est plus respecté. Voilà pourquoi j’engagerai mon action sur ce terme.
Georges Bortoli
Monsieur le Président, encette période d’élections européennes, vous pensez qu’on peut toujours croire à l’Europe ?
François Mitterrand
Oui, oui, et au rôle de la France dans l’Europe, un rôle considérable. Le marché commun, l’Europe des dix représente pour la France une très grande chance. Le développement de notre agriculture a connu un formidable bond en avant grâce au traité de Rome. Nous devons, en se soumettant naturellement aux disciplines, et qu’une discipline suppose une contrainte, on ne gagne pas sur tous les terrains. Il faut accepter la discipline du traité de Rome et je garantis que la France continuera de ; c’est-à-dire de profiter de, le terme me déplaît presque parce que ça va plus loin ; continuera d’être dans l’Europe une puissance déterminante et de voir pour les européens, y compris d’abord ses agriculteurs de disposer de grands moyens supplémentaires.
Pierre-Luc Seguillon
Monsieur le Président, vous parlez des agriculteurs, ce qui s’est passé à Bruxelles, qui manifeste la difficulté de vivre à dix vous fait-il réfléchir sur l’adhésion de l’Espagne et du Portugal ?
François Mitterrand
La difficulté de Bruxelles est venue du fait, surtout sur le plan laitier, mais surtout du fait que la production de l’Europe, de lait est de 105 millions de tonnes. Et qu’elle ne peut absorber pour sa consommation ou pour ses exportations, ses ventes à l’étranger que 85 millions de tonnes. Tout ce qui est en plus coûte cher, puisqu’on l’achète aux agriculteurs mais ensuite on le stocke, alors, puisqu’on ne vend pas. La Communauté a estimé que le chiffre limite, disons d’excédent acceptable, absorbable, c’était 97 millions de tonnes. On est arrivé au Conseil Agricole à faire admettre 98,8 millions de tonnes. Si on fait plus, comme cela ne se vend pas, c’est la crise. Et s’il n’y avait pas le marché commun, s’il n’y avait pas l’Europe, et c’est ce qu’il faut dire aux Français, en particulier pendant cette campagne européenne, les prix s’effondreraient, ce serait le marché libre. Hein, on est pour le marché libre ! Les prix agricoles s’effondreraient d’une façon dramatique, provocant des ruines et des ruines puisqu’ils ne seraient pas soutenus ; et que la loi du marché ferait que quand on produit quelque chose qu’on ne vend pas, ben naturellement, on reste sur sa faim. Le marché commun c’est la garantie, même au prix d’un sacrifice douloureux, c’est la garantie que la production laitière continuera d’être assurée si elle reste dans les limites raisonnables de production. Et parmi les façons d’aborder ce problème, il y en a une que j’ai bien retenue. D’abord, il faut cesser de recevoir tous ces produits américains, donc il faut des taxes sur ces produits américains. J’ai demandé et j’ai obtenu à Bruxelles que la négociation s’engage. Puis d’autre part, il y a des suggestions très judicieuses qui émanent des organisations syndicales, je pense en particulier au fait que les personnes plus âgées, je ne dirais pas les personnes âgées, à partir de 55 ans, 60 ans, puissent disposer d’indemnité de départ de telle sorte que elles cessent de produire. Et cette seule différence dans la production française permettrait aux autres de vivre, disons comme ils vivaient avant les décisions de Bruxelles.
Pierre-Luc Seguillon
Dernière question, Monsieur le Président, vous partez aux États-Unis dans quelques instants, vous êtes Président du Conseil Européen, au nom de cette Europe, qu’est ce que vous allez dire au Président Reagan ?
François Mitterrand
Je suis toujours jusqu’au premier juillet, Président de la Communauté. La Communauté existe même si il n'y pas d’accord sur un certain nombre de dispositions à caractère financier. Pendant que nous parlons, les produits s’échangent, les produits industriels, les produits agricoles. Pendant que nous parlons se développent les normes industrielles. Pendant que nous parlons, on est en train de discuter des facilités douanières qui éviteront les embouteillages que nous avons connus. Je vois là de grands problèmes, un des problèmes qui peuvent paraître petit mais qui sont fort importants. La vie continue et la vie continue à dix. Si les neuf qui se sont, non pas coalisés mais qui se sont rassemblés pour défendre l’Europe, ont une conception plus ferme de l’Europe que le dixième, il n’empêche que c’est une Europe à dix et que cela représente aux yeux des américains et des autres, une réalité dont il faut tenir compte. Mais naturellement, l’état de crise dans lequel nous sommes enlève un peu de percussion et de force à nos arguments ; et difficile de dire aux autres ce que nous pensons de leur action alors qu’ils sont en droit de critiquer la nôtre. Mais l’Europe, c’est une grande histoire et je pourrais parler en son nom, croyez moi, au Président des Etats-Unis, sans avoir à m’en excuser, au contraire. Et cela sera ressenti aux États-Unis d’Amérique qui s’inquiètent, comme moi, moins que moi naturellement, mais qui s’inquiètent aussi du désarroi présent de l’Europe des dix.
(Musique)