François Mitterrand parle des femmes

01 décembre 1965
31m 47s
Réf. 00087

Notice

Résumé :
Interview de François Mitterrand, candidat socialiste à la présidence de la République, par Benoîte Groult. François Mitterrand y développe sa vision de la condition féminine et des questions qui intéresse les femmes et leur place dans l'économie et la société.
Type de média :
Date de diffusion :
01 décembre 1965

Éclairage

Dans le cadre de la campagne présidentielle de 1965 - la première au suffrage universel - pour laquelle François Mitterrand est le candidat de la gauche non communiste, celui-ci est interrogé par Benoîte Groult sur les questions qui intéressent les femmes. Alors que le candidat de l'extrême-droite, Jean-Louis Tixier-Vignancourt a déclaré lors de son quatrième déclaration télévisée un jour plus tôt que "l'idéal serait que le salaire du mari permît à la femme de ne pas travailler", François Mitterrand défend une vision progressiste de la place des femmes dans la société. Il déplore ainsi l'absence de représentation des femmes dans la politique (au gouvernement, dans les assemblées parlementaires) ou dans les organes décisionnaires des médias.

Mais, fidèle à son positionnement socialiste, c'est dans le champ du travail que le candidat Mitterrand dit vouloir servir la cause des femmes, défendant leur droit à l'emploi et à l'enseignement, et notamment à l'enseignement technique au sein duquel elles sont très peu représentées, ce qui bloque de fait l'accès des femmes à un certain nombre de professions.

Enfin, le candidat socialiste souligne l'anormalité de l'inégalité salariale entre les hommes et les femmes. D'après, l'Insee. le salaire d'une femme à temps complet en 1965 est en effet en moyenne égal à 64 % de celui d'un homme, soit moins de deux tiers, en recul par rapport aux années 1950.

Notons que ce document inédit comporte de multiples coupes et prises des mêmes questions et réponses, coupées lors du montage final diffusé à l'antenne.
Vincent Duchaussoy

Transcription

(Silence)
François Mitterrand
Aujourd’hui, j’ai demandé à Madame Benoîte Groult, écrivain et journaliste, de bien vouloir s’entretenir avec moi afin de me poser les questions que se posent sans doute les femmes françaises.
Benoîte Groult
Eh bien, François Mitterrand, je vais d’abord vous poser une question d’ordre général. On a toujours dit que la politique, c’était l’affaire des hommes et on l’a si souvent répété que les femmes ont fini par le croire. Et j’ai l’impression que si elles se désintéressent souvent de la politique, c’est parce qu’elles croient que leurs problèmes personnels ne sont pas du domaine politique. Mais est-ce que cette campagne électorale ne va pas, justement, leur donner une certaine maturité politique et leur faire découvrir que tout se tient ; et que non seulement le marché commun mais l’installation de l’eau courante dans tel village de France dépendent finalement du choix qu’elles vont faire le 5 décembre ?
François Mitterrand
L’un des objectifs essentiels, précisément, de ma campagne pour la Présidence de la République, est de faire prendre conscience, plus encore qu’hier, aux femmes, qu’elles ont une responsabilité civique. Voyez-vous, elles disposent du droit de vote depuis 1945. Le Général De Gaulle leur a rappelé que c’était à lui qu’elles le doivent, et c’est vrai, de même qu’aux organisations de résistance qui ont demandé au Général de Gaulle de bien vouloir prendre cette décision. Mais ce qui importe aujourd’hui, 20 ans après, c’est de savoir si ce droit a été suivi d’effet. Et si la représentation des femmes dans la vie professionnelle, civique, ou à l’échelon national correspond véritablement à l’évolution de l’évènement et de notre société. Voilà pourquoi je pense, parce que je crois, qu’en réalité, les femmes n’ont pas cette représentation, qu’il faut se poser le problème.
Benoîte Groult
Les statistiques nous disent que environ un tiers des femmes travaillent. Est-ce que dans les représentations officielles, dans tous ces organismes, il y a aussi un tiers de femmes représentées ?
François Mitterrand
Mais non, certes, il est difficile d’indexer la représentation entre les femmes et les hommes et il ne s’agit pas de cela. Cependant, lorsque l’on constate de quelle manière depuis 20 ans les femmes sont de moins en moins représentées là où elles ont précisément une compétence ; et après tout, cette compétence est peut-être égale à celle des hommes, on a le droit de s’inquiéter. Il y a par exemple à l’Assemblée Nationale ou au Sénat beaucoup moins de femmes qu’il n’y en avait naguère. Il n’y a pas de femme au Conseil des Ministres. Ecartons cet aspect politique des choses. Et on a le droit de se scandaliser de savoir, par exemple, qu’au Conseil d’Administration de l’ORTF, dans cette maison où nous parlons, et qui dispose d’un énorme moyen de diffusion sur toutes les idées, sur tous les faits, il n’y a pas de femme. Songez qu’au Conseil National des Associations Familiales, il n’y a que 2 femmes sur 24 membres. Ce sont juste des chiffres que je jette comme cela au gré de la discussion mais qui nous montrent bien qu’en réalité, la femme ne remplit pas le rôle auquel elle a droit dans la vie nationale.
Benoîte Groult
Par ailleurs, c’est un fait qui n’est contesté par personne, les femmes sont beaucoup plus occupées que les hommes. Celles qui travaillent au-dehors, c’est-à-dire une sur trois comme nous le disions, ont en plus, en rentrant chez elles, tout le travail domestique à accomplir. Est-ce que au lieu de raccourcir leur travail au-dehors, qui est pour elles une émancipation, une ouverture sur le monde, est-ce qu’il ne serait pas plus urgent de les soulager du travail domestique ? Parce qu’enfin, le manque de logement, le manque d’eau courante, le manque de crèche ou d’école, c’est sur les femmes qu’il pèse, beaucoup plus que sur les hommes.
François Mitterrand
Je crois en effet qu’on peut se poser ce problème au regard de deux sortes d’obligations. Il y a les femmes qui travaillent et celles qui travaillent à l’extérieur, et puis celles qui travaillent chez elles. Et puis, il y a celles qui travaillent à l’extérieur et qui ont la charge de leur famille, de telle sorte, on l’a dit avec, dans des termes excellents, cette femme a deux fois plus de travail que tout autre. Ce sont des problèmes qu’il faut examiner, je crois, séparément. Mais il est vrai qu’en tout état de cause, notre organisation sociale est insuffisante. Car quel que soit le sort de la femme, quelles que soient la destination et l’obligation de son travail, de toute manière, les charges de sa famille, la charge de l’enfant, doit être supportée beaucoup plus par l’État. L’État doit venir au secours de la femme par les organisations qui sont bien connues mais qui ne sont pas encore assez étoffées. Il faut assurer la garde de l’enfant, il faut assurer l’éducation première, il faut libérer la femme de la charge de la présence constante de l’enfant. Et si nous ne devons pas douter que la grande joie de la mère de famille, c’est d’avoir ses enfants auprès d’elle ; il ne faut pas tout de même en revenir au temps passé, où la seule façon de garder son enfant, c’était de l’avoir sur le dos. Et bien socialement, le problème se pose comme cela.
Benoîte Groult
Les sondages nous disent que beaucoup de femmes vont voter pour le Général de Gaulle, quelles en sont, d’après vous, les raisons ?
François Mitterrand
C’est difficile à dire, d’abord, je ne connais pas toutes les raisons des sondages ou de ceux qui font ces sondages. Mais admettons que ce soit vrai, alors je pense que cela correspond au besoin profond de sécurité qu’ont les femmes. Elles ont souffert plus que les hommes de l’instabilité politique. Elles craignent le devenir, elles ont besoin, dans leurs foyers ou dans la vie professionnelle ou dans la vie civique, d’être sûres et du présent et de l’avenir. Et peut-être que le Général de Gaulle, jusque-là, leur a donné le sentiment d’être plus capable que d’autres de leur apporter ce minimum de sécurité. C’est de cela d’ailleurs dont il faudrait discuter. Et puis, il est aussi certains aspects assez curieux, des réactions que j’ai pu remarquer. L’autre jour par exemple, j’étais en Bourgogne, je parlais à une vieille dame des milieux ruraux, et nous parlions d’élection présidentielle. Elle me disait, que voulez-vous, moi je vote pour le Général de Gaulle. Qu’est-ce que vous voulez, lui au moins, il ne fait pas de politique. Eh bien, je crois qu’en effet, la Cinquième République a tenté de déshabituer les citoyens, et surtout les citoyennes, des problèmes politiques, et de leur assurer une sorte de protection supérieure en leur évitant de penser, de réfléchir et de décider. Et tout l’essentiel de ma politique à moi, c’est précisément de dire aux femmes qu’elles sont responsables non seulement de leur destin, mais aussi responsables du destin de notre pays.
Benoîte Groult
Bien sûr, je vais vous poser une question sur celle de vos prises de position qui a fait le plus de sensation, il s’agit du planning familial, c’est-à-dire du contrôle des naissances. J’ai l’impression que beaucoup de femmes, en voyant tous les candidats à l’élection présidentielle se pencher tout à coup sur ce problème qui était tabou jusqu’ici, j’ai l’impression que beaucoup de femmes vont se croire un peu un enjeu électoral. C’est pourquoi, il serait peut-être utile que vous nous disiez très précisément ce que vous pensez de ce problème qui nous touche toutes, et ce que vous comptez faire si les moyens vous en sont donnés.
François Mitterrand
En effet, lorsque au début de cette campagne présidentielle j’ai dit, dans la ville de Nevers, qu’il convenait de faire confiance aux femmes quant à l’épanouissement de leurs familles. J’ai posé le problème du contrôle des naissances, mais dans des termes très précis. J’ai dit, à l’heure où les plus hautes autorités spirituelles ou les responsables de la vie politique des plus grands pays du monde se posent ce problème suivant : Les femmes ont-elles le droit de ne point avoir d’enfant ? J’ai préféré, moi, dire cela dans les termes suivant : Les femmes, quand les femmes…, on va recommencer cela, si vous permettez. Alors là, cette fois-ci, il n’y a que la question, même que la réponse.
(Bruit)
François Mitterrand
Est-ce que je vais répéter deux fois les termes?
Intervenant
Oui, absolument oui.
(Bruit)
Inconnu
Universel
(Bruit)
Benoîte Groult
Et maintenant je voudrais…
Intervenant
Attendez, attendez.
(Bruit)
Intervenant
Regardez Monsieur Mitterrand.
Benoîte Groult
Et maintenant, je vais vous poser une question sur celle de vos prises de position qui a fait le plus sensation, il s’agit du planning familial, c’est-à-dire du contrôle des naissances. J’ai l’impression que beaucoup de femmes, en voyant tous les candidats à l’élection présidentielle se pencher à votre suite sur ce problème ; j’ai l’impression que ces femmes vont se croire un peu un enjeu électoral. C’est pourquoi, il serait peut-être utile que vous nous disiez précisément ce que vous pensez de ce problème qui nous touche toutes et ce que vous comptez faire si les moyens vous en sont donnés ?
François Mitterrand
Vous savez que les plus hautes autorités spirituelles se posent le problème de la régulation des naissances et des conditions modernes de l’épanouissement de la famille. Vous savez que le contrôle des naissances, pour employer le terme connu de tous, est reconnu dans les plus grands pays du monde sans nuire à l’expansion démographique. C’est donc un problème qui se pose et qu’il ne faut pas nier. Jusqu’ici, il a été l’objet d’interdit et de tabou, et lorsque j’ai posé moi-même le problème à Nevers, il y a quelques semaines, je ne pensais pas que le problème du contrôle des naissances deviendrait à ce point un fait politique. Ce n’est pas la campagne électorale présidentielle qui oblige les candidats à évoquer le contrôle des naissances ; c’est parce que le contrôle des naissances touche tant de femmes et tant de femmes que c’est devenu un fait politique, et qu’il appartient aux responsables de la Nation de s’en préoccuper. En effet, il faut décrire la situation présente, va-t-on continuer de traiter les femmes qui décident d’orienter elles-mêmes le sort de leur famille comme des criminelles ? Or, il existe une loi de 1920 qui les frappe de prison ou d’amende si elles estiment devoir elles-mêmes décider de leur destin et du destin de leur foyer. C’est un problème capital parce qu’il touche à la dignité de l’être humain. J’ai dit en diverses circonstances qu’il ne fallait pas poser ce problème dans des termes inexacts. On dit généralement, il faut donner le droit à la femme de ne pas avoir d’enfant. Je dis, il faut donner le droit à la femme d’en avoir. Et pour cela, lui faire confiance, lui dire, lorsqu’elle se marie, que l’emploi est incertain, que le salaire est modeste et que le logement est souvent absent ; que toutes les charges vont s’accumuler dans les pires conditions ; qu’il lui appartient, en confiance avec son mari, de décider pour les années à venir de ce que sera sa famille. Et quand je dis faire confiance, cela veut dire que, qui pourrait croire qu’une jeune femme n’a pas pour objectif essentiel, pour son épanouissement personnel, d’avoir des enfants. Encore faut-il que physiologiquement, moralement, sentimentalement, l’équilibre de la famille corresponde à la nécessité pour la femme de ne pas être écrasée, de ne pas être écrasée par les obligations. On pourra peut-être couper là et interrompre tout à l’heure d’ailleurs la question parce que j’en ai dit assez. Alors, ne recommençons pas. Hein, ne recommençons pas, on pourra peut-être couper là tout à l’heure, après tout, j’en ai dit assez.
(Silence)
(Bruit)
Benoîte Groult
Il y a certaines questions d’intérêt général qui concernent plus particulièrement les femmes, sans doute parce qu’elles se sentent particulièrement défavorisées. L’emploi par exemple, qui est beaucoup plus difficile pour elle que pour un garçon du même âge.
François Mitterrand
Vous savez que la plupart des jeunes filles de l’agriculture ne peuvent pas accéder à la formation professionnelle ? Savez-vous que la part réservée aux filles dans l’accès à l’enseignement technique est infime par rapport aux garçons ? Encore, les jeunes gens ont-ils eux-mêmes les pires difficultés pour disposer d’un enseignement technique qui soit conforme aux nécessités de l’économie nationale. Et il est vrai que dans la plupart des cas, les jeunes filles et les jeunes femmes qui veulent travailler ont beaucoup plus de peine que les hommes à trouver un travail. En l’absence d’une qualification professionnelle, on peut imaginer quelle, quelle est leur détresse. Et la qualification professionnelle, c’est généralement, ou bien des menus travaux de couture qui les destinent à des salaires de misère, ou bien être plantées derrière la caisse des grands magasins, ou bien, ou bien je ne sais quoi. En bref, alors que il y a autant de bachelières en France que de bacheliers, que les dispositions intellectuelles et pratiques de la femme sont reconnues pour appréhender les problèmes de la société moderne, on ne leur fait pas de place. Vous avez eu raison de poser ce problème capital.
Benoîte Groult
Il y a aussi la question des salaires. Est-ce qu’il n’est pas aujourd’hui humiliant et injuste de s’entendre dire couramment, par les hommes en général : Oh pour une femme tu gagnes bien ta vie !
François Mitterrand
Vous savez qu’il y a une formule très employée qui est presque un slogan : "à travail égal, salaire égal". Mais en réalité, sur le cas des salariés français qui perçoivent moins de 55000 Anciens Francs par mois, on compte 72% de femmes. De la même manière, alors qu’en 1958, le salaire féminin et le salaire masculin étaient très proche l’un de l’autre, aujourd’hui, ils sont les plus éloignés dans l’Europe Occidentale, et au détriment des femmes. De telle sorte qu’on peut dire, sans risque de se tromper, qu’à l’égard du salaire, la femme est considérée comme un être inférieur alors que son rendement est le plus souvent égal. Il se pose là aussi une question que tout homme responsable ne peut que se poser, et si on évite de se poser cette question, c’est qu’en réalité, on refuse aux femmes leur droit.
Benoîte Groult
Est-ce que votre programme, qui est celui de la Gauche, avec des priorités accordées au logement, à l’éducation, avec aussi le refus de la course à l’armement atomique ; est-ce que ce programme ne correspond pas à ce que devraient être les aspirations des femmes, précisément ?
François Mitterrand
Mais précisément, avant même de vous répondre sur cette question, je vous dirais que l’emploi est difficile, le salaire est modèle et… ah, c’est extraordinaire, je vais recommencer. Est-ce que vous voulez nous représenter ces 10 minutes actuellement, ça nous donnera un petit peu de temps pour souffler. Mais en réalité, je m’attendais à la question sur la, sur la protection sociale.
Benoîte Groult
Ah oui.
François Mitterrand
Alors je n’ai rien oublié ?
(Silence)
(Bruit)
Benoîte Groult
Il y a des problèmes d’intérêt général mais qui concernent particulièrement les femmes, sans doute parce qu’elles sont particulièrement défavorisées. Par exemple, l’emploi, l’égalité des salaires et la sécurité. Est-ce qu’il n’est pas humiliant et injuste de s’entendre dire par exemple aujourd’hui, couramment, surtout pas des hommes : "Pour une femme tu gagnes bien ta vie !".
François Mitterrand
En effet, lorsqu’on examine les conditions de l’emploi par exemple, pour la plupart des jeunes filles ou des jeunes femmes, on a le droit de s’interroger. Est-ce la sécurité pour les jeunes filles de l’agriculture lorsque l’on constate qu’aucune d’entre elles n’a en réalité possibilité d’accéder à la formation professionnelle. Est-ce la sécurité pour la plupart des jeunes filles et des jeunes femmes lorsque l’on constate qu’elles ne peuvent accéder à la formation de l’enseignement technique ; dans la mesure même où les garçons ne sont pas embouteillés dans cette forme d’enseignement qui dispose de tant de maîtres admirables et qui est négligée par l’État. Est-ce la sécurité pour une jeune fille ou pour une jeune femme lorsqu’elle accède à un emploi, et considérer que c’est généralement vers des menus travaux de coutures, vers la station debout tout le long de la journée derrière une caisse de grand magasin ou bien je ne sais quoi. Est-ce la sécurité du salaire lorsqu’on sait que le quart des salariés, et je le répète sans arrêt, perçoit moins de 55000 Anciens Francs par mois, et que sur ces salariés-là, 72% sont des femmes. On répète comme un slogan : "À travail égal, salaire égal", ce n’est pas vrai. En 1958, le salaire féminin et le salaire masculin étaient en France très proche l’un de l’autre. En 1965, ils sont éloignés comme aucun pays de l’Europe Occidentale et au détriment de la femme. Dans la réalité des choses, le salaire féminin ne correspond pas à la qualification professionnelle. Et il ne faut quand même pas oublier que les femmes - tout le démontre constamment, il y a autant de bachelières que de bacheliers - ont les mêmes moyens que les hommes pour appréhender la responsabilité professionnelle. Est-ce qu’il y a sécurité pour la femme lorsqu’on sait que le Gouvernement leurs promet lorsqu’elles travaillent, qu’elles ont un enfant, 14 semaines de congés sans salaire. Et quand c’est d’autre part que…. C’est une erreur.
Benoîte Groult
C’est demi salaire.
François Mitterrand
Eh oui, je sais, c’est idiot. On recommence, tant pis. C’est normal, on leur promet 12 mois.
Benoîte Groult
Oui, sans salaire, mais là c’est demi salaire ?
François Mitterrand
Oui c’est ça… C’est dommage, parce que ça avait bien…
Intervenant
Politique, et s’il le faut…
(Silence)
Benoîte Groult
Il y a des questions d’intérêt général mais qui concernent particulièrement les femmes et ce sont justement celles où elles sont particulièrement défavorisées. Par exemple, l’égalité des salaires, l’emploi et la sécurité. Est-ce qu’il n’est pas humiliant et injuste de s’entendre dire couramment, encore aujourd’hui surtout par des hommes : "Pour une femme, tu gagnes bien ta vie".
François Mitterrand
On a en effet le droit de s’interroger là-dessus. Y a-t-il sécurité pour la jeune fille ou pour la jeune femme lorsqu’on ne la met pas en mesure d’obtenir un emploi ? Savez-vous qu’il n’y a pratiquement pas de jeunes filles de l’agriculture qui puisse accéder à la formation professionnelle. Savez-vous que l’enseignement technique est pratiquement fermé aux filles et aux femmes, et déjà les garçons y sont embouteillés. Alors qu’arrive-t-il ? Les femmes iront travailler pour des menus travaux de couture à des salaires misérables ? Ou bien iront se planter debout toute la journée derrière des caisses de grands magasins ou bien je ne sais quoi ? Y a-t-il sécurité pour le salaire lorsqu’on sait, et je le répète sans arrêt, que le quart des salariés français perçoit moins de 55000 Anciens Francs par mois et que là-dessus, il y a 72% de femmes. On dit, c’est presque devenu un slogan, À travail égal, salaire égal. Eh bien, en 1958, le salaire féminin était très proche du salaire masculin. Aujourd’hui, il en est absolument éloigné au point que la France est la dernière des grandes Nations de l’Europe Occidentale sur ce point, et au détriment des femmes. Y a-t-il sécurité pour la protection sociale ? La femme est-elle défendue par la société ? Vous savez que Monsieur Grandval, Ministre du Travail, vient de promettre à celles qui travaillent et qui ont un enfant 12 mois de congé sans salaire. Et quand on sait que dans la législation actuelle, les femmes ne profitent pas des 14 semaines qui leur sont promises parce que ces semaines de congé sont à demi salaire et qu’elles préfèrent concentrer sur la moitié du temps pour avoir un salaire complet. Et parce qu’évidemment, le problème qui se pose pour elles, c’est de ramener les mêmes sommes d’argent, même modiques, à la maison. Quand on a un enfant, ce n’est pas pour partir en vacances, les charges sont plus difficiles. On veut aider tout autant que la veille le mari à soutenir le foyer. Y a-t-il protection sociale lors qu’on sait que, prenons l’exemple des commerçants, des artisans, combien de femmes assument cette responsabilité professionnelle ? Rien ne les défend, une maladie, le commerçant et l’artisan sont ruinés. On discute du problème de la retraite à 60 ans et on a raison, il faudra y venir. Ne faudrait-il pas commencer par les femmes, usées par un travail souvent depuis le plus jeune âge. C’est ainsi que, aussi bien sur le plan de l’emploi que du salaire, et que de la protection sociale, il n’y a pas de sécurité pour les femmes. Et voilà pourquoi le candidat de la Gauche, du Centre Gauche, c’est-à-dire de toutes les forces de progrès, de tous les républicains, les républicains engagés pour la défense de la condition humaine doivent prendre cette responsabilité d’apporter en 1966 l’équivalent de ce qui fut apporté en 1936 pour la classe ouvrière.
(Silence)
Benoîte Groult
Et maintenant, je voudrais, bien sûr, vous poser une question sur celle de vos prises de position qui a fait le plus de sensation, il s’agit du planning familial ou du contrôle des naissances. Il me semble qu’en voyant tous les candidats, à votre suite, s’intéresser tout à coup à ce problème qui était tabou jusqu’ici, il me semble que les femmes peut-être vont se sentir un peu devenir un enjeu électoral. C’est pourquoi, il serait peut-être utile que vous nous disiez précisément ce que vous pensez de ce problème qui nous touche toutes et ce que vous comptez faire si les moyens vous en sont donnés.
François Mitterrand
Ce n’est pas un problème électoral, c’est un fait politique. On ne peut plus ignorer maintenant que le problème du contrôle des naissances est posé à la Nation. Les plus hautes autorités spirituelles s’en préoccupent, vous le savez. Les plus grands pays du monde ont déjà accepté le contrôle des naissances, or qu’est-ce qui se passe en France ? Une loi de 1920 traite comme des criminelles, on les condamne à la prison, le cas échéant, les femmes qui décident elles-mêmes de ce que doit être l’épanouissement de leurs familles. Je n’ai pas dit comme beaucoup d’autres disent, il faut donner aux femmes le droit de ne pas avoir d’enfant, je dis, il faut leur donner le droit d’en avoir. Précisément par l’emploi, par le salaire, par la protection sociale, précisément par les conditions données à l’épanouissement d’un foyer pour une vie heureuse. Alors il faut faire confiance aux femmes, il faut qu’elles soient maîtresses de l’évolution de leurs foyers. Il faut qu’elles puissent décider en confiance avec leurs maris de ce qui convient, ou de ce qui ne convient pas. Parce que, imaginez la jeune fille ou la jeune femme de 20 ans, et voilà que dans les pires conditions de logement ou de travail, les enfants arrivent. 10 ans plus tard, les problèmes physiologiques, moraux, sentimentaux qui se posent. Je dis qu’il faut faire confiance aux femmes, parce que c’est le problème même qui concerne la dignité de l’être humain. Alors je l’ai dit sans ambages, il faudra abroger les articles de la loi de 1920 qui les frappent et décider que notre société fera place aux femmes sur le plan de leur épanouissement complet autant qu’aux hommes. Il y a là-dessus un problème de responsabilité humaine qui nous engage et je suis sûr que celles qui m’entendent ont parfaitement compris que ce que je dis, c’est à l’honneur de la famille. Les pays qui appliquent le contrôle des naissances n’ont pas vu diminuer leur population, mais ils ont vu au contraire la responsabilité de la dignité de la femme s’accroître, c’est tout ce que je demande.
Benoîte Groult
Je voudrais vous poser une dernière question. Est-ce que votre programme, avec les priorités accordées au logement, à l’Éducation Nationale, avec aussi le refus de la course à l’armement atomique, est ce que ce programme ne correspond pas assez précisément aux aspirations des femmes ?
François Mitterrand
Bien, je dis en effet que je voulais que 1966 voie la naissance d’une véritable législation qui concerne les femmes sur le plan du droit civil, sur le plan professionnel, et sur le plan tout simplement de leur personne. Mais je voudrais reprendre mon argument et dire, y a-t-il sécurité pour les femmes lorsque leurs enfants n’ont pas véritablement accès dans des conditions égales à l’Éducation Nationale ? Lorsque leurs enfants risquent d’être frappés dès l’origine par la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent. L’Éducation Nationale c’est aussi une condition du bonheur de la famille par l’épanouissement de chacun. Y a-t-il enfin sécurité pour les femmes lorsqu’une Nation s’organise par le surarmement pour l’éventualité d’une guerre impossible ? Le problème de la force de frappe atomique doit être le problème majeur pour la décision politique de toutes les femmes de France. N’y a-t-il pas nécessité pour elles de considérer que tout ce qui établira une société autour d’un arbitrage international en chassant toutes les menaces d'un conflit destructeur, c’est aussi cela la sécurité profonde. Et les femmes, il me semble depuis l’origine des temps, ont la charge du maintien de la vie, de la continuité de la vie et de la civilisation. Voilà pourquoi j’ai estimé nécessaire ce soir de leur poser tous ces problèmes.
(Silence)
François Mitterrand
Aujourd’hui, j’ai demandé à Madame Benoîte Groult, écrivain et journaliste, de bien vouloir s’entretenir avec moi afin de me poser les problèmes qui sans doute se posent à la plupart des femmes de notre pays.
(Silence)
Benoîte Groult
Les femmes sont beaucoup plus occupées que les hommes, c’est un fait, puisque toutes celles qui travaillent ont en plus un métier à assurer à la maison, le travail domestique. Est-ce qu’il ne serait pas urgent d’alléger ce travail à la maison, étant donné que le manque de logement, le manque d’eau courante, le manque de crèche par exemple, pèse finalement sur les femmes beaucoup plus que sur les hommes.
François Mitterrand
Il est vrai que toutes les femmes travaillent, à l’extérieur ou chez elles. Et celles qui travaillent à l’extérieur et qui ont une famille, que de problèmes ! Il est certain également que l’État est mal équipé pour venir au secours de ces femmes comme il le doit, le manque de garderies, de crèches, de jardins d’enfants. Et dès l’entrée à la maternelle, on le sait bien, l’année 1965 n’a fait qu’aggraver ce problème, on ne reçoit pas tous les enfants. Alors faudra-t-il que, comme dans les temps ancestraux, le rôle de la femme, ce soit de porter son enfant sur son dos ? Je pense aussi aux problèmes d’équipements collectifs où l’État ne remplit pas son devoir quand on songe qu’une femme des milieux ruraux sur deux n’a pas l’eau à la maison. Et la question se pose plus qu’on ne le croit dans l’ensemble de l’agglomération parisienne. Voilà pourquoi je pense qu’en effet, l’État a des devoirs à remplir et qu’il m’importe d’y répondre.
(Bruit)
(Silence)
Benoîte Groult
Les femmes sont plus occupées que les hommes, c’est un fait. Toutes celles qui travaillent au-dehors ont en plus un travail domestique à assurer à la maison. Est-ce qu’il ne serait pas primordial de soulager ce travail domestique ?
François Mitterrand
Et oui, en réalité, toutes les femmes travaillent, que ce soit à l’extérieur ou que ce soit chez elles. Et celles qui sont à l’extérieur ont le plus souvent une famille. Et c’est pourquoi on a le droit de s’étonner devant l’absence d’équipements de l’État pour venir au secours de ces femmes. Faudrait-il en revenir aux origines ancestrales et que la femme ait la charge de son enfant le portant sur le dos ? Il faut des crèches, il faut des garderies, il faut des jardins d’enfants, davantage encore, il faut…. Songeons qu’à la maternelle on refuse des enfants, toujours faute d’équipement. Songeons, et c’est un problème d’équipement collectif capital, qu’une femme sur deux des milieux ruraux n’a pas l’eau à la maison et que la question se pose dans d’autres domaines puisque l’agglomération parisienne elle-même manque de cet équipement minimum. Oui, vous avez raison de le dire, l’État manque à son devoir, et c’est pourquoi il faut y remédier.