François Mitterrand et le socialisme, après l'échec de l'expérience de la FGDS

27 janvier 1969
13m 18s
Réf. 00108

Notice

Résumé :
Le reportage introductif retrace le parcours de François Mitterrand au sein de la Convention des institutions républicaines et de la FGDS. Ce dernier est ensuite interrogé sur les processus d’unification des forces socialistes. Il donne enfin sa définition du socialisme. Il conclut en se moquant des théoriciens sourcilleux qui remettraient en cause cette définition et finit par ces mots : « je me sens socialiste ».
Date de diffusion :
27 janvier 1969
Source :

Éclairage

L’entretien avec Henri Marque est issu d’une enquête sur l’avenir de la gauche non communiste réalisée au début de l’année 1969. Cet extrait intervient après des interviews de Guy Mollet, à la tête du Parti socialiste-SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière), de Michel Rocard, secrétaire général du Parti socialiste unifié (PSU) et de Gaston Defferre, député-maire de Marseille et éphémère candidat à l’élection présidentielle de 1965.

François Mitterrand est alors leader de la Convention des institutions républicaines (CIR). Le reportage introductif retrace son parcours politique dans la seconde moitié des années 1960. Après avoir fondé en 1964 la Convention des institutions républicaines, rassemblement hétéroclite de petits clubs politiques, François Mitterrand devient le candidat unique de la gauche pour l’élection présidentielle de décembre 1965, à la suite du retrait de Gaston Defferre. C’est un succès : Charles de Gaulle est contraint à un second tour face à François Mitterrand qui devient alors la figure de proue de l’opposition. En septembre 1965, il a pris la présidence de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) qui fédère le Parti socialiste-SFIO, la CIR et le Parti radical. Si la FGDS a connu un second succès électoral en 1967, François Mitterrand commet une erreur, lors des « évènements » de mai 1968, en se déclarant prêt à être candidat à une élection présidentielle anticipée.

Son attitude est instrumentalisée par le régime gaulliste, ce qui contribue à l’échec de la FGDS aux élections législatives de juin 1968 puis aux sénatoriales de septembre. Mitterrand est alors présenté comme le responsable de la défaite et critiqué pour sa stratégie de rapprochement avec les communistes. Le 7 novembre 1968, il démissionne de la présidence de la FGDS qui se délite alors. Même au sein de la CIR son action est contestée. Néanmoins, son objectif reste, comme celui de la SFIO, l’union de la gauche non-communiste au sein d’un nouveau parti.

Il cherche donc ici démontrer son appartenance au mouvement socialiste, contestée par certains membres de la SFIO qui entendent préserver un monopole idéologique. Il ne se reconnaît ainsi pas comme le « théoricien sourcilleux » d’un socialisme officiel.

Il se démarque également de manière claire du communisme - même s’il n’en prononce ici pas le nom - qui « détruit les libertés » : à Prague, le mouvement contestataire du Printemps a en effet été réprimé par les troupes du pacte de Varsovie en août 1968.

Le processus de création d'un nouveau parti socialiste, attendue pour le premier semestre 1969 (voir ce document), n’aboutit finalement qu’en 1971 en raison notamment de la démission de Charles de Gaulle qui bouleverse les équilibres politiques (voir ce document).
Arthur Delaporte

Transcription

Journaliste 1
Quand Monsieur Mitterrand annonça le 9 septembre 1965 sa candidature à l’Élysée, il n’était déjà plus un homme seul. Il s’appuyait sur des forces nouvelles venues à la Gauche par l’entreprise originale des clubs et regroupées dans la convention des institutions républicaines. Avec la SFIO et le parti radical, la convention allait être la troisième famille de la fédération. Soutenu par le Parti Communiste, François Mitterrand provoque un ballotage surprise à l’élection présidentielle et atteint le score de 10,5 millions de voix au second tour. Cette performance va en faire le vrai leader de la FGDS dont il devient effectivement le Président permanent. Il forme le contre gouvernement dont il commente les premiers communiqués devant la presse. Malgré les critiques ironiques de contre ce cabinet fantôme, Mitterrand et les autres dirigeants de la fédération vont bientôt réussir à conclure avec les communistes un accord qui, pour la première fois, ne sera pas seulement un pacte électoral. Après leur succès aux législatives où ils ont 120 députés, les fédérés s’apprêtent à reprendre le dialogue avec le PC.
(Musique)
Journaliste 1
Poussé dans l’euphorie des élections, cet accord va aboutir cette fois-ci à une ébauche de programme commun.
(Silence)
Journaliste 1
… en 1968, leur large entente sur les institutions et la politique économique et sociale. La suite, nous la connaissons tous, ce sont les évènements de mai, la conférence de presse où Monsieur Mitterrand annonce qu’il sera candidat à l’Élysée en cas de vacance du pouvoir, la défaite de la Gauche aux élections, l’effacement de la fédération, et enfin la renonciation à la présidence de la FGDS dont Monsieur Mitterrand va s’expliquer le moment venu devant les téléspectateurs.
François Mitterrand
En quittant ce 7 novembre la présidence de la Fédération de la Gauche, je ne démissionne pas d’une responsabilité et je n’abandonne pas un combat. Je respecte à l’heure dite le rendez-vous au sein de la fédération que nous nous sommes donnés à nous-mêmes.
Henri Marque
Alors Monsieur Mitterrand, que reste-t-il de cette action politique de trois années ?
François Mitterrand
Je vous avouerais, Monsieur Marque, que c’est une question que je me pose quelquefois, moi aussi. Je pense cependant que ce qui était impossible avant 1965 est maintenant possible, notamment sur le plan de l’Union de la Gauche. On ne peut pas oublier l’immense courant populaire d’il y a trois années et qui s’est poursuivi ensuite jusqu’en 1967. En dépit des difficultés actuelles, cela reste. Je pense aussi que la marche vers l’unité de la Gauche socialiste, de la Gauche démocrate socialiste, vers la formation d’un seul Parti Socialiste nouveau, cela est maintenant acquis. Je pense enfin que nous avons été en mesure depuis trois ans de former des équipes capables de gouverner, qui connaissent leur dossier et cela n’aurait pas été possible avant 1965. J’ajouterais à cela que si cela est devenu possible depuis trois ans, ça l’est encore davantage aujourd’hui, pour une raison qui ne dépend pas de nous et qui est la décadence du gaullisme. Voyez ce qui se passe, en 1965, au moment où le Général de Gaulle a été mis en ballottage, comme il pourrait l’être une autre fois au demeurant le cas échéant par Monsieur Pompidou, en 1965, le Président de la République et son régime se portaient assez bien, il faut le reconnaître. En 1969, le Général de Gaulle lui-même est contesté dans son propre milieu, à l’Élysée, dans le Gouvernement, dans son parti. On voit des concurrences un peu partout se dessiner à son horizon, insonorisant. La France, vous êtes journaliste, inutile de vous faire un dessin, vous connaissez les difficultés économiques, financières, monétaires. Le Franc, il est déprécié sur toutes les places étrangères. Quant aux Français, est-ce qu’en 1969, ils sont plus assurés de l’emploi, du toit, de la maison, ou bien de l’école ou de l’université dont ils ont tant besoin ? Voilà, il me semble que le fait que nous ayons mené ce combat à partir de 1965 a permis de modifier les données de la politique française. Et si vous me posez la question alors sur le plan personnel, je vous dirais que je ressens comme un honneur d’avoir été la cible préférée de nos adversaires. J’ajoute enfin que, et cela me paraît peut-être le plus important, depuis trois ans, c’est le réveil de la conscience civique des Français, le sens de la responsabilité. Les Français ont besoin et ont envie, eh bien oui, comme on dit aujourd’hui, de participer aux affaires de la France. Et cela n’a été possible qu’à cause de l’ébranlement de 1965. Voilà, les historiens diront peut-être autre chose, mais c’est en tout cas ce que je pense.
Henri Marque
Le journaliste que je suis pourrait faire une autre comparaison de date, entre 1965 et 1969, concernant la situation de la fédération entre ces trois années. Enfin, nous nous intéressons surtout à l’avenir aujourd’hui et vous avez parlé tout à l’heure de la création de ce nouveau Parti Socialiste, est-ce cela veut dire que au cours de la réunion d’hier vos amis ont décidé d’y adhérer ?
François Mitterrand
Vous savez, nous l’avons décidé depuis le premier jour. Créer ce grand Parti Socialiste nouveau, cela fait partie de nos combats, de nos combats anciens. Seulement voilà, c’est une grande espérance, il ne faut pas la trahir. Et il y aurait deux manières de la trahir, d’abord de ne pas faire le Parti Socialiste nouveau, et ensuite, de le faire de telle sorte qu’il serait l’occasion d’un nouveau désespoir, d’une nouvelle déception et donc finalement, du recul définitif de la génération nouvelle du côté des partis de Gauche. Je pense que ce Parti Socialiste nouveau est nécessaire, je pense qu’il est nécessaire dans l’immédiat, par exemple. Dans l’immédiat, quand ce ne serait que pour en finir avec le désarroi dans lequel se complaisent beaucoup trop de milieux, le pessimisme, le défaitisme qui ne sont pas de mise si l’on songe que 10 millions et plus de Français continuent de faire confiance, d’attendre et d’espérer. Et puis dans l’immédiat, il est nécessaire de faire ce nouveau Parti Socialiste afin de faire obstacle, de faire front contre les menaces de ce retour fasciste, comme disait et encore récemment un membre du Gouvernement. Il faut, par exemple, au plus tôt, que soient dissous ces Comités de Défense de la République qui se prétendent le commando de la majorité et qui sont un péril pour les libertés publiques. Et puis, je pense aussi qu’il faut qu’un Parti Socialiste nouveau soit en mesure de durcir la lutte contre le régime. Pour toutes ces raisons, nous sommes favorables à l’existence d’un Parti Socialiste nouveau, vous le savez, il faut le redire, il faut associer toutes les bonnes volontés. Mais pour l’avenir, c’est encore plus nécessaire. Le moment va venir où il faudra compter sur une majorité de Français, où il faudra savoir les rassembler. De ce point de vue, permettez-moi de vous dire que je regrette que certains aient pris la fâcheuse initiative de détruire la Fédération qui représentait la possibilité d’unir et d’allier dans une formation commune les socialistes et un certain nombre de libéraux qui acceptaient les objectifs socialistes. Et en tout état de cause, pour l’avenir, il faut que le nouveau Parti Socialiste soit l’axe de la future majorité. C’est nécessaire encore parce qu’il faudra bien équilibrer, et le cas échéant distancer cette autre force capitale de la Gauche qu’est le Parti Communiste. Puis enfin, tout simplement, il faudra bien gouverner. Et si les Français donnent à la Gauche l’occasion de gouverner, il faut que la Gauche en soit digne. Alors, rien de mieux pour cela qu’une formation politique solide, sincère, honnête et compétente. Voilà pourquoi Monsieur Marque, je suis, sans réticence aucune, partisan du nouveau Parti Socialiste à la condition qu’on se débarrasse des procédures inutiles, des discussions, ou comme on dit, des bavardages. Personnellement, je ne m’en suis pas mêlé, je n’ai pas participé aux négociations, et je veux à travers vous inviter tous ceux qui le voudront à venir aujourd’hui contribuer à ce nécessaire redressement de la Gauche.
Henri Marque
Personne ne conteste votre qualité, vos titres d’homme de Gauche, mais je ne suis pas sûr qu’on vous imagine aussi bien en socialiste. Alors, êtes-vous socialiste, et pour vous, qu’est-ce que cela signifie, le socialisme ?
François Mitterrand
Le socialisme, enfin je le crois, c’est la libération de l’homme de toutes les forces qui l’oppriment. Je pense aux forces matérielles, intellectuelles, économiques, politiques. Or, le socialisme est né avec la société industrielle au XIXe siècle, et tout naturellement, les théoriciens, les fondateurs du socialisme, ont vu que si on ne libérait pas d’abord l’homme des forces économiques qui l’écrasent, des monopoles en particulier, alors, aucune autre libération n’était possible. Nous en sommes encore là, et c’est pour cela que le combat socialiste vise d’abord à éliminer toutes les formes d’exploitation de l’homme par l’homme et notamment les forces de domination économique. Seulement, il y a aussi eu beaucoup d’évènements depuis ce XIXe siècle, et l’avènement de la science, et la science, est à mon sens, l’auxiliaire privilégié du socialisme. La science, la technique et particulièrement cette science de la prévision, de la statistique qui permet au socialisme de planifier, de prévoir, de rejeter sur plusieurs années la transformation de notre société sur l’économie. Lorsque je vous dis qu’il s’agit de libérer, qu’il s’agit de retenir les enseignements de la science, je voudrais ajouter un fait extrêmement précis, c’est qu’il n’y a pas de socialisme sans la présence au pouvoir des représentants des travailleurs et des producteurs. Mais je n’ai peut-être pas dit l’essentiel, voyez-vous. Il serait assez paradoxal, je pense que vous le penserez comme moi, de vouloir libérer l’homme en commençant d’abord par détruire les libertés. Je pense donc qu’il y a une union intime entre le socialisme et la liberté, et que tous ceux qui commencent par détruire les libertés acquises si péniblement depuis un siècle et demi par les hommes dans notre société moderne et complétées par les conquêtes sociales de ces cinquante dernières années, ce n’est pas du socialisme. Et à ce point de vue, les événements du mois de mai à Paris, et aussi à Prague, et aussi à Varsovie, et aussi à San Francisco, et aussi à New York, c’est-à-dire à l’Est comme à l’Ouest, ont une portée incalculable. On peut admettre, et moi je l’admets, je le sens profondément, que si l’on était arrivé au bout de notre théorie, le socialisme a triomphé. Nous avons abattu les forces économiques, nous avons amorcé le règne de nouvelles libertés. Si nous ne répondons pas à la question que nous pose la jeunesse, question à caractère spirituel, intellectuel et culturel, alors le socialisme n’aura fait que balbutier. Et je le répète, de ce point de vue, les évènements de ces derniers mois nous montrent que nous devons méditer, réfléchir et comprendre que la liberté ne se définit pas seulement par des critères scientifiques, mécanistes ou par seulement le déroulement d’une expérience de caractère économique. Le socialisme, c’est beaucoup plus pour moi une réalité prochaine qu'une espérance. Est-ce que je suis un bon et un vrai socialiste, j’imagine très bien qu’au moment où je parle, il y a des théoriciens sourcilleux qui pensent que je n’ai pas dit la moitié de ce qu’il fallait dire et peut-être que la moitié que j’ai dite n’est pas excellente à leurs yeux. Après tout, ça m’est un peu égal, j’ai l’impression que le socialisme, libération, volonté, et en même temps aspiration de l’être pour créer un monde meilleur, un peu de bonheur, cela vaut la peine de s’y consacrer, et dans ce sens-là, oui, je crois pouvoir le dire très sincèrement, je me sens socialiste !