François Mitterrand parle de Jacques Brel

19 novembre 1977
07m 07s
Réf. 00258

Notice

Résumé :
Entretien avec François Mitterrand par Luce Perrot. François Mitterrand parle du dernier disque de Jacques Brel, de l'homme et de son langage.
Date de diffusion :
19 novembre 1977

Éclairage

Jacques Brel, chanteur auteur compositeur belge francophone, a commencé sa carrière à Paris au début des années 1950.

En mai 1967, après 10 années passées au sommet de la chanson française, Jacques Brel décide d'arrêter le tour de chant. Il enregistre toutefois en 1968 un "dernier" album de nouvelles chansons, et en mai 1969, après le succès de la comédie musicale L'Homme de la Manche, il décide d'arrêter complètement la scène. Il se consacre alors, jusqu'en 1973, au cinéma, en tant qu'acteur et en tant que réalisateur.

En 1974, à 45 ans, Jacques Brel prend le large à bord d'un bateau, L'Askoy, qui va le mener jusqu'aux Iles Marquises, dans le Pacifique Sud, où il se fixe définitivement en 1975.

En 1977, atteint d'un cancer du poumon, il quitte sa retraite quelques jours pour venir enregistrer à Paris un ultime album de 12 nouvelles chansons. Le désir de Jacques Brel est qu'aucune promotion ne soit faite autour de cet album si particulier. Tout juste consent-il, pressé par Eddy Barclay son producteur, à ce qu'une personnalité donne son avis sur le disque baptisé simplement Brel. « Quelle personnalité ? » « François Mitterrand ! ».

Le disque est mis en vente le 18 novembre 1977. Et c'est ainsi que, le 19 novembre 1977 à 15h, François Mitterrand est interrogé en direct par la journaliste Luce Perrot, sur la 2ème chaîne, dans l'émission Hebdo Chansons, Hebdo Musiques. Il parle, avec pertinence, de l'homme Jacques Brel plus que de ses nouvelles chansons : a-t-il eu le temps de bien les écouter ?

François Mitterrand est alors Premier secrétaire du Parti Socialiste, en pleine préparation des élections législatives de mars 1978, dans un contexte très particulier, celui de la ruine imminente du programme commun de gouvernement, faute d'accord avec le Parti Communiste Français sur son actualisation.

Dans le passé François Mitterrand a côtoyé plusieurs fois Jacques Brel, notamment lors de la campagne des élections législatives de mars 1967, campagne au cours de laquelle Jacques Brel est apparu aussi aux côtés de Pierre Mendés France et de Gaston Defferre. Lors de la fin son périple vers les Marquises sur L'Askoy en 1975, Jacques Brel avait emporté, parmi quelques livres de chevet, La Paille et le Grain, le succès de librairie de François Mitterrand.

L'album Brel sera vendu à plus d'un million d'exemplaires, chiffre record à l'époque. Jacques Brel décédera le 9 octobre 1978, à 49 ans.
Philippe Babé

Transcription

Luce Perrot
On ne pouvait terminer cette émission, cette actualité du disque sans parler du nouveau Jacques Brel. Douze nouvelles chansons, douze nouvelles chansons écrites avec des mots simples mais des mots qui vous prennent le coeur, qui vous arrachent des larmes. François Mitterrand, vous avez écouté ce disque de Jacques Brel, ce disque d’un homme qui a choisi l’exil parce qu’en réalité, je crois qu’il crève de solitude.
François Mitterrand
J’ai en effet reçu ce disque hier, comme tous ceux qui l’ont reçu, et je l’ai écouté simplement ce matin. J’avais grande envie de l’entendre, 10 ans de silence, c’est long. Jacques Brel, je l’ai connu lorsqu’il était présent dans nos capitales d’Europe et spécialement à Paris, beaucoup de choses nous avaient réunis, et les thèmes que je retrouve dans le disque d’aujourd’hui formaient déjà le fond de sa conversation. La différence, c’est que maintenant, il a vécu tout ce qu’il dit. Il se contentait à l’époque de le projeter, maintenant, c’est sa vie, c’est sa solitude, c’est son voyage, ce sont ses questions. Et la dimension naturelle que prend cette musique, que prennent ces paroles, est d’un tout autre ordre à mon sens, tout en développant les qualités qui sont les siennes, d’un tout autre ordre que ce que nous avons connu naguère.
Luce Perrot
La manière dont il utilise les mots, vous êtes écrivain, est-ce que ça vous a un petit peu surpris, la manière dont il utilise ces mots tous simples et qui, tout d’un coup, prennent une dimension exceptionnelle ?
François Mitterrand
Et bien, Brel est un écrivain. Brel est un poète, on peut publier ce qu’il a écrit et cela figurera dans les anthologies de la poésie moderne. Simplement, avec le temps, et c’est un phénomène assez constant, il épure sa propre langue. Il garde ce langage populaire nécessaire à sa chanson, qui est une chanson populaire, il veille même à ce que le mot qu’il emploie, vous l’ayez dit, soit de plus en plus simple, de plus en plus immédiat. Mais il reste précis et il reste d’une bonne langue. En plus, cette langue savoureuse du Belge amoureux de la langue française et qui apporte les intonations, les inflexions, la richesse et je le répète, la saveur du pays dont il est issu. Tout cela compose, je le crois, à travers ce disque, avec ce retour de Brel, ce retour enfin comment dire, ce retour de Brel chantant, car Brel…
Luce Perrot
En disque seulement.
François Mitterrand
Brel homme reste lié au choix qu’il a fait il y a quelques années. Alors vraiment, je crois que c’est une langue très riche et qui, avec celles de quelques autres qui sont rares, naturellement, à ce niveau-là ils sont rares, je crois vraiment que c’est un événement qui compte dans la sensibilité moderne.
Luce Perrot
Ces douze chansons, vous les avez toutes écoutées ?
François Mitterrand
J’ai écouté les deux faces du disque, je me suis arrêté spécialement à quelques-unes d’entre elles, certaines reprennent les thèmes d’autrefois en les accentuant,
Luce Perrot
Vous pensez aux Flamingants ?
François Mitterrand
Oui, ça m’a intéressé parce que c’est à la fois pittoresque et puissant, mais ce n’est pas ça qui m’a retenu le plus et ne croyez pas du tout que ce soit par une familiarité politique, mais la chanson sur la mort de Jaurès a quelque chose comme une sorte de mélopée avec l’accompagnement, je crois, d’accordéon,
Luce Perrot
Oui, Marcel Azzola dont il…
François Mitterrand
Une volonté d’épouser le rythme de l’époque tout en signifiant la grande complainte d’un peuple qui souffre, qui espère, c’est extrêmement fort. Et puis aussi, tout ce qui touche à sa vie actuelle, c’est-à-dire à sa solitude, solitude, qu’est ce que ça veut dire ? Ça veut dire, face à soi-même, à soi-même et aux quelques problèmes qui restent. C’est-à-dire, celui de la vie, celui de la mort et Brel, il s’est placé dans cette situation.
Luce Perrot
Et comment vieillir.
François Mitterrand
Alors les Marquises, là on voit tout d’un coup, ben, c’est l’univers, ces petites îles comme ça, répandues dans cette immense Pacifique qui n’est pas si pacifique que soi, que ça, c’est évidemment la réflexion devant la violence des choses. L’homme tout seul devant la force des éléments.
Luce Perrot
Et Brel face aux femmes ?
François Mitterrand
Face aux femmes, je n’en connais pas plus que ce qu’il en dit.
Luce Perrot
Ce n’est pas très aimable ce qu’il dit.
François Mitterrand
Oui. Et il garde une certaine impertinence. Et puis, il juge selon l’expérience sans doute qu’il en a eue. Puis aussi, il y a cette veine qu’on retrouve dans notre Moyen-Âge qui fait que quoi qu’en pense l’auteur en vérité et quelle que soit sa vie, que j’ignore, c’est un thème constant, à la fois de plaisanteries, de chansons et de caricatures. Je crois que là, Brel se complait à la caricature en lui donnant toute la force du chant populaire. Ce n’est pas une philosophie, j’aperçois davantage sa philosophie à travers le spectacle que lui donne la société ou la non-société qu’il a finalement choisie.
Luce Perrot
Qu’est-ce qui vous a le plus touché dans tout ce disque ?
François Mitterrand
Je ne peux pas dire, je ne peux pas dire. Je pense que Les Marquises, c’est un, c’est le Brel d’aujourd’hui donc c’est celui qui m’a le plus intéressé.
Luce Perrot
C’est la carte postale qu’il nous envoie ?
François Mitterrand
C’est une carte postale, oui, une carte postale où il y a à la fois le chromo des cartes postales et la profondeur de la photographie que l’on ne veut pas voir en tant que carte postale parce que c’est soi-même qui l’a prise. Les photographies que l’on prend même si on est simplement un amateur très modeste, on serait très choqué si on vous disait, mais c’est une carte postale. On serait fâché de faire aussi bien qu’une carte postale. Et bien, Brel fait à la fois moins bien qu’une carte postale parce qu’il évite la figuration stéréotypée, mais il va tellement plus loin que la carte postale que c’est un poème c’est tout. Une carte postale qui atteint la dimension du poème, c’est pas mal.
Luce Perrot
Et l’homme Brel ?
François Mitterrand
L’homme, ce que je sais de lui pour l’avoir un peu connu, un peu fréquenté. J’ai discuté avec lui de choses importantes, peut-être aussi s’est-il trouvé dans des circonstances qui l’ont conduit plus tôt que d’autres à se poser les problèmes qui dépassent ceux de la vie quotidienne. Mais j’ai toujours senti en lui cette distance, cette capacité de dépasser la passion du moment tout en s’amusant, se distrayant. Il crie sa colère, il crie son amour, il crie son espérance, il crie son désespoir mais ce n’est pas simplement dans l’intensité que je le trouve remarquable, c’est aussi dans cette volonté d’identité. Brel, on pourrait le dire de beaucoup d’autres, non pas tellement, au fond, il ne ressemble à personne. C’est pourquoi je crois que son œuvre et sa physionomie sont particulièrement caractéristiques. Du moment où nous sommes, on se souviendra de Brel lorsque le temps sera venu j’espère beaucoup plus tard. On se souviendra de Brel comme particulièrement expressif des besoins d’une société et d’une génération, génération plus jeune que la mienne, celle qui s’est exprimée au lendemain de la dernière guerre mondiale et qui a éclaté, explosé en mai 1968 ; porteur d’un tas de rêves, voulant définir une écriture nouvelle, cassant les structures du monde et pourquoi faire ? Pour s’éloigner du monde, non, pour en retrouver l’essentiel.
Luce Perrot
C’est une sensibilité qui vous est proche ?
François Mitterrand
Je la sens, je la sens profondément. Que puis-je dire ? Je suis de sa parenté, comme quelqu’un qui écoute et quelqu’un qui lit et qui admire la capacité créatrice d’un homme comme lui.