Hommage à Pierre Mendès France

27 octobre 1982
12m 49s
Réf. 00284

Notice

Résumé :
François Mitterrand rend hommage à Pierre Mendès France, évoquant son rôle politique, économique et historique dans l'histoire de la France et notamment sous la IVe République. Il insiste sur l’influence de cet homme sur la politique française.
Type de média :
Date de diffusion :
27 octobre 1982

Éclairage

Pierre Mendès France, né en 1907, est décédé en octobre 1982, un peu plus d’un an après l’arrivée de la gauche au pouvoir. Pierre Mendès France est alors devenu l’une des figures de la gauche française.

Radical dans l’entre-deux-guerres, maire de Louviers, député, il est brièvement sous-secrétaire d’État pendant le Front populaire. Persécuté par Vichy, résistant, membre des Forces françaises libres puis du GPRF, sa carrière politique connaît, après la Seconde Guerre mondiale, un rebondissement du fait de son opposition à la guerre d’Indochine. En effet, après la défaite de Dien Bien Phu en mai 1954, il est nommé Président du Conseil. Il le reste jusqu’en février 1955. Pendant ces quelques mois, il fait la paix en Indochine, amorce l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, tout en se prononçant pour le maintien en Algérie. François Mitterrand est alors son ministre de l’Intérieur. C’est aussi sous son gouvernement qu’est décidé la mise en œuvre de la bombe atomique française. Après la victoire du Front Républicain en janvier 1956, il devient Ministre d’État du gouvernement de Guy Mollet mais démissionne du fait de son désaccord sur la politique algérienne.

Opposé au retour de de Gaulle au pouvoir, à la nouvelle constitution de 1958, il prend en 1959 ses distances avec le Parti radical et rejoint le Parti socialiste unifié (PSU). Il refuse d’être candidat à l’élection présidentielle de 1965 par hostilité au régime, mais soutient la candidature de François Mitterrand. Quatre ans plus tard, il accepte une sorte de « ticket » avec Gaston Defferre lors de la campagne présidentielle de 1969.

Dans les années 1970, il s’éloigne du PSU en même temps que de la vie politique française. Cette grande figure politique appelle à soutenir François Mitterrand en 1981. Invité à l’Élysée le 21 mai lors de la cérémonie d’investiture, le nouveau président socialiste se penche vers lui et lui déclare : « sans vous rien n’aurait été possible ».
Georges Saunier

Transcription

François Mitterrand
L’hostilité qu’avaient provoqué les fulgurances de ses idées, de son action, avait-t-elle nourri en lui-même cette interrogation passagère ? Pourtant, dans les orages et les affaissements de la Quatrième République, il avait apporté, et la jeunesse de France y avait applaudi, la lumière et le redressement. En moins de huit mois, il avait arrêté l’effusion de sang de la guerre d’Indochine, donné de façon spectaculaire et à la lettre révolutionnaire un élan décisif à la décolonisation, avec l’émancipation de la Tunisie ; pris les dispositions les plus novatrices pour notre défense nationale, imprimé aux orientations de notre économie une rare impulsion ; inauguré enfin un style et une méthode dont l’empreinte marque encore ceux qui ont à décider, où qu’ils se trouvent, du destin de la France. Le doute encore aurait pu survenir, quel grand esprit ne l’a connu, lorsque, comme cela fut exprimé pour un autre, l’aigle ayant fait son nid, on prétendit le contraindre à s’y reposer. Il pouvait craindre que les vicissitudes de la politique, les divisions de son propre camp l’ayant éloigné de la direction du pays, ses luttes, ses compétences, ses avertissements ne fussent anesthésiés par le tribut peu onéreux et le respect sans risque qu’une société procure à sa mauvaise conscience. Or, si tout a été dit, et souvent bien dit sur ce Français dont le manque déjà nous afflige au-delà de toute prévision, on a peu rappelé, me semble-t-il, à quel point pendant ces vingt dernières années, il a été présent parmi nous ; avec quelle fidélité enracinée, quelle ténacité incontournable il avait découragé ceux qui l’invitaient à se placer au-dessus de la mêlée. Quand je lui confiais, un jour récent, que sans lui, rien n’eût été possible, je pensais, certes, au rôle que, chef de file, il avait joué auprès de ma génération ; et à la confiance qu’il m’avait faite dès 1953 et 1954 en me comptant parmi les siens ; mais je pensais surtout qu’il n’avait jamais cessé d’être, lui, le compagnon inaliénable de ceux qui luttaient pour que tout redevint possible en France. Pierre Mendès-France nous laisse une foi, une méthode, un exemple. Sa foi, la République, sa méthode, la vérité, son exemple, l’inlassable combat pour la paix et pour le progrès. Car la République, même ingrate, fut sa passion. Elle était, pour lui, la conquête des libertés, la mise en oeuvre des droits de l’homme et des vertus civiques, la forme supérieure du développement des sociétés humaines ; le lieu où le devoir de vérité, le respect de la parole donnée, les scrupules de l’esprit libre, l’amour du bien public fondent le gouvernement des peuples. Ses choix et ses refus furent animés de cette passion. Elle éclaire l’engagement du jeune avocat, du jeune député, du jeune ministre qu’il fut ; son combat de 1936, sa participation au gouvernement du Front Populaire, son action à la Présidence du Conseil. Elle éclaire le choix qu’il fit en 1940 du Camp de la Liberté, sa présence dans les Forces françaises libres. Elle éclaire sa présence aux côtés du Général de Gaulle en 1945, et aussi son retrait, quand il cessa d’être d’accord. Elle explique la politique de décolonisation dont il prit le risque d’être le promoteur, dont il devint le symbole sous les haines accumulées. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à conquérir indépendance et dignité, lui semblait être une conquête inéluctable de la démocratie que la France devait assumer pour rester fidèle à elle-même. Sa passion de la République explique son attitude intransigeante de 1958. Et cette passion explique encore qu’il fut, jusqu’à son dernier jour, jusqu’à l’extrême limite de ses forces, engagé, solidaire, sans défaillance, jugeant, certes, mais entendant que son rôle, dans sa retraite, restât celui d’un citoyen et d’un serviteur du pays. On n’achète pas la confiance du peuple, on la gagne. Et pour cela, il faut convaincre. La République commence avec la volonté de convaincre. Brûlante mais méthodique, cette volonté animait Pierre Mendès-France, qu’il s’adressât au plus humble, au plus ignorant de ses électeurs ou au plus grand des plus grands de ce monde ; à son ami le plus intime dans une conversation la plus personnelle ou à l’assemblée la plus anonyme et même la plus hostile. Etre Républicain, c’était croire, selon lui, que tout homme peut être juge du bien commun. Comme tous les grands inspirateurs, Pierre Mendès-France disait des choses simples. Rien n’est plus fort que le langage qui rend à chacun le droit de comprendre. Ainsi ont grandi les mythes, les religions et les philosophies. Ainsi se sont formés les mots pour lesquels des hommes ont voulu se battre ou mourir. Il répétait, la République, c’est un contrat, et il appliquait cette maxime à tout chose. L’acte lucide que passent des citoyens libres avec ceux qui seront là pour les représenter. Ni Montesquieu, ni Rousseau n’avaient dit autre chose, ni tous les fondateurs de toutes les républiques. Mendès-France, malgré les échecs, les reculs et la montée des barbaries, avait tout simplement continué d’y croire. Le problème pour lui n’était pas tant de renforcer le gouvernement que de respecter ceux qui le désignaient ; de renverser la charge de la preuve en redonnant au citoyen la mission d’être en première ligne ; parce que c’était à lui qu’il revenait, en fin de compte, de décider. Oui, dans la lignée de Gambetta, Jaurès et Léon Blum, bien qu’autrement, il incarne, à mes yeux, le combat de la République. Il en avait la plus haute idée. Il en a donné la plus belle expression et c’est pourquoi son souvenir qui nous rassemble ici n’est pas près de nous quitter. Ecoutons-le décrire le devoir de l’élu à l’égard de ses électeurs, du responsable politique à l’égard des citoyens, comme il le fit dans son livre La Vérité guidait leurs pas . Il devra les avertir d’une erreur, résister aux entraînements des intérêts particuliers, montrer les exigences de l’intérêt général, faire face à des mouvements nés de la passion ou d’une information incomplète, falsifiée, s’ils menacent ou compromettent les buts essentiels pour lesquels il a été choisi. Il lui faudra pour cela du caractère, du courage. C’est justement ce qui confère à la mission politique son utilité vraie et sa vraie dignité. Ce qui nous apparaît comme un autoportrait, les jeunes générations le perçoivent ressemblant. De là qu’en lui se réconcilient jeunesse et politique. À cet égard, j’ai toujours trouvé remarquable qu’il n’entrât dans son discours à la jeunesse aucune forme de démagogie. Nulle trace dans ses propos de cette stratégie illusoire qui consiste, pour certains, quand ils parlent aux jeunes, à triompher de leur propre vieillesse, en croyant mettre ainsi l’avenir dans leur jeu. Tout au contraire, lorsqu’en décembre 1955, il s’adresse à la jeunesse, c’est pour lui dire sans détours qu’elle a autant de responsabilités que de droits. Au reste, la jeunesse est l’âge le moins crédule. Et Mendès-France le savait. À l’écoute de la jeunesse, comme il le fut en mai 1968, ce n’était pas, pour lui, aller nécessairement dans son sens, mais comprendre, pour accompagner ou infléchir un monde en mouvement. Dans un autre message, vous l’avez entendu, il affirmera qu’il est impossible d’être jeune et de dire À quoi bon ! Mais, changeant d’interlocuteurs, c’est aux hommes politiques, aux éducateurs, aux hommes de responsabilités qu’il lança cet avertissement : aucune mesure n’est saine si elle n’intègre au moment même où elle est conçue, formulée et enfin appliquée, son incidence et ses retombées chez les jeunes. C’est ainsi qu’il a inspiré, suscité, favorisé l’éclosion d’idées, de réformes, de projets que le gouvernement de la France met aujourd’hui en oeuvre. On en retrouve les sillons dans les travaux des colloques de Caen, de Grenoble, dans les études des Cahiers de la République, dans les comptes-rendus de séminaires discrets, où il déployait le meilleur de son caractère et de son imagination. Témoignage qui reste vrai pour ceux qui, parmi nous, seraient tentés de concevoir ou de réaliser en ne pensant qu’à l’urgence ou bien au provisoire. Un autre domaine où Pierre Mendès-France s’est montré visionnaire a été celui du Tiers Monde. Il a vite dépassé sur ce sujet le sermon ou le prêche et n’a jamais évoqué ce problème en termes de charité. Il a simplement observé que sur cette planète, les pauvres restaient pauvres et qu’ils étaient de plus en plus nombreux ; et que les riches qui, indéfiniment, croyaient pouvoir le demeurer, en assurant leur domination, préparaient leur propre ruine. Et lui, qui a si souvent proclamé notre dette, la dette de l’Europe et de l’Occident à l’égard des États-Unis d’Amérique qu’il aimait, comme je les aime ; il devait être le premier à dénoncer ce que l’on nomme par dérision ou bien par antiphrase l’ordre monétaire international et la suprématie du dollar, source de tant de troubles et de dommages dont les pays pauvres sont toujours les premières victimes. Encore une fois, le Tiers-monde, c’était pour lui, comme pour nous tous, ces visages d’enfants que la famine et la maladie défigurent, c’était insupportable, mais c’était aussi une injure contre cette raison humaine qu’il plaçait avant toute chose. L’homme ne peut pas construire de ses propres mains la fin de l’homme, répétait-il en parlant de la course aux armements mais aussi et surtout en évoquant l’insupportable irrationalité des rapports entre l’Occident et le Tiers-Monde. On connaît ses propositions sur l’indispensable système monétaire nouveau, sur la garantie des cours des matières premières, sur le développement propre à l’identité de chacun. Bien des actes du gouvernement Mendès-France sont encore sous le coup de la délibération de l’histoire. Si le débat et sa conclusion sur la ratification ou plutôt le refus de ratification du traité de la Communauté Européenne de Défense est aujourd’hui tranché ; il a laissé longtemps un goût amer à nombre de démocrates sincères, européens engagés, sans doute trop pressés par leur idéal d’imaginer l’Europe autrement qu’elle n’était. Contrairement à son tempérament, Pierre Mendès-France s’abstint dans le vote final, et avec lui ses ministres. Mais il s’empressa aussitôt de tracer un nouveau chemin où nous sommes encore, et où nous avons, pour l’amitié franco-allemande, continué d’avancer. C’est à l’Hôtel Matignon, en son temps, que j’ai, pour la première fois, rencontré un chancelier allemand ; il avait en ces domaines, comme en tout autre, les réflexes d’un patriote de vieille et grande tradition.