Le parcours de François Mitterrand pendant la Seconde Guerre mondiale et à Vichy

12 septembre 1994
20m 46s
Réf. 00297

Notice

Résumé :
François Mitterrand répond à Jean-Pierre Elkabbach qui l’interroge sur son rôle à Vichy lors de la Seconde Guerre mondiale.
Date de diffusion :
12 septembre 1994
Thèmes :

Éclairage

À la suite de la parution du livre de Pierre Péan, Une Jeunesse française, retraçant le parcours politique de François Mitterrand et notamment ses engagements politiques de jeunesse à droite, une importante polémique éclate. Celle-ci conduit le président à s’expliquer longuement sur son passé et notamment sur son rôle au sein de l’administration de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale. Il choisit pour cela d’être interviewé par Jean-Pierre Elkabbach, journaliste peu suspect de complaisance à son égard.

Sans qu’il soit ici question de revenir ni sur le parcours ni sur les déclarations du Président lors de cet entretien, on rappellera que pendant la Seconde Guerre mondiale, François Mitterrand aura été soldat au front, puis dans un camp de prisonniers en Allemagne pendant près de 850 jours ; contractuel de l’administration française, à Vichy, pendant 350 jours ; enfin résistant, dans la clandestinité, à la tête d’un mouvement de prisonnier de guerre, pendant 580 jours jusqu’au moment où il devient secrétaire général chargé des prisonniers de guerre dans l’éphémère gouvernement créé par de Gaulle dans l’attente de son retour en France.

À la fin de cet extrait, François Mitterrand revient aussi sur sa position à l’égard des crimes de Vichy. S’il les condamne, il se refuse - comme les autres présidents de la République avant lui - à ce que la République demande pardon pour les exactions commises, considérant que le régime de Vichy ne représentait pas la République et donc pas la France.
Georges Saunier

Transcription

Jean-Pierre Elkabbach
Et puis après, ça a été la guerre, le front, les camps de prisonniers, vous y êtes resté combien… ?
François Mitterrand
Un an et demi.
Jean-Pierre Elkabbach
Un an et demi prisonnier, deux tentatives d’évasion, la troisième réussie.
François Mitterrand
C’est ça.
Jean-Pierre Elkabbach
Après, vous allez vous reposer dans le sud de la France, je crois que c’est à Saint-Tropez ?
François Mitterrand
J’ai pris deux temps de repos. Le premier, le hasard a voulu que mon évasion, qui aboutissait au passage de ce qu’on appelait la zone occupée, parce que nous sommes encore en décembre 1941, de la zone dite libre, on va mettre des guillemets, c’était dans le Jura, où je n’étais jamais allé de ma vie, mais où je connaissais une famille, par relation familiale ancienne. Alors je me suis arrêté là, j’étais comme une sorte de, comment dirais-je, de mendiant, habillé je ne sais comment, j’arrivais d’Allemagne, bon, et j’ai été reçu délicieusement. J’y suis resté le temps de bien me retaper en buvant du lait frais, en discutant avec la mère et les deux filles qui se trouvaient là, qui sont naturellement restées des amies très chères. Et aussitôt après, je suis parti pour Saint-Tropez. Il ne faut pas confondre, ce n’est pas le Saint-Tropez d’aujourd’hui, c’était un délicieux petit village pour les pêcheurs et pour les peintres. Et pourquoi est-ce que j’allais là, c’est parce que des amis de mes parents, qui étaient une famille juive, Lévy, Lévy-Despas, c’était un double nom, m’ont accueilli. Ils m’ont dit, mais venez, venez chez nous. Si bien que j’ai passé les premières semaines de liberté, un peu enivré, dans cette famille-là. Voilà, vous me posez la question, à mon retour, voilà ce que j’ai fait, et cela nous ramène, ça maintenant, début 1942.
Jean-Pierre Elkabbach
Oui, début 1942.
François Mitterrand
Ça nous amène début 1942.
Jean-Pierre Elkabbach
Oui, vous êtes donc dans une famille de juifs aisée apparemment, dans ce petit village à l’époque de Saint-Tropez,
François Mitterrand
Oui, des gens qui ont quand même…
Jean-Pierre Elkabbach
Qui ont de l’argent, etc.
François Mitterrand
Des gens qui ont beaucoup souffert par la suite et même leur fils, enfin, le frère de, qui était là, s’est engagé dans la RAF et a été tué au-dessus de Malte. C’est une famille qui a été détruite, quoi !
Jean-Pierre Elkabbach
Et pourtant, vous allez après à Vichy ?
François Mitterrand
Oui.
Jean-Pierre Elkabbach
Et pourquoi, alors qu’il y a le gouvernement de capitulation, qu’il y a eu les lois anti-juives, vous allez à Vichy, pourquoi vous n’allez pas à Londres ou à Alger, je vous pose la question, hein !
François Mitterrand
Vous me dites les lois anti-juives, il s’agissait des lois anti-juives, ce qui ne corrige rien, en effet, et ne pardonne rien, c’était une législation contre les juifs étrangers, dont j’ignorais tout. Car, dans tout ce que je vois, dans tous les commentaires qui sont faits, on oublie toujours que pendant toute cette période-là, j’étais prisonnier en Allemagne, et que m’étant évadé deux fois en vain, j’avais fait pas mal de stages en prison. Pas simplement prisonnier de guerre, mais en prison tout court. J’étais à cent lieues de connaître ces choses-là. Et quand je me suis trouvé chez les Lévy-Despas au début de 1942, ils ne m’en ont pas parlé.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais alors, quand avez-vous appris l’existence de ce statut, l’existence des camps de concentration, les camps d’extermination, ça, on l’a su plus tard.
François Mitterrand
Pour les camps de concentration, j’étais comme tous les Français informés, c’est-à-dire que je ne savais pas grand-chose.
Jean-Pierre Elkabbach
En 1942 ?
François Mitterrand
Non, mais beaucoup ont appris tout cela, vous pourrez lire ça dans des textes de très grands résistants et aujourd’hui même, dans la bouche de quelques très importants résistants gaullistes dirigeants du RPR, j’ai là quelques citations. Mais vous voyez, je n’ai rien apporté, comme ça, mais vous les retrouverez facilement ; lesquels disaient, moi, j’ai appris cela en 1944, ce degré de sauvagerie, cette barbarie, qui étaient inimaginables.
Jean-Pierre Elkabbach
Alors, on continue ?
François Mitterrand
Oui, on continue.
Jean-Pierre Elkabbach
À Vichy, vous entrez,
François Mitterrand
Si vous avez le temps.
Jean-Pierre Elkabbach
Oui, moi, j’ai le temps, on ne va pas passer la nuit, parce qu’il y a Jean-Luc Delarue qui nous attend tout à l’heure, mais vous entrez dans un service de documentation, donc, vous faites des fiches, vous les rédigez vous-mêmes, je ne sais pas ?
François Mitterrand
Non, c’étaient des…
Jean-Pierre Elkabbach
Des fiches sur, on dit les communistes, les francs-maçons, les gaullistes, c’est ça ?
François Mitterrand
C’est un sujet de plaisanterie, ça. Si c’était un sujet sérieux, je comprendrais bien. Le responsable de ce service était un personnage haut en couleur qui a commencé par me dire, surtout, si vous venez chez moi, il faut faire tout le contraire. Et son nom, Favre de Thierrens, qui, un peu plus tard, s’est retiré dans son pays près de Nîmes où il est devenu un peintre très estimé et un résistant très respecté.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais à ce moment-là, vous ne faites pas de la Résistance encore, ce n’est pas un début de double vie… ?
François Mitterrand
La Résistance, à cette époque, il faut avoir de la chance pour rencontrer des résistants. Il y en a quand même et j’en rencontre précisément là Suzy Borel qui deviendra Mme Georges Bidault, Bernard de Chalvron, qui était un diplomate de talent et très courageux ; Léon Rollin, l’ancien patron de l’Agence Havas, l’un de ses collaborateurs qui s’appelait Nègre et quelques hommes de ce genre qui étaient dans la haute administration de Vichy et qui étaient des résistants dans l’âme et qui préparaient la suite.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est-à-dire qu’il y avait des résistants ou des résistants potentiels à Vichy ?
François Mitterrand
Il y avait des résistants réels. Mais quelle idée vous faites-vous de ce….
Jean-Pierre Elkabbach
Moins, puisque on entend ce qu’on lit, etc. , donc vous pouvez y répondre !
François Mitterrand
C’était aussi anarchique que ça. C’était une pétaudière et naturellement, à peine Pétain a-t-il été désigné ou s’est-il emparé du pouvoir en liquidant la République au passage, c’était un vieillard qui avait déjà 84 ans et qui n’avait pas une très grande présence ; et se sont engouffrés par toutes les brèches possibles tous les gens d’extrême droite qui avaient des comptes à régler avec la République ou qui voulaient assouvir leur passion comme l’antisémitisme. Ce qui a été le cas de Xavier Vallat, de Darquier de Pellepoix et de quelques autres, qui ont pris un pouvoir inconsidéré. Et à côté de ça, il y avait beaucoup de ces hauts fonctionnaires, je vous ai cité quelques un de ces noms-là, qui étaient des gens impeccables au point de vue patriotique.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est un choix politique que vous avez fait en entrant dans la Résistance ou c’est une sorte de révolte patriotique ?
François Mitterrand
Ça correspondait à mes sentiments.
Jean-Pierre Elkabbach
Quand je dis choix politique, d’opportunité ?
François Mitterrand
Tu parles d’une opportunité, hein ! J’aurais bien voulu vous y voir, hein !
Jean-Pierre Elkabbach
Je sais que c’est facile d’en parler, là comme ça, froidement, comme beaucoup, 55 ans après. C’est autre chose, mais moi, je n’aurais peut-être pas eu le choix.
François Mitterrand
Ce n’était pas un lit de roses, mais c’était une vie passionnante. Non, ça s’est fait beaucoup plus par une sorte de pente naturelle. J’étais évadé donc de guerre, je fréquentais surtout mes anciens camarades de guerre ou qui s’étaient évadés comme moi, par les affinités naturelles qu’on recherche à cet âge. On parlait donc surtout de ça, on a commencé à organiser des évasions de nos camarades qui étaient restés dans les camps. On leur envoyait des faux papiers, on leur envoyait des itinéraires pour les bonnes routes ou des indications sur les chemins de fer allemands, des passages de frontières. Donc, puis peu à peu, peu à peu, alors ensuite, on fabriquait des faux papiers. Alors, on entre en contact avec les gens qui savent faire, c’est justement des résistants dans d’autres organisations, ça se trouve comme ça, quoi !
Jean-Pierre Elkabbach
Alors à ce moment-là, ce n’est pas de Gaulle ou les résistants qui sont à Londres, qui vous ont influencé ?
François Mitterrand
On ne les connaissait pas.
Jean-Pierre Elkabbach
En 1942 ?
François Mitterrand
Pratiquement non, on savait qu’il existait, de Gaulle naturellement, mais je ne le connaissais pas.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est une Résistance qui se faisait comme ça, entre….
François Mitterrand
En France, c’était comme ça, vous savez. Vous ne croyez pas qu’il y a eu des centaines de milliers de gens qui faisaient cela, qui résistaient !
Jean-Pierre Elkabbach
Vous avez dit à Giesbert que vous n’aviez jamais flirté avec l’extrême droite, mais avec la Droite, oui, ils étaient de Droite, c’était le milieu !
François Mitterrand
Mais c’était, je vous ai déjà dit tout à l’heure que j’étais un produit comme beaucoup de Français, de mon milieu, de ma société, de mon éducation. J’ai dit, petite bourgeoisie, dans une petite ville de province,
Jean-Pierre Elkabbach
Quelle appréciation vous portez…
François Mitterrand
Et naturellement, et je ne m’en repens pas, parce que c’était des gens estimables et bienveillants, mais enfin, politiquement, leur analyse était loin de celle que depuis de longues années, moi, j’ai et je combats pour une idéologie qui n’est pas la même, sans avoir le sentiment de les trahir, parce que je les aimais. Mais, ça c’est le résultat de ma réflexion personnelle. Ce n’est pas si facile, vous savez, beaucoup de gens ont fait le chemin inverse plus commodément, c’est-à-dire de la gauche à la droite.
Jean-Pierre Elkabbach
À ce moment-là, quels sentiments vous avez, vous portez au Maréchal Pétain, si vous vous en souvenez ?
François Mitterrand
À ce moment-là, on a beaucoup vécu sur l’idée, idiote mais très répandue, que Pétain et de Gaulle étaient d’accord. C’était, dans les camps, vous voyez, dans les camps, il y avait les cercles Pétain.
Jean-Pierre Elkabbach
Et vous faisiez partie des cercles Pétain ?
François Mitterrand
Jamais, j’étais contre et j’ai mené une action pour refuser ce type d’adhésion qui, au fond, devenait elle-même idéologique, c’est-à-dire, Pétain, bon, c’était une couverture, la Révolution Nationale, ça non. Donc, c’est pour vous dire que les choses sont plus compliquées qu’on ne le croit. Nous on pensait, on disait, oui, ce général et ce maréchal, qui étaient très amis, l’un était le parrain, Pétain, du fils du Général de Gaulle, leurs relations…
Jean-Pierre Elkabbach
Les déclarations du Général de Gaulle, vous n’aviez pas l’impression qu’il y avait une collusion ou une complicité entre eux !
François Mitterrand
Mais les déclarations du Général de Gaulle, je ne sais pas où vous les auriez entendues, vous, les spécialistes de la radio. Ça ne se passait pas comme ça, mais j’ai vécu sur cette hypothèse bête pendant un certain temps, ça n’a pas duré.
Jean-Pierre Elkabbach
Est-ce que vous pensez que vous avez fait le bon choix ? Vous l’avez fait, vous êtes entré dans la Résistance, vous dites presque que c’était la pente, par glissement. Est-ce que vous ne l’avez pas fait, si j’ose, tardivement, comme d’autres qui sont devenus après des patriotes ou des héros ?
François Mitterrand
Ecoutez, rentré en France fin 41, rentré dans la vie civique, au bout du premier trimestre, en gros hein, je résume en gros. Je ne me souviens pas très bien de tout ça, car ça fait quand même cinquante-trois ans. C’était pour moi quelque chose de tout à fait naturel, et j’ai commencé à me trouver mêlé à des organisations dès le mois de juin 42.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est à Montmaur, une rencontre, à Pentecôte, ce que raconte très bien Péan…
François Mitterrand
Oui, une tentative d'organisation, avec des gens intéressants d’ailleurs et qui sont restés pour la plupart de très grands camarades. Malheureusement, à l’heure où nous parlons, beaucoup ont disparu.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est ce qui va devenir, avec d’autres, la Résistance intérieure.
François Mitterrand
Notamment, c’est d’ailleurs là qu’il y a eu les premiers maquis, car les maquis ont été constitués surtout par les garçons qu’on voulait envoyer en Allemagne pour ce qu’on appelait la Relève, c’est-à-dire pour remplacer les prisonniers de guerre. C’était un odieux marché contre lequel nous avons pris position, mais ce n’est qu’à partir de 43. Là, c’était déjà en 42, parce que le leader de cette organisation qui s’appelait Antoine Mauduit, qui est mort en déportation, dont je garde un souvenir très chaleureux. Lui faisait ça avec des prisonniers évadés qui étaient les premiers hors-la-loi, en somme. Et voilà comment les choses se sont faites.
Jean-Pierre Elkabbach
Est-ce que c’est à cause de votre origine familiale, votre milieu et en même temps ce que vous avez vécu à ce moment-là, est-ce que c’est à cause de ça qu’il y a une sorte d’opposition à de Gaulle, que vous avez rencontré plusieurs fois, par la suite ? Et qu’elle date, la source de l’opposition que l’on a vue par la suite sur le plan politique et historique, remonte à ce moment-là ?
François Mitterrand
Ce n’est pas si clair que ça. Le premier heurt que j’ai eu avec de Gaulle, c’est aussi la première fois que je l’ai rencontré, c’est-à-dire début décembre 1943 à Alger, Villa des Oliviers. Et là, de Gaulle, pour donner des directives aux organisations de Résistance, celles que je contrôlais et celles qui étaient de mon milieu, avait adopté une attitude, je répète, de commandement qui me paraissait mal adaptée à la situation. Alors, je lui ai dit, il ne me semble pas que vos plans soient bons et votre choix des hommes me paraît regrettable.
Jean-Pierre Elkabbach
Vous aviez vingt-sept ans, vingt-huit ?
François Mitterrand
Eh bien, ça, c’était en 1943.
Jean-Pierre Elkabbach
Vingt-sept ans.
François Mitterrand
Donc, je n’avais pas encore, je n’avais pas encore vingt-sept ans.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais donc, cela remonte un peu à cette période ?
François Mitterrand
Eh bien, là, je me suis accroché avec lui. Mais je dois dire qu’il a réagi d’une façon assez noble, puisque quelques semaines après, alors que moi j’étais rentré en France par les voies clandestines, je suis rentré le 26 février, début mars, Alexandre Parodi, qui était un homme tout à fait remarquable, qui était le délégué général du Général, qui était chargé d’organiser les pouvoirs civils en cas de victoire, m’a fait dire que le Général de Gaulle, enfin que lui-même m’avait choisi pour être un des quinze hommes qui seraient chargés de tenir la légalité tout le temps que le gouvernement, c’est-à-dire le Comité National de Libération d’Alger, et que le Général de Gaulle lui-même, serait empêché, le cas échéant, de revenir à Paris.
Jean-Pierre Elkabbach
Et quand…
François Mitterrand
C’est pour ça que le 19 août au matin, j’étais un de ceux qui se sont emparés des bâtiments publics.
Jean-Pierre Elkabbach
Voilà, et quand maintenant, vous célébrez tel ou tel anniversaire de la Libération, que vous ne parlez pas trop du Général de Gaulle, est-ce que vous pensez à cette époque ?
François Mitterrand
Cela dépend, ça dépend de, pas trop. Je ne parle pas du Général de Gaulle quand il n’y a pas lieu d’en parler, j’en parle lorsqu’il est juste d’en parler. Je n’en ai pas parlé au moment du débarquement de Normandie parce que les troupes françaises en tant que telles n’y étaient pas engagées, pas le premier jour en tout cas. Et pour des raisons que je comprends, mais enfin, telle est la réalité. Et en revanche, lorsque l’on parle de la France, de la Libération de la France et des combats menés par les gens de la France Libre, je parle toujours du Général de Gaulle car je ne suis pas quelqu’un d’injuste.
Jean-Pierre Elkabbach
Grâce aux historiens américains comme Paxton, depuis quelques années, les livres passionnants, qu’on avait interrogé récemment à la télé, et tant d’historiens français, il n’y a plus de censure, pratiquement, autour de cette période de notre histoire. Vous avez été témoin, vous avez été acteur,
François Mitterrand
Il n’y a pas de censure en tout cas depuis bientôt quatorze ans que je suis là.
Jean-Pierre Elkabbach
Oui, mais le mouvement avait commencé, je veux dire, avant parce qu’il y a eu des historiens qui ont voulu voir tel ou tel aspect.
François Mitterrand
Ça a été assez longtemps difficile parce qu’un des premiers éléments de la législation de l’après-guerre, c’était d’interdire d’évoquer un certain nombre de faits pendant trente ans. Vous imaginez, ce n’était pas tenable pour les historiens.
Jean-Pierre Elkabbach
Vous voulez dire que c’est à cause de ça qu’en dehors de quelques exceptions grandioses, on a tous cru que nous étions quarante-cinq millions de résistants ?
François Mitterrand
Oh, je préfère comme vous, sourire, mais les vrais résistants, eux, savent très bien à quoi s’en tenir.
Jean-Pierre Elkabbach
C’est-à-dire ?
François Mitterrand
Ils se reconnaîtront dans ce que je viens de déclarer.
Jean-Pierre Elkabbach
Au bout du compte, quel est votre propre jugement sur le régime de Vichy, est-ce qu’il y a des choses qui sont aujourd’hui, pour vous, condamnables et je veux dire, irréparables ?
François Mitterrand
Ecoutez, ça fait combien de fois que je le dis ? La première chose condamnable pour Vichy, c’est d’avoir tiré un trait sur la République. Ce qui était un acte vraiment intolérable et c’est comme cela que s’est installé un état de fait, non pas le premier jour, le 10 juillet, mais le 11 juillet 1940. Ça, c’était déjà condamnable. Au début, alors je disais, c’était la pétaudière, c’est-à-dire un vieil homme derrière lequel s’infiltraient un tas de gens qui, eux, avaient depuis longtemps une idéologie ; je ne dirais pas que Pétain n’en avait pas, mais ce n’était pas un penseur ; et les gens qui se sont infiltrés là, des gens, Maurras d’une certaine manière, Déat et bien d’autres gens très connus qui ont eu un sort contrasté par la suite, en ont profité pour faire une révolution, qu’ils ont voulu appeler la Révolution Nationale. Eh bien, ça, c’était détestable parce que ça reposait sur un certain nombre de données qui étaient contraires à tout ce qui me paraît être le message de la République, de la démocratie.
Jean-Pierre Elkabbach
Et puis, il y avait eu les crimes.
François Mitterrand
Et puis, il y a eu des persécutions.
Jean-Pierre Elkabbach
Il y a eu des persécutions, oui, des crimes.
François Mitterrand
Les crimes, oui, ce sont surtout…. Ce qui est criminel, c’est la première législation antisémite. Les crimes se sont surtout répandus lorsque le combat est devenu plus difficile, c’est-à-dire d’une part les maquis et d’autre part, la milice.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais quand vous dites tout à l’heure, il y avait ce personnage qui était âgé, et puis il y avait les autres qui en profitaient, c’est-à-dire que vous le mettez de côté ou vous le mettez dans le même sac ?
François Mitterrand
Non, je dis simplement que c’était sous son autorité, il a laissé faire, il a peut-être encouragé. De ce fait, sa responsabilité se trouve engagée.
Jean-Pierre Elkabbach
Vous le pensiez, quand vous y avez assisté, si j’ai bien lu, pendant trois jours au procès de Pétain, vous pensez qu’il y avait sa responsabilité ?
François Mitterrand
J’ai assisté un jour, je crois, au procès Pétain. C’était, je pensais, oui, que Vichy avait nui aux intérêts de la France, c’est évident.
Jean-Pierre Elkabbach
Mais vous dites qu’il y a des choses condamnables. Vous le dites à titre personnel ou au titre de Président de la République ?
François Mitterrand
Je n’ai pas à m’exprimer en tant que Président de la République, ce n’est pas à moi d’écrire l’histoire de la France. Mais au deux titres, personnel et public, c’est essentiellement condamnable. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise d’autre ?
Jean-Pierre Elkabbach
Mais pourquoi la République ne le condamne pas plus nettement ?
François Mitterrand
Comment, mais elle l’a toujours fait. Qu’est-ce que vous croyez qu’a fait de Gaulle, qu’est-ce que vous croyez qu’ont fait les résistants de l’immédiat après-guerre ? Savez-vous, tout ça, cette espèce de, on veut occulter ce qui s’est passé au lendemain de la guerre. Savez-vous qu’il y a eu 127 000 dossiers instruits contre des collaborateurs ? Savez-vous qu’il y a eu 800 condamnations à mort exécutées au titre civil, et 800, à peu près, quoi, exécutions militaires par jugement ? Donc, 1650 personnes qui ont été fusillées, compte non tenu du grand nombre de gens qui ont été tués parce qu’ils s’étaient opposés aux patriotes dans la période de Libération. Ce n’est pas tout à fait rien, vous savez. La Haute Cour de Justice s’est réunie tout aussitôt. Il y avait eu d’abord des Cours Martiales et donc, il y a eu beaucoup de gens punis dans leur vie, représentés aujourd’hui comme ça, on vient de découvrir, plus de cinquante ans après, qu’il y a eu Vichy et qu’on a sanctionné, ce n’est pas vrai. Alors, on pourrait se demander alors, qu’ont fait les autres, qu’est-ce qu’ils ont fait, Vincent Auriol, Coty, de Gaulle, Pompidou ?
Jean-Pierre Elkabbach
Mais on n’avait pas toutes les indications historiographiques sur la période.
François Mitterrand
Oui, mais on n’a pas tout sur tout. Mais sur l’essentiel, oui.
Jean-Pierre Elkabbach
Encore une fois, pourquoi la République, pourquoi la France ne demanderait-elle pas pardon des crimes et des horreurs qui ont été commises à cette époque-là parfois en son nom ?
François Mitterrand
Non, non, la République n’a rien à voir avec ça et j’estime, moi, en mon âme et conscience, que la France non plus n’en est pas responsable ; que ce sont des minorités activistes qui ont saisi l’occasion de la défaite pour s’emparer du pouvoir et qui sont comptables de ces crimes-là, pas la République et pas la France.
Jean-Pierre Elkabbach
Est-ce que vous encouragez tous les historiens…
François Mitterrand
Et donc je ne ferai pas d’excuses au nom de la France.