Une tulipière en Vendée

09 avril 1962
09m 52s
Réf. 00510

Notice

Résumé :
Johannes Matthysse explique pourquoi et comment il a choisi d'implanter sa tulipière à la Tranche-sur-Mer. Il évoque les difficultés qu'il a dû surmonter et, maintenant que son entreprise s'est développée, évoque le Marché commun, où il pourra concurrencer les productions néerlandaises et allemandes.
Type de média :
Date de diffusion :
09 avril 1962
Personnalité(s) :

Éclairage

Sur un ton marqué par l’emphase, le magazine agricole proposé en 1962 par l’ORTF rappelle les origines européennes des marais desséchés du sud Vendée. Issus de l’ordonnance adoptée par Henri IV en 1599, les prises agricoles gagnées sur la mer sont qualifiées de polder, terme néerlandais qui signifie assèchement. La mise en scène confie à deux figurantes en costume et coiffe traditionnelle le soin de conduire le spectateur au milieu des dunes. Du côté de La Tranche-sur-Mer, les vallons sableux étaient jadis autant de jardins et de lopins dédiés à la culture de la vigne rampante mais aussi des pommes de terre, sans oublier les plantes à bulbe (ail, oignon, échalote) que les caboteurs remontant de La Rochelle vers la Bretagne prenaient à fret à l’occasion d’une escale. Les parcelles d’un hectare n’étaient pas rares et les paysans en vivaient chichement.
Marqué par la modernisation des années De Gaulle, et les premiers effets d’une intégration européenne tournée vers le secteur agricole, le littoral de La Tranche-sur-Mer est ici donné à voir pour l’innovation qu’il a accueilli au début des années 1960 : la culture de la tulipe. C’est à un jeune entrepreneur néerlandais, Johannes Matthysse, venu terminer un cycle d’études en France, que l’on doit l’adoption de la culture tulipière à La Tranche-sur-Mer. Cette innovation agronomique s’est appuyée sur la qualité des sols qui mélangent sable et calcaire issu de la dégradation des coquillages. Après une phase expérimentale où l’entrepreneur a testé seul son idée, ses premiers succès ont été imités par des gens du pays. En 1955, avec huit adhérents fondateurs, la Coopérative d’oignons à fleurs de la côte de Lumière voyait en jour.
L’irruption de l’innovation, portée qui plus est par un jeune étranger, fut à l’origine de nombreuses réticences. Aux dires des premiers sociétaires de la coopérative, c’est tout bonnement la routine qui a retenu nombre d’exploitants de devenir des « tulipins », sobriquet dont furent affublés les cultivateurs de fleurs, dans les premiers temps. Aux « anti tulipins », murés dans leurs certitudes, les tulipins opposaient un modèle d’agriculture scientifique et la nécessité d’évoluer par l’apprentissage de nouvelles méthodes. En 1962, sur le modèle néerlandais, La Tranche-sur-Mer se dotait d’un Parc floral (qui accueillait ses floralies chaque année) et organisait sa fête des fleurs (corso fleuri, au mois d’avril). La coopérative comptait alors 130 membres. On était passé d’une agriculture de subsistance à un modèle commercial performant, appuyé sur la qualité et le faible coût de la main d’œuvre, le foncier bon marché et la possibilité de livrer le marché néerlandais en anticipant la saison.
Tant que cette production vendéenne complétait, sur le marché européen, les productions néerlandaises et allemandes, les Tranchais ont fait valoir leur avantage comparatif : terroir, climat, main d’œuvre. Pourtant, la coopérative des oignons à fleurs ferma ses portes en 1990. Elle ne comptait déjà plus que 43 coopérateurs en 1988 et leur moyenne d’âge était de 55 à 60 ans. Les profits aléatoires tirés des activités agricoles, la pression exercée par les promoteurs à la recherche de terrains à bâtir, ajoutés au «manque de bras» furent les raisons de ce déclin. Aujourd’hui, La Tranche a gardé une partie de son parc floral mais son économie agricole a passé la main. C’est la 4e station balnéaire en Vendée dont elle représente 10 % de la capacité d’accueil.
Thierry Sauzeau

Transcription

Journaliste
La mer est cruelle, la mer n’aime pas la terre, surtout là où les vases et les sables, oubliés par la mer, ont pris leur revanche. Patiente vengeance des terres. Derrière les digues, dans les polders, au-dessous du niveau de la mer s’est fait le mariage de la boue vagabonde et amère avec la terre douce coulée des rivières. Et toi, dont le marais fou sauvage et mouillé, qui de ta [mingle], pigouille sur ta yole, tu le sais qu’ici, c’est la voie d’eau, la rigole, la conche, qui joue le rôle de la route dure et caillouteuse. C’est là aussi que l’eau faisait tourner les moulins. Au-delà, en lisière des dunes plantées de pins, le souffle de l’océan fait trembler les fleurs, multiplications colorées de millions de tiges dont la beauté est un défi au vent et au sable, un sable qui se casse sous le plus léger pas. Ces images ne sont pas celles que vous croyez. Non, ce n’est pas la Hollande. Le canal des Hollandais, depuis 350 ans mouille la terre française, la terre de la Vendée, une terre surgie des eaux. Au fond du seul département français qui soit devenu une province, nous avons trouvé pour vous le visage nouveau de la France du Marché Commun agricole. Un aventurier, non, un pionnier, qui a changé un paysage de chez nous, un jeune Hollandais, mais oui, aux yeux bleus, aux cheveux blonds. Un jour, il y a six ans, en stage à l’école de tabac de Bergerac, il rêve de faire de la tulipe. Comment y est-il arrivé, a-t-il consulté des spécialistes, il vous répond.
Johannes Matthysse
Bien sûr, et ils m’ont fortement déconseillé de chercher au Sud de la Seine en prétendant que le climat au Sud de la Seine est trop chaud. Alors, j’ai commencé dans le Nord, je suis descendu dans les Landes. Par mon stage de Bergerac, je me souvenais très bien que dans les Landes, il y a des énormes étendues de sable. Alors, pendant une huitaine de jours, j’ai prospecté toutes les Landes sans trouver ce que je cherchais, donc du sable avec de la chaux. La chaux, dans les dunes, correspond en général avec des coquillages sur la plage. Dans toutes les Landes, on trouve rarement des coquillages. Alors, un de ces derniers jours, je rencontre un notaire, un pêcheur amateur, et je lui ai posé la question, je lui ai demandé : Dites donc, Monsieur, pourriez-vous me dire en partant d’ici, j’étais à ce moment-là à Pilat-Plage, où est-ce que je peux trouver des plages avec des coquillages ? Il a répondu : Ce n’est pas difficile, en partant dans le Nord, en arrivant à La Tranche-sur-Mer, Sables-d’Olonne, sur toute cette côte, vous trouverez des coquillages. Je dis, bon ben, mais écoutez, avant de revenir, de retourner en Hollande, on va passer par La Tranche. Et le lendemain, nous sommes partis, nous sommes arrivés à La Tranche, et à la première vue, au premier sondage que j’ai fait, j’ai tout de suite constaté que toutes les conditions étaient très favorables. Et le jour même, j’ai envoyé un télégramme à mes parents en Hollande en disant simplement, Eurêka, j’ai trouvé.
Journaliste
Dans quelles conditions s’est déroulée votre installation à La Tranche-sur-Mer ?
Johannes Matthysse
Un beau jour, j’ai débarqué à La Tranche-sur-Mer avec 100000 tulipes, j’ai loué 25 ares de terrain, j’ai planté les tulipes et nous étions à ce moment-là au mois de novembre 1954.
Journaliste
Et pendant trois ans, vous avez été, je crois, seul à poursuivre cette expérience ?
Johannes Matthysse
Euh, c’est exact, j’étais tout seul et ça a duré trois ans avant que dix producteurs courageux se sont mis à faire des tulipes. Nous avons monté une coopérative dont moi j’ai pris, dont moi j’ai été conseiller technique et avec ces dix producteurs, la culture des tulipes à la Tranche a vraiment démarré.
Journaliste
Monsieur [Touveron], vous avez été un des dix courageux à croire en l’expérience de Monsieur Matthysse. Qu’est-ce qui vous a poussé à le suivre ?
Intervenant 2
Les cultures traditionnelles n’assuraient pas le gain de notre vie, vu le peu de superficie dont on dispose.
Journaliste
Quelles étaient ces cultures traditionnelles et quelles étaient les superficies moyennes pour l’exploitant.
Intervenant 2
Bon, les cultures traditionnelles, c’étaient les pommes de terre, l’ail et l’oignon. Une superficie d’à peine un hectare par ménage.
Journaliste
Et maintenant ?
Intervenant 2
Maintenant, les superficies n’ont pas varié, mais la culture des oignons à fleurs apporte un supplément que les autres cultures ne donnaient pas.
Journaliste
Est-ce qu’elle vous apporte un revenu supérieur à la culture traditionnelle ?
Intervenant 2
Ah oui !
Journaliste
Monsieur [Léon], Il y en a quelques uns ici qui n’ont pas cru à l’expérience de Monsieur Matthysse, savez-vous pourquoi ?
Intervenant 3
Ben, c’est peut-être un manque de confiance dans cette nouvelle culture qui n’a pas encore vraiment fait bien ses preuves, il faut le dire. Et ce sont des routiniers aussi, il faut les tirer de la routine. C’est-à-dire, ce sont des gens qui, de père en fils, ont toujours fait la même culture, alors pour changer, c’est très difficile de les y amener.
Johannes Matthysse
Il faut dire que les trois premières années, les producteurs étaient très réticents. La quatrième année, il y avait donc des producteurs de tulipes, il y avait deux partis à La Tranche, les tulipins et les anti-tulipins. Et s’il y avait un nouveau producteur de tulipes, les anti-tulipins lui disaient : En voilà encore un de baisé par Matthysse.
Journaliste
Et qu’en pensent maintenant ceux qui, de leurs mains, font sortir du sable ces fragiles merveilles ? Messieurs, à l’écart des problèmes commerciaux posés par l’expansion des tulipes en Vendée, ici, vous les traitez, vous les soignez. Qui vous a appris à le faire ?
Intervenant 3
Ben, Monsieur Matthysse. Au début, vous savez, nous, donc ici, nous avons commencé par faire les motifs, avec mon ami Guy [Cheteau], nous ne connaissions pas très bien encore, n’est-ce pas, pour soigner les tulipes, nous avons appris les différentes maladies, des taches qui se produisent sur les feuilles, la manière de les traiter par des produits scientifiques.
Journaliste
C’est-à-dire que cette culture est à la portée de n’importe quel exploitant ?
Intervenant 3
N’importe quel exploitant, voyez-vous, moi, je n’ai jamais, pour ainsi dire, je n’ai jamais cultivé et j’arrive très facilement à le faire.
Journaliste
Oui, mais ce n’était pas assez. Mathysse a voulu aussi apporter la fortune au village, aux citadins. L’année dernière, il emmène le conseil municipal en Hollande visiter les floralies de Keukenhof. Alors, cette année, La Tranche-sur-Mer égalise en organisant ses propres floralies, les premières floralies françaises en extérieur. Les visiteurs s’y pressent déjà. Depuis un mois, 3 à 5000 personnes s’y écrasent le dimanche. 300 variétés de tulipes, jacinthes, narcisses, crocus, muscaris, amaryllis, ils sont disséminés avec un goût raffiné dans une symphonie picturale de six hectares de pinèdes. D’ici le 23 avril, six millions de fleurs seront coupées dans les champs pour fleurir les chars de la fête des tulipes. La Tranche, 1800 habitants, attendra ce jour-là 70000 personnes à l’heure de la Hollande. Sous l’impulsion de ses dirigeants, un gang de 20 tranchées aussi impétueux que les cow-boys de la ruée vers l’or, La Tranche complote à la nuit tombée son expansion miracle dans les caves imprégnées du goût iodé des vignes de sables. Derrière tout cela, la présence du crac, comme ils l’appellent. L’autre jour, un vieux du pays lui a dit : Mathysse, vous nous avez apporté le beurre. Alors, il a répondu, et vous, le pain. Feu de paille ou révolution, quels sont ces espoirs.
(Silence)
Johannes Matthysse
Le principe du marché commun, c’est d’abord le produire là où les conditions sont les plus favorables pour un tel produit. Alors là, nous sommes ici, à La Tranche extrêmement bien placés étant donné que nous avons un climat exceptionnel. Et contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, nous ne travaillons pas en concurrence avec la Hollande, mais nous produisons un produit supplémentaire sur le marché hollandais.
Journaliste
C’est une économie complémentaire ?
Johannes Matthysse
C’est une économie complémentaire.
Journaliste
Donc, vous ne concurrencez pas la Hollande, et que vous fournissez à l’Europe et en particulier, je crois, à l’Allemagne et à beaucoup de pays européens,
Johannes Matthysse
Des bulbes qui sont beaucoup actifs que les bulbes hollandais, qui arrivent à refleurir chez des horticulteurs forceurs, au mois de décembre au lieu du mois de janvier et février des tulipes hollandaises.
Journaliste
Voilà, aujourd’hui, 130 producteurs, 15 hectares, 6 millions de bulbes exportés à 80 % vers des pays à devises fortes. Demain, on va essayer roses, oeillets et glaïeuls. Sur un fond de tradition, la magie de la Vendée a trouvé un cri de victoire, l’espoir.
(Silence)
Journaliste
Maquis du gibier, paradis des grenouilles et des anguilles, capitale d’élevage, source de lait onctueux et de beurre parfumé, la Vendée fume ses quartiers de chouannerie dans le style nouvelle vague. À l’aube du marché commun agricole, c’est un exemple. Pourquoi pas chez vous, au Nord ou au Sud, à l’Est ou dans le Centre, avec un peu d’imagination et beaucoup de lucidité, vous trouverez peut-être, comme à la Tranche, le moyen de redonner un sens moderne au travail de la terre. Et les campagnes se repeupleront. Aujourd’hui, à La Tranche-sur-Mer, les champs enfouis dans les dunes ressemblent à des viviers agricoles. On y cultive avec la pomme de terre rose, la pomme des sables des grandes tables, l’ail et la vigne, et l’oignon. Mais il y a la joie au coeur,
(Silence)
Journaliste
Oui, la joie au coeur. Regardez-la sourire, et cette femme le sait, comme toutes les autres, qu’il n’a pas fallu beaucoup pour que tout change.