Témoignage de Jeannette Bodou

08 mars 1982
03m 23s
Réf. 00390

Notice

Résumé :

Jeannette Bodou, ouvrière à la manufacture de tabac de Morlaix, évoque son travail et sa condition d'ouvrière.

Type de média :
Date de diffusion :
08 mars 1982
Source :
FR3 (Collection: Laser )

Éclairage

La manufacture de tabacs de Morlaix est liée à l'identité même de la ville. La fabrication du tabac remonte dans la ville à la fin du XVIIe siècle avec la présence d'ateliers pour le filage du tabac. Mais la production de tabac prend véritablement son essor avec la construction de la manufacture sur le quai de Léon au bord de la rivière de Morlaix. Dessinée par l'architecte du roi François Blondel, elle a été construite entre 1736 et 1740 par l'entrepreneur Henri Pillet. L'ensemble des bâtiments (manufacture, magasins et logis) existent toujours, mais ont été modifié au fil du temps. De nouvelles constructions telles que halles, fours et ateliers entourent la manufacture d'origine à partir de 1811. Entre 1868 et 1871, de nouveaux locaux liés à l'arrivée de la vapeur dans l'industrie complètent les constructions préexistantes.

Véritable fleuron de l'industrie en Bretagne, la manufacture emploie jusqu'à 1800 salariés après la Première Guerre mondiale. La majorité des salariés sont des femmes mais la mixité n'existe pas pour autant puisque les femmes travaillent dans des ateliers spécifiques. Une embauche à la manufacture est enviable car cela signifie souvent la garantie de l'emploi et un salaire plus élevé que dans les autres industries de la région. On s'y succède d'ailleurs souvent de mère en fille. La cigarette devient alors symbole de leur émancipation. Mais ces femmes, pour la plupart ouvrières spécialisées, produisent le tabac dans des conditions souvent pénibles sans possibilité d'évolution de carrière.

Le nombre d'ouvriers et d'ouvrières n'a cessé de diminuer au cours des dernières années de l'existence de la manufacture. En 1995, un incendie détruit une partie du bâtiment. L'établissement est restauré et inauguré trois ans plus tard. Mais cette même année, la société d'exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA) annonce la fermeture de la manufacture. En 2001, celle-ci est rachetée par la Chambre de commerce et d'industrie de Morlaix et classée monument historique.

En France, il ne subsiste aujourd'hui que les usines de fabrication de cigarettes de Nantes et de Riom, l'usine de fabrication de cigares de Strasbourg, le centre de production de tabac à rouler et pour pipe à Metz, les centres de recherche d'Orléans et de Bergerac, et le centre de culture du Havre.

Soline Billon

Transcription

(Musique)
Journaliste
Au bout de 25 ans de "manu", à quoi on pense le matin quand on part au travail ?
Jeannette Bodou
Au ras-le-bol. C'est aussi net que ça. Ras-le-bol.
Journaliste
Il n'y a rien à attendre ?
Jeannette Bodou
Non. C'est assez désespérant parce que pour les femmes OS dans la manufacture, il n'y a vraiment rien à attendre, rien du tout. Au niveau de la promotion interne, il n'y en a pas. Plus on monte dans la hiérarchie, d'ailleurs, moins il y a de femmes. Non, c'est un travail inintéressant, c'est un travail qui ne fait pas appel à l'esprit d'initiative. C'est un travail où on y vient gagner sa vie. C'est aussi triste que ça, on y vient gagner sa vie. La manufacture a la réputation de donner des salaires, encore que toute est relatif, mais enfin des salaires plus confortables que les autres industries du coin. Mais si la vie des gens dans une usine ne doit tourner qu'autour du salaire que l'on reçoit à la fin du mois, moi, je trouve que c'est triste.
(Bruits)
Jeannette Bodou
Alors le rendement, c'est un piège. On nous avait dit, quand on a mis ce système-là en place, - moi je n'y ai jamais cru -, que c'était la manière la plus juste de faire travailler les gens parce que ça permettait à chacun, disait-on, de se situer dans ses possibilités. Si on est doué que pour faire 100 %, mais mon Dieu, on ferait 100 %, si on était un peu plus doué pour faire un peu plus, on en faisait un peu plus, etc. Et puis finalement, ce n'est pas vrai. Ca n'a jamais été une liberté. Ce n'est pas vrai parce que le système est tel que les gens se sont laissés prendre au piège, et que ceux et celles qui ont choisi de rester dans les classements autour de 100 %, sont à la limite considérés comme des petites mains. On le dit d'ailleurs. Il y a les petites mains, il y a les grandes mains. C'est déjà presque comme, pas une honte, mais enfin c'est déjà presque gênant d'être dans la catégorie des petites mains.
Journaliste
Vu de l'usine, quand on présente le travail comme un moyen de libération des femmes, ça vous fait rire ?
Jeannette Bodou
Oh, ça ne me fait pas rire, ça me rend très triste parce que le travail comme moyen de libération des femmes, oui, pourquoi pas, si ce travail a été choisi, si on l'a voulu. Ce n'est pas le cas. Vous avez pu vous rendre compte vous-même que le travail que l'on y fait sont des tâches très répétitives. Moi, j'emploie le mot aliénant. Je ne sais pas s'il est bien perçu. Aliénant, ça ne veut pas dire que tout le monde en devient fou, ce n'est pas ça. Mais finalement, on se demande à quoi ces jeunes femmes qui travaillent au rendement, quand elles font, comme ça, des milliers de fois par jour les mêmes gestes, à quoi elles pensent ? Je me demande si c'est pour ne pas trop penser qu'elles ne se fourrent pas, certaines d'entre elles, des écouteurs dans les oreilles.