Une gardienne de phare

14 mai 1963
05m 43s
Réf. 00408

Notice

Résumé :

En 1925, Melle Le Bail succède à sa soeur et devient la gardienne du phare du Créac'h dans le Morbihan. Depuis 38 ans, elle consacre sa vie à son phare. Outre son activité de gardienne, elle est conseillère municipale à Saint Philibert et ostréicultrice.

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Date de diffusion :
14 mai 1963
Source :

Éclairage

Anna Lebail est gardienne du phare de Crac'h, appelé aussi Feux de Crac'h, construit en 1855 sur la rive de Saint-Philibert, commune du Morbihan voisine de la ville de Crac'h, elle-même située près d'Auray et de la Trinité-sur-Mer. Ce phare a été construit pour guider les bateaux entrant au port de la Trinité, il fait donc partie des phares de "second ordre", qui indiquent les routes à suivre dans les passes et les chenaux (les phares de premier ordre signalent la côte, ceux de troisième ordre signalent les dangers). Construit sur le continent, il appartient également à la catégorie des "paradis" (les "enfers" sont les phares de pleine mer, et les "purgatoires" sont ceux des îles). Équipé dans un premier temps d'un feu fixe, le phare du Crac'h a ensuite été doté d'un faisceau tournant.

Les premiers phares ont été construit à la fin du XVIIe siècle par Vauban, afin de compléter les nouvelles installations portuaires et maritimes dont la construction avait été décidée par Colbert. Ce sont des tours à feu, qui servent autant à la signalisation maritime qu'au guet. À la fin du XVIIIe siècle, le réverbère est inventé, et les phares sont équipés du même procédé, complexifié par la suite afin d'inventer un "langage des phares", avec des faisceaux tournants et irréguliers, qui constituent en quelques sortes la "carte d'identité" du phare, rendu ainsi reconnaissable pour le navigateur.

Avec la Révolution française, le service des phares devient un service public, et une politique de signalisation maritime à l'échelle nationale est mise en place, placée d'abord sous l'autorité de la Marine, puis de celle des Ponts et Chaussées, dont les ingénieurs multiplient les innovations au début du XIXe siècle. En 1811, une Commission des phares est créée, et elle adopte en 1825 un programme très ambitieux qui doit limiter les naufrages et les déroutes au large des côtes françaises. Le littoral français est donc équipé progressivement de phares reconnaissables, et il est établi comme principe qu'un marin naviguant à 40 miles des côtes doit pouvoir voir au moins deux feux. Par conséquent, les constructions de phares se multiplient dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il y avait 20 phares en 1800, il y en a 210 en 1856 et 361 en 1876. Ces constructions sont équipées d'appareils lenticulaires, puis sont électrifiées à partir de 1869 : le premier feu électrique est celui du phare de Gris-Nez, dans le Pas-de-Calais.

À partir du moment où le service des phares devient un service public, les gardiens de phares, qui étaient des salariés privés jusque-là, sont nommés officiellement, et sont en général choisis par les ingénieurs qui construisent les phares. En 1839, ils deviennent salariés de l'administration, et un règlement du service des phares est établi en 1848, qui doit être suivi à la lettre. A partir de 1853, les gardiens de phare sont nommés par le préfet, sur proposition de l'ingénieur, et ils sont classés en six catégories différentes, qui donnent lieu à des salaires différents. Pour être gardien de phare, il faut savoir lire, écrire et compter. Depuis 1920, une formation leur est dispensée par l'Etat.

Dès le XIXe siècle, le métier se féminise. Il est établi que la surveillance et l'entretien des phares secondaires peut être attribuée à des auxiliaires, qui ne peuvent pas être classés comme gardiens de phare. Les femmes font donc progressivement partie de ces auxiliaires, réputées comme étant plus consciencieuses, régulières et dociles que les hommes. Il est avantageux pour l'Etat d'employer des femmes, car, en plus d'accomplir correctement leur tâche, elles coûtent beaucoup moins cher que les hommes. Au moment où les différences de salaires sont maximales, les femmes gardiens de phares gagnent cinq à six fois moins que les hommes ! Ainsi, entre 1914 et 1939, le tiers des gardiens nommés dans le Morbihan sont des femmes, et Anna Lebail en fait partie.

Aujourd'hui, les gardiens de phare, dont le métier fait de solitude et d'abnégation en fait de véritables héros (plus ou moins à juste titre), sont en voie de disparition. En effet, les phares sont progressivement automatisés depuis les années 1980. L'Etat a cessé de former des gardiens en 1991, et il reste aujourd'hui moins d'une quarantaine de gardiens de phare auxiliaires : vingt phares comptent donc encore une présence humaine, mais seuls sept sont encore habités. Les deux derniers phares de mer encore gardiennés sont le phare de Cordouan dans l'estuaire de la Gironde et le phare de l'île Vierge, dans le Finistère Nord, et leurs gardiens quitteront leur poste en 2010. L'entretien des phares français est désormais confié à deux cents contrôleurs des travaux publics, qui sont des techniciens qualifiés, spécialisés dans les phares et balises, qui surveillent et installent les appareils, par rotations de quinze à vingt jours.

Bibliographie :

Jean-Christophe Fichou, Gardiens de phares (1798-1939), Rennes, PUR, 2002.

Marine Guida

Transcription

(Silence)
Journaliste
La Bretagne. Une côte déchiquetée que la mer, inlassablement, lèche de ses vagues tantôt nonchalantes, tantôt fougueuses. Une côte qui serait meurtrière pour le navigateur si de nombreux phares ne les guidaient dans la nuit. C'est dans un de ces phares que nous nous sommes rendus.
(Silence)
Journaliste
Nous y avons rencontré mademoiselle Le Bail qui, depuis 38 ans, allume le phare du Créac'h.
Mademoiselle Le Bail
Pour le 2 novembre, j'ai été nommée le 2 novembre 1925 en remplacement de ma soeur parce que je fais partie de la troisième génération.
Journaliste
C'est un peu une affaire de famille ?
Mademoiselle Le Bail
Oui. C'est mon grand-père qui l'a allumé le premier en 1855, après.
Journaliste
Vous avez connu, alors, le temps de l'allumage aux lampes à pétrole ?
Mademoiselle Le Bail
Ah oui, parce que j'ai marché au pétrole... c'est-à-dire le phare a marché au pétrole de 1855 à 1952. Moi, j'ai fait de 1925 à 52 avec le pétrole.
Journaliste
Et comment était-ce ?
Mademoiselle Le Bail
Le service était dur. A l'époque, il fallait faire des rondes de nuit.
Journaliste
Par tous les temps ?
Mademoiselle Le Bail
Par tous les temps, alors que j'ai environ 700 mètres à faire de la maison, ici. Ce n'était pas toujours agréable. J'ai souvent reçu des embruns sur le nez quand il y avait du mauvais temps.
Journaliste
Et maintenant, tout marche à l'électricité ?
Mademoiselle Le Bail
Depuis que ça marche à l'électricité, c'est très bien, surtout que nous avons des batteries inclues alors en cas de panne, ça se déclenche automatiquement. Elles sont inclues.
Journaliste
Est-ce que vous vous levez la nuit pour voir si le phare marche bien ?
Mademoiselle Le Bail
Oui, je me lève la nuit voir si ça fonctionne bien. Mais enfin juste une petite visite.
Journaliste
Mais quand vous êtes malade ?
Mademoiselle Le Bail
Je n'ai jamais été malade pour m'empêcher de faire mon service.
Journaliste
Et pendant les vacances ?
Mademoiselle Le Bail
J'ai un mois de congés payés. Je vais passer 8 jours chez mes neveux à Saint-Nazaire et je me dépêche de revenir vite à mon phare que j'aime beaucoup.
Journaliste
Ça vous manquerait ? Ça vous manque ?
Mademoiselle Le Bail
Il me manque.
Journaliste
Vous êtes mariée ?
Mademoiselle Le Bail
Non, je suis célibataire.
Journaliste
Vous vivez seule ici, alors ?
Mademoiselle Le Bail
Je vis seule.
Journaliste
Les journées ne sont pas trop longues ?
Mademoiselle Le Bail
En été, ça passe très vite, mais en hiver, vraiment c'est long.
Journaliste
Comment occupez-vous vos journées, parce que le phare n'a pas besoin de vous dans la journée ?
Mademoiselle Le Bail
Après que j'ai éteint mon phare, le matin, je fais un peu de nettoyage et je m'occupe un peu d'ostréiculture. Je fais ça en petite quantité, juste pour m'aider à vivre parce que mon traitement n'est pas toujours suffisant.
Journaliste
Il est de combien ?
Mademoiselle Le Bail
En ce moment, 190, 190 francs par mois. Pour ça, j'ai mon logement et mon électricité.
Journaliste
Chaque journée commence dans la cuisine où des photos de famille que vous venez de voir, un chat, un poste de radio, un chien comblent la solitude de mademoiselle Le Bail. Aussitôt après avoir pris son petit déjeuner, elle part. Elle prend, aujourd'hui, sa voiture pour se rendre à Saint Philibert dont elle est conseillère municipale.
(Silence)
Journaliste
Mais au passage, elle s'arrête pour l'entretien de son phare, tâche qui, chaque matin, passe avant toute autre activité. Et c'est avec tendresse qu'elle en enlève les moindres traces de poussière pour qu'il conserve tout son éclat.
(Silence)
Journaliste
De retour chez elle, elle fait un peu de jardinage. Et avant de repartir, car, dans la journée, elle ne fait que de très rares apparitions chez elle, mademoiselle Le Bail fait retentir une clochette pour annoncer aux poules que leur repas est servi. Puis, revêtue d'un pantalon pour conduire sa camionnette, elle part consacrer quelques heures à la culture des nessains. Avant qu'elle ne le fasse, personne dans le village n'osait s'aventurer sur la plage au volant d'une voiture de peur de s'enliser. Maintenant, tous les ostréiculteurs le font.
(Silence)
Journaliste
Mais revenons au phare. A qui lèguerez-vous ce phare ?
Mademoiselle Le Bail
Après moi, ça sera probablement mon neveu. Parce que moi, j'ai pris à la suite de ma soeur. Avant, c'était mon père. Avant, c'était mon oncle. Et avant, mon grand-père l'a allumé le premier, depuis qu'il a été en circuit.
Journaliste
Et que représente ce phare pour vous ?
Mademoiselle Le Bail
Je n'ai pas saisi.
Journaliste
Que représente ce phare pour vous ?
Mademoiselle Le Bail
Il représente tout. Je le considère comme un bien de famille. Je me tuerais pour. D'ailleurs, j'ai failli être tuée pendant la guerre en le défendant avec les Allemands.
Journaliste
Alors vous ne l'abandonnerez pas ?
Mademoiselle Le Bail
Non, non, à aucun prix. Tant que je vivrai... tant que je pourrai, je l'allumerai. Quand je ne pourrai plus, je voudrais que ce soit mon neveu qui me remplace.
(Silence)