Les territoires transfrontaliers et les frontières

Les territoires transfrontaliers et les frontières

Par Marie Metge et Lara Mercier, Professeure d'histoire-géographie et journalistePublication : 08 déc. 2020

Une frontière, c’est une structure spatiale linéaire qui marque une discontinuité politique, selon la définition qu’en donne Michel Foucher. Elle peut engendrer trois types d'effets spatiaux : une barrière, une interface et un territoire.

Dans les espaces situés entre la région française du Grand Est et les pays limitrophes (Belgique, Luxembourg, Allemagne et Suisse), l’intensification des échanges de personnes comme de marchandises de part et d’autre de la frontière estompe cette barrière. Mais elle engendre dans le même temps l’émergence de territoires frontaliers, dont la structuration est largement soutenue par les politiques de l’Union européenne.

# Du marché unique aux accords de Schengen

Dès ses débuts, l’entité qui deviendra l’Union européenne (UE) affiche un objectif de coopération transfrontalière, partant du principe que des pays liés par le commerce sont moins enclins à entrer en conflit. La création de la Communauté économique européenne (1958), puis celle du marché unique, entériné par l’Acte unique européen (1986), aboutit à la libre circulation des marchandises et des capitaux entre les pays membres de l’Union européenne.

Quant à la suppression des contrôles de personnes aux frontières, elle est instaurée par la mise en œuvre de l’Accord de Schengen, en 1995. Ce régime de libre circulation s’est étendu aux autres pays de l’UE au rythme de leur entrée dans l’union. Aujourd’hui, il rassemble 26 membres, dont quatre ne font pas partie de l’Union européenne (Suisse, Norvège, Islande, Liechtenstein). L’espace Schengen rassemble 400 millions d’habitants et s’étend sur plus de 4 millions de km2.

Si les frontières entre pays européens semblent s’abaisser dans ces nouvelles unions douanières, il ne faut pas oublier que les échanges qu’ils induisent reposent sur la discontinuité créée par la frontière elle-même. En effet, les mobilités sont incitées par la recherche de ce que l’on ne peut pas trouver à proximité de soi.

# Les flux de travailleurs transfrontaliers

L’absence de contrôle aux frontières débouche logiquement sur une intensification des flux, et notamment ceux de personnes. Les mobilités de ce point de vue-là sont intenses. Elles concernent les loisirs, (consommation, séjours de courte durée) mais surtout le travail.

Dans le Grand Est, la proximité de la frontière avec quatre pays (Belgique, Luxembourg, Allemagne et Suisse) favorise le travail transfrontalier. Chaque jour, 100 000 véhicules sont ainsi recensés sur l’autoroute A31, à hauteur de Croix d'Hauconcourt, près de Metz. C’est à cet embranchement que transitent quotidiennement une partie des travailleurs transfrontaliers, surnommés les “navettes”.

Qu’ils travaillent dans l’industrie, les services, la finance ou les assurances, les raisons qui poussent les travailleurs français à franchir la frontière sont essentiellement économiques : de l’autre côté, les salaires sont plus élevés, les charges salariales moins importantes, et les perspectives d’évolution au sein d’une entreprise plus rapides.

Le travail frontalier entraîne une baisse du chômage dans les régions concernées, et une augmentation du niveau moyen des revenus par habitant. Il favorise aussi l’émergence de nouvelles activités économiques sur le territoire français, qui accueille également des “navettes” transfrontalières, avec le développement de commerces, de services aux particuliers ou d’activités de loisirs et culture.

Cependant, le rythme des aménagements nécessaires pour assurer la fluidité de ces évolutions ne suit pas. Les grands axes, comme l’A31, sont très encombrés. Parmi les points négatifs, on constate également une fuite de la main-d'œuvre qualifiée en raison de la différence de rémunération. Enfin, la forte augmentation de la demande de logement dans les espaces transfrontaliers contribue à une augmentation des prix et du coût de construction de logements sociaux.

Un bilan contrasté donc, dont les inconvénients peuvent être compensés par les politiques régionales.

# Les impacts d’une potentielle fermeture des frontières

Pour se rendre compte de l’importance des flux qui traversent la région, l’hypothèse d’un rétablissement des frontières est intéressante. En 2016, face à la crise migratoire, des organismes ont ainsi étudié l’impact économique d’une potentielle fermeture de l’espace Schengen. Résultat: 10 milliards d’euros de perte pour la France, dont 1,5 milliard dans le Grand Est, région charnière de la mégalopole européenne.

Du tourisme de court séjour au travail transfrontalier en passant par les chaînes de production, les conséquences seraient désastreuses pour la région comme pour le pays. Exemple en Alsace, territoire marqué par son passé industriel et la présence d’entreprises allemandes, suisses ou luxembourgeoises qui font travailler des milliers d’employés, notamment dans les secteurs automobile et électronique. La fin de Schengen coûterait près d’un point de PIB à l’Alsace, et un demi à la France.

Malgré l’impact économique d’un rétablissement des frontières, la libre circulation des personnes, des biens et des capitaux, principe fondateur de l’UE, est aujourd’hui remise en cause par certains partis politiques qui estiment que la fermeture des frontières est le seul moyen de protéger le pays contre la menace terroriste et de perpétuer l’identité culturelle de chaque pays.

Cette position est défendue en Europe tant par le groupe de Visegrad, actuellement constitué de la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie, que par la plupart des partis souverainistes européens, à l’instar du Rassemblement national en France, ou du UKIP en Grande-Bretagne. Au-delà de la question des frontières, c’est celle de l’avenir de la construction européenne qui est posée.

# Le désenclavement des territoires transfrontaliers

Pour l’heure, l’Union européenne est engagée dans une politique de structuration des espaces transfrontaliers. Sur ces territoires s’appliquent des accords de coopération qui permettent une meilleure offre de services (dans les domaines de la santé, de l'éducation ou du transport par exemple) accessibles de part et d'autre de la frontière.

Le programme Interreg soutient ainsi le développement des régions par la mise en œuvre de programmes transeuropéens. Dans le domaine des transports, il a par exemple financé une partie de l’extension du tramway D, reliant Strasbourg à la ville allemande de Kehl. Conçu comme la colonne vertébrale d’un espace urbain transfrontalier, le tram transporte aujourd’hui entre de 5000 à 7000 passagers chaque jour, et insuffle à la métropole strasbourgeoise une ouverture sur le Rhin.

Facilitant les mobilités pendulaires et touristiques, dynamisant la consommation des deux villes, financé par des fonds transnationaux, ce projet est un symbole de la coopération transfrontalière européenne. Dès lors, dans ce contexte communautaire, la frontière n'est plus une barrière mais un véritable territoire, c’est-à-dire une portion d’espace appropriée.

# Un meilleur accès aux soins

D’autres domaines bénéficient des programmes Interreg, comme celui de la santé. Du traité de Maastricht (1992) qui a créé la base juridique des compétences sanitaires de l’Union européenne à la création des Zones organisées d’accès aux soins transfrontaliers (2008), l’instauration de territoires de santé transfrontaliers a permis la mise en commun des moyens matériels, l’amélioration de la durée de prise en charge des patients, ainsi que le partage des compétences médicales. La frontière, ainsi traversée, devient alors une ressource pour les résidents du territoire.

Exemple devenu référence en la matière, la pointe de Givet. Territoire des Ardennes, à cheval entre la France et la Belgique, il est marqué par le déclin démographique et le vieillissement de la population. Situé à plus de 100 km de Reims et de Sedan, les deux grandes villes les plus proches, il se trouve en plein désert médical.

Pour pallier cette inégalité d’accès au soin, les règlements européens permettent aux patients de se rendre dans les hôpitaux d’un autre Etat membre, à charge de leur système de sécurité sociale. Malgré un contexte juridique et administratif complexe, la mobilité de ces patients contribue à l’apport de solutions innovantes, transformant le statut de la frontière de contrainte en opportunité. En mars-avril 2020, cette coopération a ainsi permis le transfert de patients du Grand-Est atteints du COVID-19 dans des hôpitaux allemands, suisses et luxembourgeois.

Au-delà des bénéfices particuliers de ce programme, cet exemple illustre plus généralement la politique commune de l’Union Européenne en matière de santé. Fondée sur des droits identiques pour les citoyens européens, elle se donne pour objectif d’assurer une même qualité de soin sur tous les territoires des pays membres.

Perçue de prime abord comme une ligne de discontinuité, ces différents exemples montrent que la frontière permet aussi l’émergence de territoires intégrés, parcourus par les frontaliers, fonctionnant comme un tout, avec des réseaux qui leur sont propres et des relations entre les différents lieux du territoire.

# Piste pédagogique associée

Le même contenu, adapté à l’enseignement, est accessible aux enseignants et aux élèves de la région Grand Est, sous le titre : Les territoires transfrontaliers entre la France et ses pays voisins : vers un effacement de la frontière ?.