Pierre Garnier, les oiseaux, le spatialisme

23 avril 1983
06m 50s
Réf. 00729

Notice

Résumé :

C'est dans le parc du Marquenterre que Jacques Darras rencontre son ami le poète Pierre Garnier. Celui-ci évoque son travail littéraire sur le spatialisme et le rapport avec les oiseaux (poésie visuelle et phonique dans laquelle le mot est séparé de la phrase).

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Date de diffusion :
23 avril 1983
Source :

Éclairage

On peut dire de Pierre Garnier, né le 9 janvier 1928 à Amiens et mort le 1er février 2014 à Saisseval, qu'il aura abrité en lui deux poètes, un poète de facture classique, pratiquant le vers classique, classiquement disposé en strophes et d'autre part un poète expérimental, concepteur avec son épouse Ilse d'une poésie visuelle dite "spatialisme". Dans ce dernier cas, les poètes utilisent la page comme un support visuel, un écran en quelque sorte sur lequel ils égrènent les lettres composant les mots, les distribuant sous des formes graphiques arbitraires s'apparentant le plus souvent au dessin. Ce clivage à l'intérieur d'un seul et même poète, bien loin d'appeler une synthèse d'ailleurs impossible, confirme et consolide de manière fort singulière la rupture qui se sera produite au lendemain de la guerre 1914-1918 dans la tradition poétique française entre d'une part les expérimentations du modernisme et d'autre part l'héritage de la poésie symboliste. Il faut cependant reconnaître que, ce faisant, l'art double d'un Pierre Garnier aura poussé à l'extrême pour ainsi dire les contradictions déjà sensibles à l'œuvre dans la poésie d'un Apollinaire. Si maintenant l'on cherche à identifier chacun des composants de l'héritage du poète picard, on nommera sur le versant classique, les poètes de l'école de Rochefort (Rousselot, Chaulot, Bouhier etc...) mais aussi et surtout Louis Aragon fréquenté à Paris avec Elsa Triolet dans le cadre du parti communiste ("C'étaient d'heureux après-midi : Elsa commentait, Aragon souvent commentait...puis après quatre heures avait lieu la séance plénière du C.N.E...là venaient des artistes...je me souviens surtout du mime Marceau...et des poètes de la précédente génération (Eluard, Guillevic, Seghers, Claude Roy)". Quant au versant expérimental, il ne prendra forme qu'une décennie plus tard, à l'issue d'un voyage de quatre ans dans une Allemagne en ruines, couronné par une licence d'enseignement terminée à la Sorbonne où Pierre rencontre Ilse en 1950. Lassé, dit-il rétrospectivement, dans une préface autobiographique assez succincte (Édition des Vanneaux, 2007) par le réalisme socialiste comme par le surréalisme (il quittera le parti communiste en 1959) et ayant fait entre-temps rencontre (1957) du poète sonore Henri Chopin, Pierre se tourne avec Ilse vers la poésie expérimentale. Il réinterprète cette formule du romantique Novalis "S'il était seulement possible de faire comprendre aux gens qu'il en va de la langue comme des formules mathématiques ! ". On devine chez ces jeunes héritiers d'un monde détruit le désir romantique renouvelé d'absolu, la volonté d'échapper aux impasses tragiques du langage et de l'idéologie. Fuir vers une langue "transmentale" comme l'appelait déjà de ses voeux Rimbaud, ne leur permettrait-il pas de trouver un ordre mathématique des sens ? Autrement dit, le "spatialisme " chercherait l'équivalent d'une "langue algèbre" suggère le poète Jacques Darras à son ami (qui l'approuve), dans ce documentaire tourné en 1983 par Bernard Claeys au Parc du Marquenterre. On tremble un peu devant cette nouvelle utopie, cette nouvelle illusion. D'ailleurs est-ce peut-être pourquoi Pierre Garnier, pas intégralement convaincu, aura décidé de poursuivre les deux voies contradictoires du poème, classique d'un côté, expérimental de l'autre. Parmi les très nombreuses publications du poète on signalera particulièrement sur le versant spatialiste : Poésie spatiale, Une anthologie, préface d'Isabelle Maunet-Salliet, Éditions Al Dante. Pour ce qui est du versant classique on lira Une mort toujours enceinte (Corps Puce, Amiens, Tome I, 1994, Tome 2 1995 ). Signalons aussi plusieurs travaux de traduction de l'allemand (Novalis, Heine, Gottfried Benn) sans parler de la partie strictement picarde de l'œuvre de Garnier (avec Eklitra en particulier). Enfin il conviendra aussi de se reporter à l'œuvre expérimentale réalisée avec Ilse Garnier, dont le premier Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et sonore (1969, André Silvaire).

Jacques Darras

Transcription

(Bruit)
Jacques Darras
Alors dis-moi, pour être spatialiste, là, tu es servi. Il y a l’espace.
Pierre Garnier
Oui, il y a de l’espace, il y a des oiseaux, évidemment. Pour nous, si tu poses la question sur les oiseaux, pour nous, les mots sont des oiseaux, les oiseaux sont des mots. Et donc l’un des premiers buts était quand même de séparer le mot de la phrase et de faire éclater, en quelque sorte, la phrase elle-même.
Jacques Darras
Pour ça, il faut un espace quasiment nu, quasiment dépouillé.
Pierre Garnier
Il faut un espace nu. Il faut même un vide, oui, bien sûr, pour que les lecteurs perçoivent les tensions qui s’établissent entre les différents mots. D’où, évidemment, le rapport avec des oiseaux qui est très net.
(Musique)
Pierre Garnier
Le vol est volonté pure. L’oiseau vole pour se gommer. L’oiseau me dit aussi que l’infini est dans le point.
(Musique)
Pierre Garnier
Battement du coeur et des ailes. Le vol, la mer, les oiseaux pour qui les côtes se découpent comme une montagne entourée d’eau. Eux pour qui les caps sont sommets franchissables.
(Musique)
Pierre Garnier
La [sphère] est l’état parfait du vol. Je peux dire aussi que la ligne droite est l’état parfait du vol. Méditation sur l’oiseau soleil. Médiation aussi sur l’oiseau lune, sur l’oiseau étoile, sur l’oiseau source, sur l’oiseau air. Des limicoles donnent leur minceur au sable, leur minceur à l’eau.
(Musique)
Pierre Garnier
Naissance de minuscules machines. Les pattes, les vagues.
(Musique)
Pierre Garnier
La terre, l’eau font cercle.
(Musique)
Pierre Garnier
Une civilisation venue d’ailleurs.
(Musique)
Pierre Garnier
L’eau est si transparente qu’il en est un contour d’oiseau.
(Musique)
Pierre Garnier
Les dictatures n’aiment pas les oiseaux, ni leur migration secrète ni leur nid dans les pays d’enfance.
(Musique)
Pierre Garnier
Tous ces cris d’angoisse et d’amour retrouvés plus tard affaiblis dans les mots de l’homme.
(Musique)
Pierre Garnier
Les parenthèses sont des ailes.
(Musique)
Pierre Garnier
Oui et non. Je vais dire oui et non parce que c’est quand même… c’est une lettre, c’est un signe plutôt, et un signe abstrait. Mais il est certain qu’il y a une figuration qui est possible. Par exemple, dans le mot soleil, il y a évidemment le « o » qui, pour nous, joue un rôle considérable parce que c’est la voyelle, disons, cosmique. C’est la voyelle également de la bouche à la fois. Et dans le dernier poème, Horizon, il est certain que le O est purement figuratif.
Jacques Darras
C’est une langue algèbre.
Pierre Garnier
C’est une langue algèbre, oui, si tu veux.
(Musique)