Le métier de canut

14 juillet 1969
10m 46s
Réf. 00107

Notice

Résumé :

A Lyon, il reste 13 canuts utilisant des métiers à tisser à bras. Pierre Rocher, fidèle à la tradition révolutionnaire et artisanale de sa corporation, nous montre son atelier et nous parle de son métier.

Type de média :
Date de diffusion :
14 juillet 1969
Personnalité(s) :

Éclairage

Ce reportage diffusé en juillet 1969 est assez caractéristique des productions de l'ORTF. Le reportage est assez long (plus de 10 minutes), le protagoniste principal a du temps pour exprimer son point de vue, sa parole n'est presque pas coupée et prend le pas sur le commentaire. Le montage est assez lent et les plans sont longs : pour les réalisateurs, la parole de ce canut mérite d'être entendue. Ce document s'inscrit dans une collection intitulée « Ouvrir les yeux : les inattendus de la vie quotidienne ».

Contrairement à ce que dit le commentaire, dans les années 1830, les canuts n'étaient pas au nombre de 2000, mais bien plus nombreux. La soierie lyonnaise est organisée selon un modèle de type pré-industriel que les observateurs sociaux du XIXe siècle ont souvent appelée la fabrique dispersée. Dans ce système, les fabricants ou soyeux financent la fabrication des pièces et en assurent la commercialisation. Il y aurait à Lyon, à cette époque quelque 1400 négociants-banquiers. Ce sont eux qui fournissent le travail aux chefs d'ateliers, des maîtres tisserands, au nombre de 8000. Ce sont eux les canuts. Ils sont propriétaires de leurs métiers à tisser, parfois appelés, en lien avec le bruit que provoque leur métier en action, les bistanclaques. Ces chefs d'ateliers ou canuts emploient environ 30 000 compagnons qui sont leurs salariés, le plus souvent nourris et logés par le maître tisserand. Le canut est donc dans une position ambivalente de patron vis-à-vis des compagnons et de dépendant vis-à-vis du soyeux. Ce dernier se fonde sur le tarif pour le rémunérer et ce sont les divergences sur le tarif qui sont à l'origine des insurrections de 1831 et de 1834.

Les canuts dépendent des soyeux qui leur fournissent matière première et travail mais ils sont propriétaires de leurs outils de travail, et en particulier des métiers à tisser à bras, métiers qui peuvent être spécialisés pour différents types de production et dont les largeurs sont variables. Le fonctionnement de ces métiers a été transformé par les inventions du lyonnais Joseph-Marie Charles Jacquard (1752-1834), qui au début du XIXe siècle, équipe le métier d'un mécanisme qui permet de sélectionner les fils de chaîne en s'appuyant sur un programme décrit par des perforations sur des fiches. Cela permet à un seul ouvrier d'actionner seul le métier alors qu'il avait besoin auparavant de plusieurs aides. Le document évoque de manière subreptice cette mutation technologique d'importance en insérant dans le discours de l'artisan interviewé une vue de la statue de Jacquard installée sur la place de Croix Rousse depuis 1898. On la voit à peine plus d'une dizaine de secondes. A vrai dire, la statue qui est filmée est la statue en pierre qui a été édifiée en 1947 (celle en bronze a été fondue pendant la Seconde Guerre mondiale).

Après les insurrections du XIXe siècle, la fabrique lyonnaise devient beaucoup plus rurale, ce qui va entraîner une diminution du nombre des canuts dans la ville. Plus tard, l'invention de la soie artificielle marque une étape importante dans le déclin de la soierie traditionnelle.

La soierie traditionnelle, très coûteuse, ne survit que grâce aux commandes « des décorateurs, des princes et des marchands de cochons (sic) (pense-t-il marchand de canons ?) » et par des commandes de prestige destinées aux musées nationaux et à la rénovation des grands monuments historiques. Sont évoqués par exemple les brocards qu'a tissés Pierre Rocher pour la restauration des portières de la chambre du roi, à Versailles, à raison de trois centimètres par jour...

Dans cet entretien sur la vie d'un des derniers artisans de la soierie traditionnelle, sont évoquées les sociabilités traditionnelles des canuts leur amour de l'opéra. Est soulignée leur intransigeance en matière d'interprétation depuis le poulailler de l'opéra de Lyon. Sont aussi évoquées des pratiques comme celles de la Saint Lundi - ne pas travailler le dimanche et le lundi.

Ce travail sur les souvenirs de l'artisan fait la part belle au pittoresque plus qu'au précis ou à l'exact. La mémoire de ce canut est en grande partie construite par des lectures que par la transmission familiale. A la différence des canuts du XIXe siècle qui ne choisissaient pas leur métier – le fils de canut devenait canut et épousait souvent une fille de canut – il s'agit davantage ici du portrait d'un artisan d'art dont la mémoire préserve des savoir-faire menacés et dont les parents n'avaient pas de liens avec la soierie.

Voir le site Echo de la Fabrique de l'ENS sur les journaux canuts.

Jean-Luc Pinol

Transcription

(Musique)
Journaliste
Lyon, 1831. Les canuts, ils étaient 2 000 à cette époque, se battaient pour de meilleures conditions de travail et ils étaient descendus des hauteurs de Lyon, de ce quartier de la Croix Rousse où ils travaillaient, pour manifester. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 13 à maintenir la tradition du métier à tisser à bras. 13 canuts dont Pierre Rocher, qui vit dans le souvenir de cette insurrection de 1831.
(Musique)
(Bruit)
Pierre Rocher
Dans le souvenir, dans le souvenir, dans le souvenir de ceux, de ceux qui ont combattu. Pour l’amélioration d’une vie, d’une vie meilleure. Les canuts se sont armés comme ils ont pu. Ils ont pris les contrepoids de leur métier pour faire des balles. Même ces balles, c’était regrettable, mais elles étaient pour ainsi dire toujours mortelles.
Journaliste
La tradition des métiers à bras de jacquard disparaît. Et sur la Croix Rousse, le bistanclaque-pan, ce bruit insolite des derniers métiers à tisser se fait toujours entendre mais pour combien de temps encore ? C’est un rite d’une autre époque.
(Bruit)
Journaliste
Combien de centimètres de velours ciselé faites-vous par jour ?
Pierre Rocher
Sur ce métier, ça fait, en bien travaillant, 70 centimètres. Parce que c’est large. La largeur ordinaire est 54 et ça, ça fait plus de 70 ou pas loin de 70.
Journaliste
Et quelquefois, il vous arrive de faire moins ?
Pierre Rocher
Ah oui. Ah oui, ah oui. Tout dépend des velours, des réductions surtout.
Journaliste
Et combien coûte le mètre ?
Pierre Rocher
Je crois moi bien, au moins dans les 30 000 francs.
Journaliste
Anciens ?
Pierre Rocher
Oui, minimum.
Journaliste
Pour qui travaillez-vous ?
Pierre Rocher
Et bien, écoutez. Pour les décorateurs, pour les princes, pour les marchands de cochons certainement.
Journaliste
Les clients, les musées nationaux. Le château de Versailles dont Pierre Rocher a refait les tentures de la chambre de Louis XIV. Quelques étrangers très riches, Henri Ford ou bien cette princesse de Colombie qui se sont fait tisser un drap à 10 000 francs nouveaux le mètre. Le château de Versailles.
Pierre Rocher
Le château de Versailles, et bien justement, j’ai fait la, les tentures pour la chambre du roi. C’était un brocard style Louis XIV évidemment. Il y avait 5 panneaux à faire, je faisais 3 centimètres par jour. A certains endroits, je faisais que 2 centimètres 7, enfin c’est un truc qui a duré des années. Maintenant, c’est à peu près fini mais faut lancer un appel au peuple, c’est moi qui le lance l’appel au peuple, il faut, faut des fonds pour qu’on puisse le finir. Il y a encore 2 portières à faire, il y a encore le lit, et alors là, ce sera unique au monde on peut dire. Un brocart, exactement reproduit, comme au temps de la splendeur de Louis XIV, avec l’or, avec l’argent, la soie, et en couleur exacte, tout est exact. Mais alors, il faut des fonds. Lançons un appel au peuple, à tous les peuples même qui ont de la galette pour fournir de quoi faire, de quoi faire ces 2 portières et ce lit avec ses baldaquins, son dôme, etc.
Journaliste
Dans la mesure où vous vendez ces tissus et ou ces tissus, ou ces velours sont vendus très chers, vous devez être vous, le canut un homme très riche.
Pierre Rocher
Non. On est, notre sort s’est amélioré en proportion du sort des canuts d’avant, d’avant ce siècle mettons. Mais on n’est pas des millionnaires ni des milliardaires. On vit de notre métier, c’est une affaire entendue. On vit mais bien normalement. On n’a pas faim, on n’a pas des pantalons percés ni des parapluies déchirés, c’est une affaire entendue. On a des souliers à se mettre aux pieds, mais enfin, on roule pas sur l’or. [décemment]. Mais ce qu’il faut bien distinguer dans le métier de canut, c’est que, on est son maître, pour ainsi dire, on travaille chez un patron, on est chez un patron ici. Mais qui c’est qui vous commande au métier, ben c’est vous qui commandez. C’est vous qui commandez votre métier, vous n’êtes pas avec un type derrière vous. Et plus vite, et moins vite, et regarde ce que tu fais. Non, c’est nous. Le patron nous dit voilà, vous avez votre pièce, travaillez.
Journaliste
Pierre Rocher, vous aviez 14 ans lorsque vous êtes devenu canut.
Pierre Rocher
Oui.
Journaliste
Comment ça s’est passé ?
Pierre Rocher
Et bien, c’est-à-dire que, il y avait des gens qu’on connaissait, que mes parents connaissaient. Ils avaient justement leur gosse qui était canut et puis on ne savait pas bien quoi me faire apprendre, il y a le père de ce jeune-là qui dit, ouais, vous avez qu’à faire comme moi j’ai fait. J’ai mis mon gosse canut, et ça et lui plaît bien et puis quand il sera revenu du régiment, si le travail continue d’aller, il pourra se monter chez lui avec 1 200 francs. Alors, mon père enfin, mon père et ma mère, quand ils ont vu ça ils ont dit, c’est un métier à faire, tu verra si ça te plaît pas. Tu resteras pas.
Journaliste
Qu’est ce que faisait votre père ?
Pierre Rocher
Oh, mon père était gérant. Gérant d’alimentation.
Journaliste
Et vous n’avez pas eu peur d’entrer dans un métier comme celui des canuts qui est un métier difficile ?
Pierre Rocher
Non parce que je vous dirais que le commerce me dégoûtait moi.
Journaliste
Est-ce que l’on rentrait facilement dans ce milieu fermé des canuts ?
Pierre Rocher
Et bien, on rentrait facilement, on rentrait facilement. Il fallait en principe que ce soit quelqu’un qui nous présente.
Journaliste
Et après, est-ce que ce quelqu’un, vous le revoyiez, est-ce que vous le connaissiez ? Est-ce qu’il n’y avait pas quelqu’un qui vous surveillait ?
Pierre Rocher
Oui mais c’était pas celui qui nous avait fait rentrer. C’était pas la personne qui vous avait fait renter. C’était le célèbre parrain, le célèbre parrain des apprentis. Alors celui-là, je l’ai vu une fois en 3 ans et ça m’a…
Journaliste
Comment était-il ?
Pierre Rocher
Oh, c’était un bonhomme, un canut également mais je ne l’ai jamais vu et je ne le connaissais pas. Alors il s’amène il me dit, j’suis vot’ parrain. Mon parrain, j’savais pas moi. Oui mais pas vot’ parrain de la famille, vot’ parrain de l’apprentissage. Ah. Alors ça va, oui, vous êtes contents. Moi je lui dis oui. j’suis content. Je pense bien, il y avait, il y avait le chef d’atelier qui faisait des yeux comme ça derrière moi. Alors je lui dis ah oui, je suis bien content. Ça va. Bon, et bien ça va. Et il fout le camp.
Journaliste
Et vous ne l’avez jamais revu.
Pierre Rocher
Non. Mais alors je disais je le vois pas celui-là, mais il me surveille quand même quoi. Bon, pendant 3 ans, il devait se renseigner par là, alors avec tous les apprentis, ça doit être le même tabac quoi. C’est le cas de le dire.
Journaliste
Tous les matins, dans l’atelier des artisans, il y avait la soupe.
Pierre Rocher
Oui, à 9 heures. A 9 heures, la patronne commandait, coupez le pain. Chacun sortait un morceau de pain de sa poche, qu'il coupait dans son assiette et après, la patronne trempait la soupe. A ce moment, elle commandait, mangez la soupe. Alors les canuts rentraient à la cuisine et mangeaient la soupe.
Journaliste
Vous vivez sur la Croix Rousse ?
Pierre Rocher
Oui.
Journaliste
Est-ce que vous sentez que c’est vraiment votre patrie,
Pierre Rocher
Oui.
Journaliste
Ou est-ce que vous descendez aussi à Lyon ?
Pierre Rocher
Oui, je, on vit tous sur la Croix Rousse mais le dimanche, même le samedi, on aime bien aller se retremper dans cette atmosphère du centre là, de Lyon avec ses grands magasins, c’était son théâtre des Célestins, son grand théâtre lyrique.
Journaliste
Oui mais vous aimeriez aussi aller à l’opéra comme vous alliez autrefois. Aujourd’hui c’est peut-être plus la même chose.
Pierre Rocher
Je peux plus maintenant. Avec ma petite pendule qui fonctionne pas très bien, je peux pas me permettre de remonter 4 étages pour aller au poulailler parce que le jour où que je remonterai au Grand Théâtre, ce sera pour aller au poulailler, qui me rappelleront ma jeunesse, que ça me rappellera ma jeunesse.
Journaliste
Parce que tous les canuts allaient au poulailler.
Pierre Rocher
Ah oui, et même avant la guerre de 14, pour l’ouverture du Grand Théâtre, on donnait Faust, alors toute la troupe pour ainsi dire était au grand complet avec le corps de ballet, étoile, étoile, dans ses étoiles je veux dire, travestis etc. Alors là, c’était le jugement. Mais un jugement impitoyable.
Journaliste
Un jugement qui venait du poulailler ?
Pierre Rocher
Ah oui. Ouh, c’était impitoyable. Alors au premier couac, dehors.
Journaliste
Et on se retrouvait "A la queue de poireau." Un endroit où l’on discutait mais pas seulement théâtre.
Pierre Rocher
Euh, il y avait dans le temps, ces sociétés secrètes chez les canuts. Vous aviez les Mutualistes, vous aviez les Ferrandiniers, vous aviez les Compagnons du devoir, enfin les Compagnons du devoir, c’était toujours les compagnons du tour de France. C’était, c’était oui, c’était un peu mystérieux, on peut dire. Oui ils étaient portés un peu…
Journaliste
Est-ce que vous-même vous êtes entré dans une de ces sociétés secrètes ?
Pierre Rocher
Non. Non parce que pour ainsi dire, elles étaient en train d’expirer. Il y avait aussi les sociétés de la bouteille mais alors celles-là, c’était pas pareil.
Journaliste
C’est à dire qu'ils étaient un peu portés sur l’alcool ?
Pierre Rocher
Ah, ah, ah, ah, oui, il y en avait. Il y en avait qui faisaient la [incompris], faire la [incompris] vous savez, c’était, les canuts qui allaient se balader là-bas à travers la Croix Rousse et qui buvaient des canons. Et qui se ramenaient ici le mardi ou des fois le mercredi. Ça dépendait. Ça dépendait de l’argent qu’ils avaient dans les poches. On a beau être en, à l’époque matérialiste où les gens achètent plus de tissus imprimés ou même pas imprimés, de papiers peints, il y aura quand même toujours des gens de goût. Le beau existera toujours. Et ceux qui ont de l’argent, certains, ils continueront d’acheter des beaux tissus, de la belle soierie, faits au métier à bras par les canuts, à bras sur les métiers en bois comme on dit. Et ça, y en a pas un qui puisse l’égaler. Jamais un travail mécanique ne pourra égaler le travail des, des canuts.