Pierre Soulages au sujet du choix du commissaire et du biographe

08 décembre 1998
05m 10s
Réf. 00029

Notice

Résumé :

Lors de l'émission Le cercle du 8 décembre 1998, Pierre Soulages est interviewé par le journaliste Philippe Lefait au sujet de l'aboutissement de son travail. Pierre Soulages n'aime pas revenir sur son travail passé, il laisse cela aux commissaires d'expositions ou bien à ceux qui se chargent de sa biographie comme Pierre Encrevé, présent sur le plateau.

Type de média :
Date de diffusion :
08 décembre 1998
Source :
A2 (Collection: LE CERCLE )

Éclairage

Lors de l'émission Le cercle du 8 décembre 1998, Pierre Soulages est interviewé par le journaliste Philippe Lefait au sujet de l'aboutissement de son travail. Cette question peut paraître naturelle lorsque l'on s'adresse à un artiste d'alors 79 ans, seulement Pierre Soulages n'est pas homme à regarder en arrière et certainement pas en ce qui concerne sa propre production. Aux discours sur son propre travail, il préfère la façon dont les autres présentent et théorisent son Œuvre.

Cependant, comme le soulève Pierre Soulages, la présentation faite par autrui de son travail apporte parfois quelques surprises. En ce sens, Philippe Lefait évoque le poids du choix des commissaires dans toute exposition et cite en exemple l'exposition Rendez-vous : Masterpieces from the Centre Georges Pompidou qui se déroulait d'octobre 1998 à janvier 1999 au musée Guggenheim de New York. Cette exposition, menée par Bernard Blistène et Lisa Dennison, proposait de réexaminer les développements artistiques d'après guerre par la juxtaposition du travail d'artistes américains et français dans leurs périodes de création entre 1945 et 1970. Les œuvres de Pierre Soulages, prêtées par le Musée National d'Art Moderne, figuraient au sein de cette exposition. Malheureusement, l'artiste a vivement regretté les choix curatoriaux, soulignant sa préférence pour la présentation de pièces plus contemporaines qu'historiques.

Pour revenir sur son travail passé, Pierre Soulages semble favoriser le travail de ceux qui se sont chargés d'étudier et de théoriser son œuvre. C'est notamment le cas de Pierre Encrevé, un de ses plus éminent spécialiste et ami, présent sur le plateau du Cercle. Ils viennent d'ailleurs présenter ensemble le dernier tome de la trilogie L'Œuvre complet, ouvrages sur le travail de Pierre Soulages. Pierre Encrevé, par ses descriptions fines et ses analyses toujours factuelles sait minutieusement découper le travail de l'artiste afin de mettre en exergue chacun de ces choix artistiques dans chacun des moments de sa carrière. Ces découpages permettent de faire apparaître clairement certaines phases ou périodes dans le travail du peintre ; périodes dans lesquelles Pierre soulages n'a pas toujours conscience de se trouver. L'artiste avoue d'ailleurs apprendre de lui-même dans ce type d'ouvrage, et y trouver une sorte d'aboutissement, de clôture des évènements passés pour mieux se consacrer au présent.

A 79 ans le temps n'est donc pas venu pour Pierre Soulages de s'arrêter pour contempler son Œuvre. L'essentiel de son mode de création réside encore et toujours dans l'expectative de ce qui va se produire lors de la prochaine séance de travail.

Léa Salvador

Transcription

Philippe Lefait
Pierre Soulages, l’état de votre oeuvre, aujourd'hui, le travail sur le noir, est-ce que ce travail est abouti ou est-ce que... ?
Pierre Soulages
Ce que je vais faire demain ? Ça, je ne sais pas. Si je le savais, je le ferai déjà. Mais je suis un peu, après ces trois livres, ces trois volumes de L’oeuvre complet, dans la situation de quelqu’un qui… Enfin, j’ai éprouvé un peu cette situation-là mais à ma première rétrospective. Parce que c’est toujours une manière de faire le point que de voir ce qu’on a fait. Mais les rétrospectives sont des choix. Et ce sont des choix qui engagent à la fois celui qui choisit et l’artiste. C’est des problèmes auxquels on… que l’on rencontre toujours.
Philippe Lefait
Le rôle du conservateur.
Pierre Soulages
Dans le meilleur des cas.
Philippe Lefait
Et est-ce que vous avez vu les expositions à New York ?
Pierre Soulages
Comment ?
Philippe Lefait
Les expositions à New York qui y sont consacrées ?
Pierre Soulages
Je n’y suis pas allé.
Philippe Lefait
Vous y êtes allé, déjà, Jean-Pierre Raynaud ?
Jean-Pierre Raynaud
J’étais à New York, oui, pour l’exposition dans le bas de la ville mais je n’ai pas vu le musée Guggenheim.
Philippe Lefait
Est-ce que les artistes français vous semblent respectés dans la manière dont ils ont été agencés ?
Pierre Soulages
Moi, je peux dire un mot là-dessus parce que je connais le choix qui a été fait. Je suis absolument contre. Je trouve ça catastrophique. Je trouve que dans les artistes de ma génération en particulier, on les montre avec ce qu’ils ont fait à une époque et non pas à ce qu’ils font maintenant. On agit comme si…
Philippe Lefait
On les enferme dans le passé ?
Pierre Soulages
Tout à fait. On les renvoie dans le passé. Moi, je crois que… J’ai deux tableaux qui sont là, dans une alvéole, celle où il y a aussi Nicolas de Staël, ce qui ne lui aurait pas fait plaisir, je pense, mais qui ne me fait pas plaisir non plus. Parce que ça me renvoie à un passé qui n’est pas du tout ce que je suis maintenant. Maintenant, pour en revenir aux expositions rétrospectives, ce que je trouve intéressant, c’est le regard que l’on peut avoir aussi sur ce qu’on a fait mais vu par un autre. Moi, je sais que ça m’a appris beaucoup de choses. Lorsque j’ai vu ma première rétrospective qui a été faite en Allemagne en 60 par Werner Schmalenbach, eh bien, j’ai découvert des choses que je n’imaginais pas. Et je les ai découvertes parce que c’est lui qui a fait un choix et c’est lui qui a fait un accrochage. Et chaque fois, c’est ça. Mais une rétrospective, ce n’est jamais qu’un choix. C'est-à-dire… Alors que ces livres qui viennent de paraître, c’est la totalité de l’oeuvre. Là, on est tout à fait nu. Tout est là. Il n’y a pas de choix valorisant ou dévalorisant qui peut être fait. Ce n’est pas ni le choix que peut faire le musée Guggenheim, par exemple, ni le choix valorisant que peut faire un conservateur qui organise une rétrospective. Tout est là. Et c’est vraiment aussi très intéressant. C’est une manière aussi de faire le point. Mais c’est aussi une manière de regarder le passé. Moi, ça n’a jamais été mon grand plaisir. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir ce que Pierre Encrevé a organisé, la manière dont il a vu ma peinture, qui m’apprend, qui m’a appris et qui m’apprend des choses sur ce que je fais, sur ce que j’ai fait. Oui, j’ai l’air de dire : je ne sais pas ce que j’ai fait. Et c’est vrai, je pense. Parce qu’il y a plusieurs catégories d’artistes. Il y a des artistes qui travaillent avec une théorie, des idées sur ce qu’ils ont à faire, avec même un programme établi. Moi, ça n’a jamais été mon cas. Moi, je travaille par désir, par plaisir de peindre, par besoin d’interroger ce que recèle la peinture que je suis en train de faire et sur laquelle germent d’autres toiles. Mais c’est toujours ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche. J'apprends ce que je cherche en peignant. Et ça, je suis tout à fait différent de peintres qui programment, justement, comme récemment, nous parlions de Juan Gris. Lui, c’était un homme qui prévoyait, qui programmait sa peinture. Comme la plupart des peintres… Il n’y a pas que Juan Gris, d’ailleurs, il y a beaucoup de peintres qui sont, en général, des théoriciens et qui appliquent leur recette. Ça, je ne me suis jamais senti de ce côté-là. Et alors un livre comme ça, ça m’apprend ce que je ne savais peut-être pas que j’avais exploré. Mais de toute façon, pour moi, ce qui est important, c’est ce que je vais faire demain. Et le plaisir que j’ai à voir ce catalogue raisonné, c’est aussi une manière de ranger tout ça dans le passé. Et je me sens ouvert à ce que je vais faire sans me soucier de ce que j’ai déjà fait. Et sans nostalgie.