Pierre Soulages et le rapport physique à la peinture

08 décembre 1998
05m 15s
Réf. 00030

Notice

Résumé :

Pierre Soulages est l'invité de Philippe Lefait dans son émission Le Cercle du mois de décembre 1998. Il est accompagné de Pierre Encrevé venu présenter le dernier tome de la trilogie L'Œuvre complet, ouvrage sur le travail de Pierre Soulages. L'entretien porte sur le rapport physique que l'artiste développe avec et dans son œuvre.

Type de média :
Date de diffusion :
08 décembre 1998
Source :
A2 (Collection: LE CERCLE )

Éclairage

Pierre Soulages est l'invité de Philippe Lefait dans son émission Le Cercle du mois de décembre 1998. Il est accompagné de Pierre Encrevé venu présenter le dernier tome de la trilogie L'Œuvre complet, ouvrage sur le travail de Pierre Soulages.

Dans cet extrait, au travers de l'analyse de plusieurs de ses œuvres - notamment des vitraux de Conques ou bien de l'ensemble créé pour la première biennale de Lyon -, Pierre Soulages évoque le rapport physique induit dans sa peinture. Ce rapport s'établit dans une confrontation réelle avec la toile. Ainsi, dans cet extrait, il met de côté toute reproduction d'œuvre de ce discours ; ces reproductions ne pouvant pas remplacer la rencontre nécessaire à l'appréhension physique d'une Œuvre d'Art, et a fortiori des siennes.

Dans un premier temps il s'agit du rapport physique de l'artiste avec sa propre création. Pierre Soulages n'est pas un artiste adepte de la doxa, ses œuvres n'obéissent a aucun principe prédéfini, elles tentent simplement de répondre à sa volonté de faire de l'espace de la toile noircie, du vitrail ou de la gravure, un espace duquel jaillit la lumière. L'artiste dispose et aménage différentes surface qu'il nomme lisses, violentes ou adoucies, jusqu'à ce que naisse enfin cette rencontre entre espace pictural et espace lumineux.

Par la suite, c'est le regardeur qui doit entretenir ce rapport physique à l'œuvre. L'espace créé par cette peinture est activée par lui seul, qui, en se déplaçant librement en vis-à-vis de cette toile, va voir apparaître ces différentes lumières émergeant du noir, avec différents tons de bruns, d'ocres ou bien encore de bleus. Par cette expérience se déroulant dans le domaine du sensible, le regardeur donne aux toiles de Pierre Soulages une existence dans une troisième dimension : celle qui se trouve entre lui et la toile et qui n'est habitée que par l'impalpable qualité de la lumière. Cet espace se meut et se transforme en fonction des déplacements du regardeur et des différentes variations de la lumière elle-même. Il est ce que l'artiste nomme « le champ mental » de sa peinture. Comme le dit Pierre Soulages, les mots sont des éléments préfabriqués, ils ne peuvent donc pas définir l'expérience du champ mental de l'œuvre car celle-ci appartient a chaque regardeur, c'est une expérience physique qui s'inscrit dans le réel et l'intime.

Léa Salvador

Transcription

Pierre Soulages
Le rapport au corps, quand on regarde un tableau, est important, chose qu’on ne perçoit jamais dans le livre. C’est le propre des livres d’art quels qu’ils soient. Dans un livre d’art, on est devant Les Noces de Cana de Véronèse à peu près comme devant un Vermeer de Delft qui est tout petit. Parce que ça mesure toujours 30 centimètres sur 20 ou quelque chose ça.
Pierre Encrevé
La prochaine fois, je ferai un livre dépliant.
Pierre Soulages
Mais ça n’est jamais…
Philippe Lefait
C’est vous, cette anecdote, avec une série de tableaux et vous en faites 2 puis 3 puis 4 puis 5 et puis, en fait, le 6ème, vous ne l’achevez pas parce que ça ne va pas. Et en fait, quand vous regardez finalement la composition, il y en a 5 et vous vous apercevez qu’il y a un rapport extrêmement géométrique.
Pierre Soulages
C’est 7 tableaux que j’ai fait comme ça. Mais c’est un peu particulier, ça. C’est une expérience très particulière. Parce que je n’ai pas de principe établi définitivement. Là, j’avais fait un tableau qui m’intéressait. Et je me suis aperçu que, finalement, je pouvais changer les parties où la lumière vibre et mettre, au contraire, des surfaces à ces endroits-là où la lumière est calme. Et j’ai fait un second tableau en inversant, en quelque sorte, ou en répartissant les choses selon les mêmes formes mais différemment. Et puis je me suis aperçu que je pouvais en faire un troisième. Et je suis arrivé, comme ça, à en faire 7 tous complètements différents et qui constituent, en réalité, une expérience picturale complète. C’est pourquoi j’appelle ça… Ce n’est pas un polyptique, c’est un ensemble. Ce n’est pas une série, c’est un ensemble. D’ailleurs, je tiens à les présenter toujours comme un ensemble. Mais enfin ça, c’est une expérience particulière. Il y en a eu d’autres.
Philippe Lefait
Les qualificatifs que vous utilisez parfois pour décrire ce que vous faites, il y a des zones douces, des zones violentes, secrètes, précieuses. Vous utilisez cette gamme de vocabulaire pour parler de votre peinture.
Pierre Soulages
Oui.
Philippe Lefait
Ce rapport avec elle que vous avez dans l’utilisation de ces mots-là.
Pierre Soulages
Oui. Vous savez, les mots, c’est toujours des instruments préfabriqués. Il faut… qui ne s’adaptent pas forcément à ce qu’ils décrivent. Mais…
Philippe Lefait
Pierre Encrevé, j’ai une…
Pierre Soulages
Je voulais parler de la dimension, la nécessité qu’il… Le rapport au corps. J'en ai parlé, de [incompris] l'autre dimension. Il est devenu important pour moi. Et j’ai réfléchi pourquoi. J’ai cherché pourquoi. Et je pense que ça tient à la nature même de ce que je fais dans la mesure où, quand je regarde un tableau noir, peint avec du noir, ce qui compte, c’est la lumière. Alors qu’est-ce qui se passe ? C’est la lumière qui vient du tableau vers moi qui regarde. C'est-à-dire que l’espace du tableau est devant le tableau et non plus sur la toile. Il est devant. Et moi, je suis dans l’espace du tableau. Et ça, je crois que c’est un rapport à l’espace différent de celui de la peinture traditionnelle, rapport à l’espace…
Philippe Lefait
Une appropriation particulière ?
Pierre Soulages
Je crois. Avec, en plus, un rapport au temps différent dans la mesure où, quand on se déplace, le tableau se modifie et bouge. C'est-à-dire que le tableau s’appréhende dans l’instant du regard. Il est là dans l’instant où on le regarde puisque si l’on fait un pas à côté, ce n’est pas tout à fait le même.
Philippe Lefait
Et seul le noir permet cette appréciation particulière ?
Pierre Soulages
Non. Mais c’est un phénomène qui pourrait se produire avec d’autres couleurs. Mais il n’aurait pas le même sens. La lumière qui vient du noir est quand même particulière, transformée, transmutée par le noir. Je dis transmutée parce que je pense à l’effet que cette lumière-là peut avoir sur la sensibilité, sur tout ce qui nous habite quand on regarde un tableau.
Pierre Encrevé
Cela dit, si on veut qu’on comprenne encore mieux et qu’on voie encore mieux la peinture de Soulages et notamment la plus récente, si on va voir Conques. Parce qu’à Conques, précisément, c’est très intéressant.
Philippe Lefait
C’est l’abbaye romane dans laquelle vous avez fait les…
Pierre Encrevé
Tout à fait. Dans l’abbatiale de Conques, il a fait les vitraux qui ne sont pas noirs, qui sont précisément faits avec un verre... qu'on dira blanc. Il n’est pas blanc.
Pierre Soulages
Totalement incolore.
Pierre Encrevé
Il est incolore mais il n’est pas transparent, il est translucide.
Philippe Lefait
Il y a un rapport à la ligne, quand même, qui est aussi intéressant ?
Pierre Soulages
Oui.
Philippe Lefait
Donc à la lumière.
Pierre Soulages
Non mais là… A Conques, quand on m’a commandé ce travail, tout le monde s’est écrié : « Oh la la ! Quelle catastrophe ! Il va faire des vitraux noirs ! »
Philippe Lefait
On le connaît.
Pierre Soulages
C’est un travail sur la lumière. Et alors, je l’ai conçu de manière assez particulière. C'est-à-dire que je cherchais un verre ayant certaines qualités, celles de continuer le mur, de couper totalement la vision, d’enfermer totalement la vision dans l’espace même de l’abbatiale. Et je ne le trouvais pas alors je l’ai fait. Mais je n’ai pas fait le dessin avant de connaître le verre. C'est-à-dire que j’ai voulu travailler en fonction de la matière qui me servirait à produire. Et cette matière, c’était la lumière. Alors j’ai cherché un verre. Et lorsque j’ai trouvé quelque chose qui me paraissait convenir à ce que je recherchais, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à faire mes esquisses et à organiser les formes.