Pierre SCHAEFFER

17 juin 1959
12m 44s
Réf. 00200

Notice

Résumé :

Dix ans après les débuts de la musique concrète Pierre Schaeffer témoigne de sa genèse dans l'émission Lectures pour tous animée par Pierre Desgraupes.

Type de média :
Date de diffusion :
17 juin 1959
Personnalité(s) :
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Éclairage

Pierre Schaeffer expose les basiques de la musique concrète : Enregistrement, transformations, montage, mixage. Comparaison avec l'écriture cinématographique.

Transcription

(Musique)
Max-Pol Fouchet
Eh bien, cette musique que vous entendez fait l'objet, justement, de ce numéro spécial de la Revue musicale en voyant en ce moment la couverture et qui vient de paraître. Et, nous ne parlons pas souvent de musique dans «Lectures pour tous», mais je crois que cette publication marque un événement dans l'histoire de ce qu'on appelle la musique concrète. La Revue musicale est la revue française musicale la plus sérieuse, elle est lue dans le monde entier, et le fait que elle consacre aujourd'hui, en 1959, un numéro spécial à une musique qui est née il y a dix ans qui, jusque là, passait peut-être pour simplement une recherche intéressant une toute petite minorité, marque je crois une date. La musique concrète fait son entrée un petit peu officielle. Elle l'a fait d'ailleurs, vous le saurez tout à l'heure, par des conférences et des concerts qui ont lieu en ce moment à Paris. Et si nous nous y intéressons, c'est d'ailleurs aussi à un autre titre. C'est que la musique concrète est née à la RTF, elle est née d'une idée de Pierre Schaeffer, qui est là ce soir, et qui va vous dire lui-même comment la musique concrète est née au club d'essai il y a dix ans.
Pierre Schaeffer
On peut dire qu'elle est née de la difficulté. Elle est née du fait que la radio est un art aveugle et qu'on cherche à tout prix à faire voir les gens avec les oreilles.
Max-Pol Fouchet
Et illustrations sonores.
Pierre Schaeffer
Mon premier propos était de trouver dans les bruits, le décor sonore dont leurs yeux étaient privés. Et puis, j'ai abouti à un échec total, car accumuler des bruits ne donne rien. C'est une accumulation qui est aussi loin de l'aspect, de l'effet dramatique que de l'effet musical. Mais à force de manipuler des bruits, des grincements, des grattements et tout ce que nous appelions à ce moment-là en nous moquant un peu nous-mêmes de nos premiers essais, des symphonies de bruits ou de casseroles, nous nous sommes aperçus que ces bruits étaient extrêmement voisins des bruits les plus traditionnels qui s'appellent des sons musicaux, car un violon c'est un boyau tordu sur lequel on frotte avec des crins. Et par conséquent, pourquoi s'interdire de retrouver les gestes, au fond traditionnels, avec d'autres matériaux, d'autant plus que, grande nouveauté et grand moyen d'action, le disque et puis le magnétophone nous donnaient le moyen d'agir sur ces sons.
Max-Pol Fouchet
C'est-à-dire de les déformer ?
Pierre Schaeffer
Oui, au début c'était des formations, c'était des coupures, c'était des collages comme lors des premières expériences surréalistes. Mais peu à peu ces déformations nous ont paru à nous-même assez monstrueuses et c'est beaucoup plus des analyses et des synthèses sonores qui sont faites puisque le magnétophone permet des ralentissements, les filtres permettent d'éliminer un certain nombre de fréquences, en garder d'autres et tout ça a pris peu à peu un aspect plus constructif.
Max-Pol Fouchet
Vous avez découvert en somme grâce à ces bruits et au travail qu'on pouvait faire dessus, que la musique traditionnelle ne travaillait que sur un tout petit nombre de bruits, que le son par rapport à ce qu'on ne peut pas imaginer.
Pierre Schaeffer
Je crois qu'une bonne comparaison consiste à dire que la musique traditionnelle est un peu comme un théâtre, c'est-à-dire que les comédiens d'un théâtre ont une partition, c'est leur texte, et que depuis est arrivé le cinéma. Eh bien, par rapport à la musique traditionnelle, la musique concrète, c'est un cinéma, c'est-à-dire un ensemble de sons qui sont assemblés comme les plans image.
Max-Pol Fouchet
Donc il y a un montage.
Pierre Schaeffer
On photographie les sons, on en a, on les photographie sur bande magnétique, et ces sons présentent la souplesse que présentent les plans qui sont montés dans des films avec des gros plans, on aperçoit tout à coup l'acteur qu'on ne peut pas voir au théâtre tout à coup en gros plan, en plan éloigné, quand on aperçoit le détail des visages, le détail d'une expression ou tout à coup le rythme échevelé d'une séquence.
Max-Pol Fouchet
Cela implique que jusque là la musique concrète ne peut être qu'enregistrée, il n'y a pas de musique concrète en direct ?
Pierre Schaeffer
On n'a rien sans sacrifice, et pour le moment la musique concrète se présente, au contraire du spectacle musical - car un orchestre c'est un spectacle - sans spectacle. A part que nous commençons à y réintroduire la présence d'un chef d'orchestre car à Gaveau, lors de ces deux concerts - l'un est passé, l'autre est le 30 - il y a une sorte de chef d'orchestre qui est chargé de mettre en relation, selon l'atmosphère qu'il sent autour de lui, les conditions non seulement acoustiques mais psychologiques de la salle, la bonne exécution du son qui voyage entre quatre haut-parleurs et qui est, par conséquent, déjà assez animé. Bien entendu, on n'a plus la présence des exécutants.
Max-Pol Fouchet
Pierre Schaeffer, est-ce qu'on peut écrire de la musique concrète comme on écrit de la musique traditionnelle, est-ce qu'il y a des signes ?
Pierre Schaeffer
C'est difficile parce que, il faut se souvenir que les musiciens n'écrivent de la musique que parce qu'ils connaissent parfaitement, non seulement les notes de la portée, mais les instruments qui ont émis ces sons. Et les notes de la musique ne sont que des symboles qui rappellent que c'est un trombone ou que c'est une voix qui va jouer la note. Et la note ne rend pas compte du son, la note est un espèce de signal opératoire. C'est dans la mesure où nous connaissons maintenant mieux les sons, que nous en avons analysés beaucoup que nous commençons à avoir un certain symbolisme et nous nous apercevons d'ailleurs que ce symbolisme généralise les notions du solfège traditionnel.
Max-Pol Fouchet
Nous allons voir si vous voulez une partition de musique concrète, nous allons l'entendre et la suivre en même temps.
Pierre Schaeffer
Si vous voulez.
(Musique)
Max-Pol Fouchet
Est-ce qu'il y a beaucoup de signes ?
Pierre Schaeffer
Il y a pas mal de signes, il y a plutôt une généralisation des signes traditionnels. Vous savez, la musique concrète, le solfège que nous pensons faire n'est pas un solfège à part, c'est plutôt une généralisation, nous pensons que comme en géométrie, et en géométrie non euclidienne qui est, qu'on prenne comme un cas particulier, la géométrie d'Euclide. La notation comprend comme cas particulier, la notation traditionnelle.
Max-Pol Fouchet
Le solfège traditionnel. Nous allons revoir si vous voulez une partie de cette partition qu'on vient d'entendre et on va voir en même temps, je vais vous demander de décrire les instruments qu'on a entendus tout à l'heure.
Pierre Schaeffer
Alors, je parlais d'un montage sous forme de film. Cette petite image va vous l'expliquer parce que, dans l'orchestre traditionnel, les instruments dans la partition sont verticaux. Le violon joue toujours sur sa ligne. Dans ce montage qui ressemble à un film, les sons sont des êtres vivants qui sont constitués un peu comme des acteurs, comme des séquences de film par des plans successifs. Le premier, voici le développement en gros plan, si j'ose dire, des trois premiers groupes de sons de cette étude. Eh bien, le premier son est composé, c'est-à-dire qu'il a une attaque qui est empruntée à un trait de coup d'archet de violon, il a ensuite un corps qui est plus ample, qui est une résonance, le son suivant commence par un son que nous appelons itératif, c'est deux ou trois pulsations d'une lame vibrante, puis il est suivi d'un son flou et d'un troisième son flou et enfin, le troisième groupe est emprunté à un son fluctuant, qui est une sorte de grincement de tôle qui est représenté là serrée dans son étau et qui est suivi d'un autre groupe de lames vibrantes qui donnent une espèce de motif. Ainsi, on a incorporé non seulement des objets sonores, en généralisant la notion de note. Comme... si vous voulez, dans un coup d'archet qui a l'air si homogène, il y a un dans un coup d'archet le départ, qui est au fond un petit éclat, que fait la colophane avec l'archet puis il y a le corps de la note, et enfin, il y a une fin, où l'archet se ralentit. Par conséquent, nous sommes extrêmement proche du modèle traditionnel, en généralisant.
Max-Pol Fouchet
Bien, nous avons vu l'orchestre, nous allons entendre maintenant ce que joue cet orchestre.
(Musique)
Max-Pol Fouchet
Bien, Pierre Schaeffer, je voudrais maintenant vous poser une question, à quoi cela sert la musique concrète ?
Pierre Schaeffer
Ben, à quoi sert la musique ? La musique n'adoucit pas les moeurs vous savez bien. La musique, je crois qu'on peut dire qu'en musique, il y a deux grandes zones. Il y a la musique dite pure, c'est-à-dire qui recherche, qui a en soi son propre objet, puis alors il y a la musique appliquée, appliquée au cinéma, à la radio théâtre, au ballet. Je crois que la musique concrète s'est fait d'abord admettre pour la seconde raison, comme musique appliquée, en effet, il y a eu des films des ballets, beaucoup de mises en onde, beaucoup de fonds sonores. Et peu à peu, maintenant, on commence à admettre qu'elle puisse être, elle aussi, une musique pure.
Max-Pol Fouchet
Est-ce que les musiciens traditionnels, les grands compositeurs contemporains par exemple, s'intéressent à la musique concrète ?
Pierre Schaeffer
Contrairement à ce que à quoi je m'attendais, nous avons été très encouragés. Honegger, avant sa mort, avait même dit que, il apercevait peu de possibilité de progrès en musique mais peut-être qu'en musique concrète et puis, il y a eu, Milhaud a fait un essai, Messiaen a suivi assidûment nos efforts dernièrement, Henri Sauguet a fait une oeuvre qui a été, précisément, entendue en seconde audition à notre dernier concert.
Max-Pol Fouchet
Je dois dire d'ailleurs que la musique concrète a fait des petits, si je puis dire, dans le monde depuis dix ans, puisque parallèlement à vos recherches, d'autres recherches, quelque fois concurrentes d'ailleurs, ont été amenées.
Pierre Schaeffer
Oui, ce sont des enfants adultérins. Car la musique électronique à laquelle vous semblez faire allusion, n'est pas du tout la musique concrète au départ. Elle en est même en somme le contraire, la contradiction puisque nous sommes, nous, amateurs comme de vieux luthiers de Crémone des vrais sons, des sons préexistants, des sons où l'artisan laisse sa trace et nos collègues allemands, à Cologne, préconisent le son synthétique, le son qui est d'abord électrique, qui est d'abord un ensemble de circuits oscillants électriques avant d'être entendus par l'intermédiaire d'un haut-parleur.
Max-Pol Fouchet
Bien que dans cette musique électronique, il n'y a pas d'instruments, il n'y a pas de corps.
Pierre Schaeffer
Il n'y pas d'instruments et alors, grande ambition des musiciens, notamment des musiciens sériels qui tout naturellement se trouvaient alignés sur ses moyens, la grande satisfaction de ces musiciens était de structurer les sons d'une façon à les incarner et se réjouissaient de ce dont moi, personnellement je me désolerais, c'est d'avoir éliminé totalement l'exécutant et ses inégalités.
Max-Pol Fouchet
Pierre Schaeffer, j'ai dit tout à l'heure qu'il y avait en ce moment beaucoup de manifestations, tout un groupe de manifestations de musique concrète à Paris. Je sais qu'hier soir, parce que des amis me l'ont dit aujourd'hui, on a refusé du monde à une de vos conférences.
Pierre Schaeffer
Oui, nous avons été désolés, nous avons refusé 200 personnes et nous allons même bisser la prochaine séance qui a lieu mardi prochain, nous allons en faire un bis le lundi 6 de manière à ne pas être dans cette triste obligation de refuser du monde. Et je crois qu'il faut conseiller à tout le monde de louer dans les agences, chez Durant à SVP, parce que les gens du musée Guimet sont affolés par l'éruption dans ce cénacle de l'histoire de ces contemporains un peu bruyants. Mais l'important est de corriger quand même ce que j'ai dit d'un peu acide par rapport à nos collègues allemands et aussi italiens, c'est, après un certain nombre d'années que ces tendances, très divergentes au départ, se rejoignent. Elles se rejoignent d'abord parce que les uns et les autres ont fait des progrès, se sont aperçus qu'on ne pouvait pas ne se contenter que d'une catégorie de sons, l'autre étant détestée et détestable. Et j'ai eu le plaisir moi-même, si vous voulez, de jouer un double rôle en tant que responsable du groupe de recherche musicale de la RTF, d'accueillir deux concerts à Gaveau, le récent et puis le prochain le 30, non seulement nos propres oeuvres, mais celles de nos camarades italiens, allemands, voire japonais. Et dans deux autres des autres manifestations, notamment les conférences, d'exposer la position en somme du groupe de Paris qui est extrêmement nette et que je me permets d'exposer aussi nettement que, aussi nettement, aussi nous accueillons les productions de nos camarades.
Max-Pol Fouchet
Eh bien je crois qu'on va inviter les téléspectateurs non seulement à assister à ces manifestations mais à lire ce numéro spécial de la Revue musicale qui vient de paraître, qui est consacrée à la musique concrète et aux recherches parallèles.
Pierre Schaeffer
Dont Olivier Messiaen a fait d'ailleurs la préface.
(Silence)