Peter Brook à propos de La Cerisaie de Tchekhov

28 février 1995
05m 09s
Réf. 00057

Notice

Résumé :

En 1981, Peter Brook met en scène La Cerisaie de Tchekhov aux Bouffes du Nord. Un an plus tard, il réalise pour la télévision une version filmée de la création. Entre réalisme et poésie, la pièce joue avec les contrastes. Le metteur en scène évoque dans un entretien la complexité de l'œuvre. Le reportage propose également en extrait la fin du troisième acte.

Date de diffusion :
28 février 1995

Éclairage

En 1982, Peter Brook réalise pour FR3 une version filmée de sa mise en scène de La Cerisaie de Tchekhov. Celle-ci fut créée en 1981 aux Bouffes du Nord (où elle fut reprise deux ans plus tard), dont le film reprend le cadre. Jean-Claude Carrière a adapté la pièce pour la création. La scénographie et les costumes furent conçus par Chloé Obolensky, la musique par Marius Constant. Le rythme de la mise en scène, qui dure près de deux heures, est particulièrement enlevé, contrairement à nombre d'interprétations qui jouent des pauses et des silences à l'intérieur du dialogue. Si l'ensemble du théâtre, assimilé à la vieille maison de la pièce, est investi par le jeu des comédiens, l'espace demeure dépouillé et trahit la ruine des propriétaires du domaine. Le décor consiste essentiellement en une accumulation de tapis, déjà présents dans La Conférence des oiseaux, une précédente création du metteur en scène.

L'extrait proposé par le reportage correspond à la fin de l'acte III : Lopakhine (interprété par Niels Arestrup) arrive pour annoncer qu'il vient d'acheter aux enchères la cerisaie de Lioubov Andréevna (interprétée par Natasha Parry). La fête organisée par celle-ci est interrompue. Tandis que la maîtresse des lieux demeure sidérée, Varia (interprétée par Nathalie Nell) jette à terre les clés de la maison. Cette scène marque le point d'orgue de l'ascension sociale du riche marchand, fils et petit-fils de serfs, et signe la fin symbolique d'une noblesse en pleine banqueroute. Le projet immobilier annoncé par le personnage traduit l'expansion d'une économie capitaliste au détriment de la vieille aristocratie. Dans son enthousiasme, Lopakhine oublie toute mesure mais retrouve cependant physiquement son rang d'origine lorsque, pour ramasser le trousseau, il s'assoit directement sur le tapis.

La réalisation joue avec les perspectives et la profondeur du champ. Elle prolonge la complexité et l'ambivalence de la pièce dont parle le metteur en scène et réalisateur lors de l'entretien. La contradiction des points de vue au sein de cette dramaturgie se retrouve dans l'alternance des gros plans. La façon dont Tchekhov demeure en retrait de la situation en refusant de privilégier l'un des personnages vient probablement de son expérience en tant que journaliste. Dans sa mise en scène, Peter Brook invite le spectateur à rejoindre la posture de l'auteur en substituant l'observation intime au jugement. Le public accède ainsi à toutes les dimensions d'une œuvre qui échappe aux limites du réalisme et du drame social en s'ouvrant notamment au lyrisme.

A la distribution, s'ajoutent notamment les noms de Michel Piccoli (Leonid), Anne Consigny (Ania), Maurice Bénichou (Epikhodov) et Catherine Frot (Douniacha).

La pièce reçut, en 1981, le « Grand Prix du théâtre du Syndicat de la critique ».

Marie-Isabelle Boula de Mareuil

Transcription

Peter Brook
C’est la différence essentielle entre le théâtre et la vie. Que dans la vie, nous sommes tous engagés d’une manière très forte à notre point de vue, nous avons beaucoup de mal à en sortir. Dans le théâtre, on est libre d’être à la fois engagé et objectif. Si l’acteur joue bien et si la pièce est forte, on prend totalement son point de vue. Mais le moment où il s’arrête de parler, on est libre d’entrer totalement dans le corps et l’âme de l’autre et de prendre un autre point de vue. Donc, dans une pièce d’un très grand auteur comme Tchekhov, on vit d’une manière très intense les points de vue contradictoires. De cette manière, le public lui-même n’est jamais juge, mais il participe. Alors, si par exemple le rôle de la Lopakhine est joué d’une manière juste, on est comme l’auteur, on n’est ni pour ni contre, on le comprend ! Et on comprend en même temps et avec la même vigueur et la même force ce qui s'oppose à lui.
Comédien 1
Qu’est-ce qui s’est passé à la vente, raconte-nous !
Comédienne 1
La cerisaie est vendue.
Comédien 1
Vendue !
Comédienne 1
Qui l’a achetée ?
Comédien 2
Moi
(Silence)
Comédien 2
Quand on est arrivé à la vente, Deriganov était déjà là. Et Léonid Andréïnovitch n’avait que 15000 roubles. Et d’entrée en plus de la dette Deriganov pour faire 30000. Alors quand j’ai vu ça, je m’y suis mis j’ai offert, 40000 et lui 45000, et moi 55000 ! C’est-à-dire qu’il poussait de 5 à chaque fois et moi de 10. Et ainsi de suite jusqu’à la fin. En plus de la dette, j’ai offert 90000 roubles. Je l’ai eue. Et maintenant, la cerisaie est à moi. Oh, Dieu de Dieu ! La cerisaie est à moi ! Dites-moi que je suis saoul, que je suis fou, que je m’imagine tout ça. Ne riez pas de moi. Si mon père et mon grand-père sortaient de leur cercueil et voyaient ce qui se passe ici ; s’ils voyaient comment, moi, leur Ermolaï, battu, illettré, Ermolaï qui courrait pieds nus, même en hiver ! Comment ce même Ermolaï, a acheté cette propriété, la plus belle du monde ! Moi j’ai acheté la propriété où mon père et mon grand-père étaient des serfs ! Où ils n’avaient pas le droit d’entrer, même pas dans la cuisine !
Peter Brook
Dans une pièce de Tchekhov, à chaque instant on passe du rire aux larmes ; on passe d’une chose inexprimable à une chose très précise très concrète ; on est dans la vie sociale, dans la vie dans son sens politique le plus précis et en même temps dans quelque chose de purement symbolique et poétique, tout cela à la fois. Et c’est pour cela que ses pièces sont si fortes et ont une telle dimension et donnent une impression à la fois de la vie et de la vérité. Et une pièce comme la Cerisaie, est une pièce magnifique. Parce que c’est une pièce où on vit les grandes contradictions d’une époque en transition. C’est-à-dire la Russie, avant la révolution et par coïncidence, notre époque actuelle.
(Silence)
Comédien 2
Eh, les musiciens, je veux vous entendre !
(Musique)
Comédien 2
Allez venez. Venez tout le monde, venez voir comment Ermolaï Lopakhine va apporter la hache dans la cerisaie et comment les arbres vont tomber sur la terre. Et nous construirons des villas ! Et nos petits-enfants, nos arrières petits-enfants, connaîtront ici une vie nouvelle !
(Silence)
Comédien 2
Allez musique ! Musique !
(Musique)