Le mime à travers l'histoire
Introduction
L'histoire du mime est pour le moins singulière, voire même à bien des égards parmi les plus paradoxales dans les arts de la scène, tout particulièrement dans la période contemporaine.
Entre la pantomime de Jean-Gaspard Deburau au théâtre des Funambules au XIXe siècle et les Arts du mime et du geste en 2011, ce ne furent que ruptures, continuités anachroniques, apparitions et disparitions, créativité débridée, utopies, succès inégalés, ostracismes, interdits et dialogue avec les autres genres de la scène.
Pour comprendre cette histoire il nous faut remonter jusqu'au début du XIXe siècle, où le règlement de police prohibe toute parole sur scène et où le ministre de l'Intérieur invite acteurs et scénaristes à se cantonner dans le registre de la gaieté. Nous pouvons dire que cet aspect populaire et de divertissement du mime perdurera jusqu'à nos jours
C'est ainsi qu'au théâtre des Funambules, la pantomime "muette" fait recette. Il a fallu le succès d'un mime et d'un personnage hors du commun pour réussir à faire venir dans ce théâtre, que l'on disait infect, un public aussi varié et y faire l'unanimité.
Jean-Gaspard Deburau et le personnage de Pierrot
Cette pantomime, descendance lointaine de la commedia dell'arte, connut ses lettres de noblesse grâce à Baptiste, le Pierrot Blanc, incarné par Jean-Gaspard Deburau.
Celui-ci naquit en Bohème, probablement en 1796, fils d'un ancien soldat français. Pour survivre, sa famille parcourt pendant près de vingt ans les routes d'Europe jusqu'à Paris en passant par Constantinople, pratiquant différents métiers du cirque : saltimbanques, jongleurs, danseurs de corde, montreurs de marionnettes. Jean-Gaspard n'est doué pour aucun de ces arts. Considéré comme un bon à rien par son entourage, ses grimaces ne font rire personne. Les coups reçus, l'humiliation, la faim, Jean-Gaspard s'en souviendra toute sa vie. Mais au cours du voyage, il apprend la pantomime italienne auprès de Yacomo, vieil Arlequin italien. À leur arrivée à Paris, seul le père parle le français.
En 1816, la troupe étrangère des "Deburau" est engagée au théâtre des Funambules. Jean-Gaspard Deburau y débute comme figurant et accessoiriste. Toute sa vie, il jouera de malchance. Toutes ses souffrances enfantines et adultes serviront de toile de fond à la construction de son personnage de Pierrot. Il lui faudra dix ans pour l'imposer sur scène et tenir la dragée haute à Arlequin. Le succès lui sourira vers 1830 peu après la naissance de son fils Jean-Charles. Il mourra de l'asthme en 1846.
On s'est souvent posé la question du succès de Jean-Gaspard Deburau et de son Pierrot. Il reste peu d'éléments objectifs sur son art, sa gestuelle, son jeu, sa technique.
Ce que l'on sait, c'est qu'à l'époque, il a tenu la scène du même théâtre pendant vingt ans avec semble-t-il le même personnage.
Le mime s'est cristallisé donc autour d'un personnage unique au costume significatif : sa fameuse souquenille. Marcel Carné fera revivre ce personnage hors du commun, dans un film très célèbre : Les Enfants du paradis . Deux de ses interprètes feront partie des rénovateurs de cet art du mime : Jean-Louis Barrault - qui interprète Baptiste - et Étienne Decroux qui incarne Anselme Deburau, le père. Cette image du Pierrot Blanc marquera les esprits et resurgira plus tard dans cette histoire du mime.
A la disparition de Jean-Gaspard Deburau, la pantomime muette tente de survivre de manière autonome par une lignée «d'Hommes blancs», à commencer par son fils Jean-Charles, puis Louis Rouffe et Séverin jusqu'à Georges Wague, professeur de mime de l'écrivain Colette, qui restera longtemps professeur de mime à l'opéra de Paris.
Progressivement, malgré un sursaut avec le Cercle funambulesque en 1890, la pantomime s'enlise, se fait décadente, s'enferme dans des gestes morts, ou devient morbide de trop avoir flirté avec le mélodrame et le grand guignol.
Pierrot est devenu noir.
Le pantomime se meurt. La pantomime est morte, quoique...!
Renaissance du genre
Un certain romantisme désuet de la pantomime devait disparaître avec la révolution industrielle, avec l'évolution des technologies, des moyens de communication, la circulation de l'information, la naissance des sciences humaines, la redécouverte du corps libre (le nudisme, le naturisme, la gymnastique, le sport et l'olympisme).
Et c'est de ce nouveau rapport de l'homme au temps, à l'espace, aux autres hommes, au corps, au travail, aux loisirs, que vont naître de nouvelles compréhensions et représentations du monde (les arts, le théâtre, la danse... le mime.)
La chronophotographie de Marey et Demeny permet pour la première fois l'analyse du mouvement et sa décomposition.
Avec le cinéma, le geste sort de l'oubli et l'avènement des films qu'on dit "muets" va donner naissance à des virtuoses du geste et du mime.
La danse au début du siècle, par une approche différente dans son rapport au corps, va proposer des formes de mouvement qui s'éloignent de la danse classique (Isadora Duncan, Loïe Fuller, etc.). Certaines vont vers une danse-théâtre (comme la danse expressionniste allemande avec Rudolf Laban, Mary Wigman, Kurt Jooss), voire un théâtre dansé qui pourra devenir par la suite, chez certaines compagnies contemporaines, une manière de théâtre de geste.
Mais c'est surtout du théâtre que va renaître un art du mime nouveau. Au début du XXe siècle, partout en Europe, le théâtre bouge et redécouvre le corps : Gordon Craig, Appia, Stanislavski, Meyerhold, Schlemmer, Vakthanghov. En France, c'est l'école du Vieux-Colombier, dirigée par Jacques Copeau et Suzanne Bing qui incarne le mieux ce renouveau. Il s'y pratique des exercices corporels inédits, pour la formation d'un nouvel acteur. Les étudiants y travaillent le corps presque nu, le visage voilé ou masqué, se passionnent pour la beauté et la lisibilité du mouvement corporel, mais aussi pour ses qualités expressives et dynamiques.
En tout cas, cette école destinée aux acteurs parlants fut le creuset des grands courants du mime et des théâtres du geste au XXe siècle : Etienne Decroux, Jean Louis Barrault, Marcel Marceau, Jacques Lecoq.
Le mime corporel
La collaboration initiale entre Etienne Decroux et Jean-Louis Barrault
Etienne Decroux, premier et grand rénovateur du mime, avait été fasciné par l'école de Jacques Copeau et pendant 50 ans il développera un art autonome qu'il appellera mime corporel.
À sa sortie de l'école de Jacques Copeau, il devient comédien et travaille avec Gaston Baty, Louis Jouvet. Plus tard, il obtient un rôle chez Charles Dullin au théâtre de l'Atelier. C'est là qu'en 1930 Jean-Louis Barrault le rencontre, et qu'ils se passionnent pour le jeu corporel.
Pendant presque trois ans, les deux hommes vont se consacrer entièrement à élaborer les règles, les lois, l'esthétique de ce nouveau mime corporel. Barrault improvise, Decroux note, sélectionne, propose de nouveaux thèmes de recherche. Barrault écrira dans son livre Souvenirs pour demain :« Decroux avait le génie du choix »! Ils inventent ainsi ensemble la fameuse marche sur place, et s'intéressent aux actions simples de « la vie primitive ». Ils définiront ensemble les principes fondamentaux de cet art en développement. Mais Jean-Louis Barrault, attiré par un théâtre total, quitte l'ascèse proposée par Decroux et retourne vers le mot. Cependant, le travail corporel qu'il aura pratiqué précédemment marquera toujours son travail d'acteur et ses premières mises en scène (Autour d'une mère, Numance). Il restera toujours l'un des plus grands mimes de tous les temps, dont on peut apprécier le talent dans la vidéo suivante.
Jean Louis Barrault mime Le Cheval
[Format court]
Jean louis Barrault interprète ici un numéro de mime de sa composition. Il évoque le dressage d'un cheval sauvage. Il y est tout à tour et simultanément le dresseur, le cheval qui piaffe puis le cavalier qui a enfin maîtrisé l'étalon.
Les travaux d'Etienne Decroux
Des observateurs contemporains tomberont d'accord pour dire que cette rupture a été probablement le plus grand avatar dans la naissance de cet art renouvelé. Ainsi Decroux ira de plus en plus vers une recherche fondamentale, s'éloignant du public, jusqu'à la fin de sa vie.
En 1931 il crée sa compagnie « Une graine ». Avec elle, il continue ses travaux de recherche sur la vie artisanale et la vie industrielle. Il crée de nombreux spectacles et connaît la vie des tournées internationales. En 1945, il ouvre une école où il continue ses activités de recherche : transmettre, édifier les bases d'un nouvel acteur corporel, développer des principes d'analyse du mouvement avec la segmentation corporelle, la décomposition du mouvement, la chronologie et la hiérarchie des différents parties du corps dans leur mise en jeu dans le geste, etc.
Sa recherche, dès le début, s'oppose à la pantomime traditionnelle. Le travail masqué (ou le visage voilé) lui permet de développer l'expression du « gros du corps » en opposition à l'expression du visage et des mains : « le tronc d'abord, puis les jambes qui servent de socle au corps, puis les bras puis finalement les mains et le visage ». C'est ainsi que ce maître du mime s'exprimait dans son unique livre, Paroles sur le mime, édité en 1963.
Il enseigne principalement à Paris, à New-York (de1958 à 1962) puis dans la maison de son père à Boulogne-Billancourt où la cave sert de studio.
Étienne Decroux a créé plus de quatre-vingt pièces, courtes ou longues. Chacune de celle-ci est une interrogation sur la dramaturgie de ce théâtre corporel. Certaines de ces pièces majeures comme L'Usine ou Les Arbres ont valeur de manifeste dramaturgique. En effet, pour la première fois dans l'histoire du corps en scène, le corps de l'acteur change de statut sans continuité narrative ou psychologique. Par exemple dans L'Usine, l'acteur peut aussi bien interpréter successivement ou simultanément l'ouvrier, la machine, la matière, et évoquer des thèmes symboliques comme le temps qui passe ou le rêve du travail. Cette innovation dramaturgique sera une porte ouverte vers la liberté créatrice dans les arts du mime et du geste contemporains.
Étienne Decroux forme ainsi de nombreux artistes que l'on pourra retrouver dans le mime, dans le théâtre, dans la danse voire même le cinéma.
Son œuvre s'élabore progressivement en un style très personnel. Certains acteurs qui ont travaillé avec lui etont été formés à ce style le transmettront et perpétueront son répertoire (Thomas Leabhart en Californie, Jean Asselin et Denise Boulanger de la compagnie Omnibus à Montréal, Corine Soum et Steve Wasson du théâtre de l'Ange Fou à Londres, Ivan Bacchiocchi de l'atelier de Belleville à Paris...). D'autres artistes travaillant à partir des principes fondamentaux de son art développeront dans la création des esthétiques différentes (Maximilien Decroux son fils, Marcel Marceau, Pinok et Matho, Yves Lebreton, Claire Heggen et Yves Marc du Théâtre du Mouvement, Daniel Stein, et bien d'autres).
Étienne Decroux en clamant très haut que le théâtre doit être l'art de l'acteur, est allé très loin dans une utopie de l'acteur gestuel et du mime corporel. Ses recherches, sa pensée, nourriront pendant de nombreux générations une certaine forme de théâtre et rediront la nécessité d'un théâtre d'art qui doit «s'écrire en se faisant», d'un acteur auteur de sa propre production, d'un laboratoire de recherche creuset permanent des formes nouvelles de la scène. Étienne Decroux décède en 1991, après plus de 50 ans de recherche sur le mouvement corporel dramatique.
Le mime Marceau
En 1945, Marcel Marceau, au cours de ses études avec Charles Dullin, commence à travailler avec Étienne Decroux. Il apprend la technique et les principes du mime corporel.
Interprétation de Marcel Marceau sur le Concerto pour piano n°21 de Mozart
[Format court]
Marcel Marceau évoque avec lyrisme sa vision de la Création du monde. Cette pantomime de style quasi métaphysique retrace par séquences brèves l'apparition de la vie, des végétaux et leur germination, les animaux jusqu'au serpent qui conduit Eve à croquer la pomme.
Il rentre dans la compagnie de Jean-Louis Barrault où il joue le personnage de l'Arlequin.
En 1947 il crée son personnage de Bip.
Marcel Marceau, dès lors, revisite les mimodrames qui ont fait le succès de Jean-Gaspard Deburau. Ainsi il redonne vie à l'ancienne pantomime et la fait évoluer à travers ses pantomimes de style, les courtes histoires autour du personnage de Bip mais également à travers le travail qu'il mène avec ses différentes compagnies sur des mimodrames comme Le Manteau d'après Gogol et de nombreux autres.
Avec Étienne Decroux, c'est la rupture. Ce dernier voit le retour à l'ancienne pantomime comme une véritable trahison et il ne lui pardonnera jamais.
Marcel Marceau expliquera : « j'ai mis le maquillage blanc en souvenir du personnage de Pierrot, mais Bip est aussi l'enfant de Charlot, de Buster Keaton et de mon imaginaire d'enfant ! ».
Marceau a le sens du raccourci de l'espace et du temps, de l'ellipse, de la précision. Le public doit comprendre sans les mots ce qu'il montre. Ses histoires sont claires, simples. Il crée des sortes de portraits qu'il nomme convention de caractère : la rêverie, la tristesse, l'admiration, la timidité. Il est une sorte d'interprète lyrique du signe conventionnel. Le succès de Marcel Marceau commence aux États-Unis et se développe dans le monde entier. Son talent est immense, il devient une légende vivante.
Plusieurs fois il a le désir de faire revivre une véritable compagnie. Ses tentatives se soldent par un échec économique. Le public, encore et encore, lui redemande son spectacle en solo. Ainsi de 1947 jusqu'à ses dernières tournées en 2003, Marcel Marceau impose pendant plus de cinquante ans une image du mime unique: un homme seul, maquillé en blanc, qui raconte dans un silence poétique, par un geste d'une extrême précision et concision des histoires simples qui sauront conquérir le monde. Mais ce succès a des effets secondaires non négligeables sur cette histoire du mime, qui par le travail de recherche d'Étienne Decroux avait cherché à se distancier de l'ancienne pantomime. Qui dit Mime, dit Marceau, qui dit Marceau dit mime.
Le médiatique a ainsi peu à peu substitué le patronyme au genre.
En 1978 il fonde son école: l'Ecole internationale de mimodrame, une école de la ville de Paris. Il y enseigne son art de la pantomime et invite d'autres professeurs à transmettre le travail d'Étienne Decroux mais également encore la danse classique ou l'escrime.
Ainsi le mime, qui est pour beaucoup l'un des fondements du théâtre et de la théâtralité, devient pour une opinion publique large, populaire et internationale, accolée à l'image du pantomime blanc qui prend ses racines dans le XIXe siècle. La généralité du mot mime s'est perdue.
Par conséquent, dès les années 60, beaucoup d'artistes qui tentent de faire vivre un mime différent se voient obligés de changer de nom, tant l'image connue et reconnue du mime est unique et liée à celle de Marceau.
Jacques Lecoq : renouveler le mime
C'est pourquoi Jacques Lecoq dès 1956 ouvre une école qu'il nomme « cours de mime formation du comédien ». Ce qui l'intéresse c'est le travail du mouvement au service de l'action dramatique. L'école s'appellera par la suite « mime, mouvement, théâtre » puis « mime, théâtre, mouvement ». Elle prendra finalement pour nom «école internationale de Théâtre Jacques Lecoq». On pourrait presque dire que le mot mime dans lequel Lecoq avait une grande confiance a disparu au fur et à mesure du succès grandissant de Marcel Marceau et de l'image qu'elle véhiculait (entre autres sous la pression de certains de ses professeurs qui voyaient dans cette image une désuétude non compatible avec le travail contemporain de l'école).
Jacques Lecoq, dans son école, a ainsi choisi de développer un travail du mime qui n'est ni celui de Decroux, qu'il trouve trop stylisé, ni celui de Marceau. Il s'appuie sur ses expériences antérieures de la connaissance du corps (il est maître d'éducation physique), et de l'analyse du mouvement. Son enseignement se développe autour du travail sur le masque neutre qu'il a découvert avec Jean Dasté (descendant et gendre de Jacques Copeau),la commedia dell'arte auprès de Giorgio Strehler à Milan, et sur le travail du chœur de la tragédie grecque. Cet enseignement se développe plus tard autour du thème du clown et du bouffon. Cette école qui a formé de nombreux grands artistes, les a tous sensibilisés à un travail corporel dont le mime, au sens le plus large du terme, reste une base fondamentale (des metteurs en scène comme Ariane Mnouchkine, Christoph Martahler, des acteurs comme Philippe Avron, des auteurs tels que Michel Azema ou Alain Gautré, des danseurs comme Joëlle Bouvier et Régis Obadia, des clowns comme Pierre Byland , André Riot Sarcey, Franck Dinet et d'autres encore, dont le premier spectacle tournait autour du geste et qui sont devenus metteurs en scène d'un théâtre créatif contemporain comme Simon Mac Burney du Théâtre de Complicité, mais également des artistes qui ont fait carrière dans le monde du mime et du geste comme les Mummenshanz, le Moving Picture Mime Show.... et tant d'autres. Cette école a formé des générations d'artistes qui, même s'ils ne se sont pas retrouvés intégralement dans le mot mime, ont développé une créativité large autour de l'idée de geste.
C'est ainsi qu'aujourd'hui de nombreux acteurs et compagnies tentent de se regrouper autour de cette appellation transversale des Arts du mime et du geste.