Esprits du Nord
Introduction
On aime à catégoriser les populations. Par leurs cultures, leurs particularismes, leurs origines, leurs régions. Bretons ou Corses sembleraient vivre dans un territoire défini, génétique. Les « gens du Nord », puisque c’est ainsi que traditionnellement on les nomme, ont leur part de légende. La littérature (Van der Meersch avec Invasion 14 et Quand les sirènes se taisent), la chanson (Enrico Macias Les Gens du Nord) et le cinéma (Dany Boon et son film Bienvenue chez les Ch’tis) ont au fil des ans vanté à la fois leur âpreté au travail, leur attachement aux traditions, leur sens de la famille, de l’accueil et leur humour. Sans doute ont-ils beaucoup en commun avec leurs cousins belges, notamment ce mélange de sérieux et de fantaisie, leur aptitude à l’autodérision.
Mais le territoire dont il est question est avant tout une métropole, forte d’une population de plus d’un million d’habitants se répartissant sur 85 communes dont la majorité sont des communes rurales. Les régionalismes sont-ils solubles dans une entité urbaine moderne ? Au-delà du simple rapport à la tradition, il est intéressant de constater le dynamisme de la métropole et sa capacité à innover après les années noires des crises industrielles qui ont marqué plusieurs générations.
Esprit de la fête
Si les villes tendent à s’uniformiser, elles n’en oublient pas pour autant certaines traditions, que ce soit au travers de grands évènements comme de lieux préservés. Grande braderie, géants, moules-frites, jeux, le territoire métropolitain est constellé de symboles d’une tradition entretenue et réinventée.
Les préparatifs de la braderie
Ainsi, si les baraques à frites disparaissent peu à peu du paysage, l’aliment reste un incontournable de la gastronomie locale avec les moules, sur lesquelles se ruent les dizaines de milliers de personnes qui affluent chaque premier week-end de septembre pour la braderie. Même si le format évolue chaque année avec les modifications de périmètre, chacun vient y chercher une bouffée de passé… et de fête bien sûr ! Cet esprit de fête se cultive dans de nombreuses communes où des grands évènements perdurent et se créent, mettant en avant la diversité du territoire. Si les Fêtes de Lille ont rythmé le printemps jusqu’à la fin du XXe siècle, leur arrêt n’a pour autant pas stoppé la dynamique festive. Le long de la Deûle, malgré l’arrêt des joutes, on continue de célébrer la rivière le premier week-end de juin à l’occasion de Deûle en fête, Comines et sa Fête des louches sont présentes depuis 1884, Wattrelos et ses Berlouffes depuis 1978 : les exemples sont nombreux et sont à chaque fois l’occasion de bains de foules, de vide-greniers, de musique et de parades. Ne manque plus qu’un ingrédient: la bière, présente en toutes occasions. Nono du Tire Laine (Arnaud Vanlancker) résume bien le propos : «Si je devais guider quelqu’un dans Wazemmes, je l’emmènerais dans un bistrot et je verrais s’il prend une bière ou un coca».
Les bistrots sont aussi un signe de la modernité : plus ils disparaissent et plus on cherche à raviver leur mémoire. Si la population estudiantine se rue massivement dans la rue de la soif locale, du côté de Solferino-Masséna, on voit refleurir un peu partout des cafés à l’ambiance plus traditionnelle où toutes les couches de la société se côtoient. On est certes loin de la grandeur passée du Fresnoy, « Chez Deconinck », emblème de la vie festive de la métropole jusqu’aux années 70 avec son dancing, ses combats de catch, sa patinoire et ses quelques milliers de visiteurs par jour, mais ces établissements modestes font revivre l’essence même du troquet.
Souvenirs de la salle de spectacle du Fresnoy
Les bourloires qui existent encore sur la métropole, en particulier à Wattrelos, remplissent la même fonction : en plus de faire perdurer un jeu qui rythmait le quotidien des habitants jusqu’au milieu du XXe siècle, ils se définissent comme des lieux de rencontre où la convivialité est de mise.
Boules à l'étaque
Enfin, comment ne pas mentionner les plus grands témoins de la mémoire locale ? Acteurs incontournables des festivités du Nord et de la métropole, les Géants drainent avec eux un pan d’histoire. Remis en lumière lors de la grande parade de 2004, Lydéric et Phinaert, emblèmes de la ville de Lille, Pierre de Roubaix et Duc d’Havré de Tourcoing ont vu apparaître à leurs côtés de nouveaux congénères comme Ronny ou Boris Ier, sous l’impulsion d’associations locales et de la Ferme des Géants.
Nos voisins, nos cousins
On le voit, la métropole moderne a hérité de sa région et de son passé nombre de traditions qu’elle cherche à entretenir, avec plus ou moins de réussite. On remarque également que toutes ces spécificités ne sont pas exclusives et qu’elles essaiment au-delà des frontières, témoignages des migrations et des appartenances successives.
La métropole, c’est donc aussi une histoire de frontière et de vagues migratoires. La frontière avec la Belgique bien sûr, dont on pourrait dire qu’elle « mettait du piment » dans la vie de ses habitants à travers les histoires de contrebande. Elle concernait pratiquement toutes les classes de la population et amenait des jeux de gendarmes et de voleurs dont même Line Renaud garde des souvenirs particulièrement vivaces. En effet, douaniers et fraudeurs se connaissaient et se fréquentaient. La contrebande était un moyen d’améliorer une existence difficile et de pallier le manque de certains produits (café, tabac) et les difficultés à se nourrir. La frontière, même si elle n’était parfois matérialisée que par un chemin de terre, était cependant omniprésente dans la vie des habitants et le « passage de la frontière », ne serait-ce que pour faire un plein d’essence, était encore une mini-aventure dans les années 1970, phénomène que l’on a eu tendance à oublier depuis la mise en application des accords de Schengen en 1995.
La contrebande sur la Lys
Mais derrière cette « histoire bis » qui met en lumière un certain esprit frondeur de la population, on peut peut-être lire les prémices d’une ouverture plus large et plus officielle sur le monde. Sous l’impulsion notamment de Pierre Mauroy, la métropole a développé dès 1991 une coopération transfrontalière qui s’exprime désormais dès son intitulé et son logo.
Si cette coopération semble naturelle, c’est peut-être parce que les migrations, dans un sens comme dans l’autre, remontent à des temps anciens. Les premières vagues, très importantes, d’immigration belge datant du milieu du XIXe siècle sous l’influence de l’industrie textile. Un recensement des patronymes lillois mettrait sans aucun doute en lumière le phénomène.
Le cousinage avec la Belgique n’est bien sûr pas le seul métissage sur la métropole, qui connut d’autres vagues migratoires.Le marché de Wazemmes avec ses odeurs, ses couleurs et ses musiques est un bel exemple du mélange des populations que l’on trouve sur le territoire et témoigne de ce qu’est une partie de la population de la métropole : à la fois fière de son identité et ouverte sur les autres.
Les bistrots de Wazemmes avec Nono
Entre les deux guerres mondiales, la métropole a connu un afflux très important d’Italiens, de Maghrébins et de Polonais, suivi plus récemment par une immigration en provenance de Chine, de Turquie, d’Afrique noire et au cours des dernières années de populations Roms vivant dans des conditions particulièrement précaires. Cette mixité, ces cultures qui se rencontrent contribuent à complexifier la notion d’identité, la rendant plus mouvante. Mais c’est aussi l’occasion pour qui sait y goûter d’ouvrir ses horizons : « si on est allergique à l’odeur de menthe ou de la saucisse polonaise, il ne faut pas venir ici » comme le souligne à nouveau Arnaud Vanlancker.
Entre passé et avenir
Mais ces identités, construites autour du besoin de main d’œuvre des entreprises, vont devoir se réinventer après les crises industrielles des différents secteurs. Les quartiers ouvriers doivent alors faire face à une paupérisation grandissante, à Lille, Wazemmes en est un exemple, et les autres communes ne sont pas en reste. Le cas de la Lainière de Roubaix est emblématique. Ancien fleuron de l’industrie textile, elle a vu son activité décliner pendant vingt ans, l’amenant doucement mais sûrement vers la fermeture. Sur cette période, les ouvriers ont dû apprendre à vivre au fil des luttes sociales, des grèves, de la crainte du lendemain. Ces peurs se vivent au quotidien et se transmettent, la page n’est jamais tout à fait tournée.
La Lainière état des lieux un an après le dépôt de bilan
Si de nombreuses usines revivent sous une autre forme au gré des réhabilitations, un devoir de mémoire est nécessaire.
Jean-Pierre Balduyck, ancien maire de Tourcoing ayant débuté à 14 ans chez Moch & Odelin aux échantillons de laine, a fait de ce devoir de mémoire son combat. Il dit dans L’épopée humaine du textile : « Je choisis d’éclairer l’ensemble d’une histoire humaine à travers l’épopée de l’industrie textile. […] Je n’approfondis pas seulement l’aspect humain d’une seule catégorie de travailleurs. Pas plus que le français de souche, le flamand, l’italien, l’algérien ou les autres venus travailler dans nos usines textiles. […] Les documents d’archives existent peu pour ceux qui cherchent la réalité du vécu des personnes ». De nombreuses associations, comme Mémoires du travail autour de la friche Fives Cail à Lille Fives ou Le Non-Lieu dans l’ancienne usine Cavrois Mahieu à Roubaix, œuvrent également en ce sens.
Les cheminées industrielles de Roubaix
Marquée par ces vagues successives de fermetures, la métropole a su rebondir grâce à son urbanisme et à l’implantation d’industries innovantes, reflets du dynamisme et de la jeunesse de sa population. Ce renouveau s’exprime dans bien des domaines, santé, numérique… et bien sûr textile. La Métropole a défini des sites d’excellence (L’Union, Eurasanté, EuraTechnologies, La Haute Borne et Euralille) et possède notamment un pôle de compétitivité sur les textiles innovants, Up-Tex. Celui-ci s’appuie sur un réseau d’entreprises et d’organismes de recherche dans la région des Hauts-de-France et développe sur la zone de L’Union le Centre Européen des Textiles Innovants (CETI). Une nouvelle histoire industrielle se dessine donc, avec des techniques et un rapport à la machine qui évoluent, mais elle reste humaine. Les employés de Cousin Biotech l’expriment : ils n’auraient jamais pensé trouver un emploi dans le textile. Un signe de la persistance de la mémoire.
Le Nord à la pointe de l'innovation dans le textile
Autre symbole d’une métropole aux prises avec la modernité : Ankama, aventure humaine et entrepreneuriale qui, partant d’un jeu vidéo au succès mondial, a su développer édition, jeux de plateau, séries animées, etc. Leurs différents studios emploient près de 400 personnes.
Ces exemples sont certes plus proches du symbole que de la tendance, mais ils commencent à dessiner ce que pourrait être la métropole de demain.
Une Métropole au présent
L’esprit de la métropole se conjugue au présent. C’est dans cet incessant va et vient entre passé et futur que se trouvent l’âme et la raison d’être de la population. Les traditions perdurent et se renouvellent, des industries renaissent, la jeunesse et la vitalité de la population ne cessent de croître.
S’il est un élément-clé dans ce processus, c’est bien la culture. Au tournant des années 2000, alors que Lille ambitionne de devenir une grande métropole européenne, la culture prend une place prépondérante. En obtenant le label « Capitale européenne de la culture », la Métropole fera de l’expérience de 2004, forte d’un succès critique et populaire, le laboratoire des années à venir.
Une décennie plus tard, on retrouve ce même élan dans la présence d’un pavillon porté par Lille 3000 à l’exposition universelle de Milan de 2015, avec notamment l’exposition Texti’Food. Martine Aubry interviewée par France 3 l’explicite en ces termes : « Milan et Turin sont des villes industrielles qui ont réussi à passer du XIXe au XXIe siècle. Leurs maires ont la conviction, comme nous, que c’est par l’innovation, la recherche et par la culture que les villes peuvent rebondir. »
Bibliographie
Fêtes et traditions
- Luc Delporte, Jeux d’hier et d’avant-hier dans le Nord Pas de Calais, Presses d’Angrienne, 1989
- Véra Dupuis, Jeux, fêtes et traditions dans le Nord Pas de Calais, Ed. Ouest-France, 2000
- Christine Codron, Sous les jupes des géants, La Voix du Nord, 1999
- Gérard Torpier, Dictionnaire des Géants du nord de la France, Ravet-Anceau, 2007
- Ronny Coutteure, Le temps de la bière, initiation à la bièrologie, La Voix du Nord, 1997
Frontières et migrations
- Lille, Roubaix Tourcoing, Histoire et traditions, Paul Delsalle, Editions Charles Corlet, 1991 (chapitre sur la fraude et la frontière)
- L’immigration oubliée, l’histoire des Belges en France, Jean-Pierre Popelier, La Voix du Nord, 2003
- L’immigration algérienne dans le Nord Pas de Calais, 1909-1962, L’Harmattan, 1999
Mémoires
- Le textile dans le Nord de la France à travers la carte postale ancienne, Isabelle Leclercq, HC Editions, 2006
- Jacques Bonte, L’épopée textile de Roubaix-Tourcoing, La Voix du Nord, 2005
- L’épopée humaine du textile, « Se souvenir pour agir », Jean-Pierre Balduyck, édité à compte d’auteur, 2013
- Lille Métropole, Laboratoire du renouveau urbain, sous la direction de Didier Paris et Dominique Mons, éditions Parenthèses, 2009
Crédits photographiques
- Image d'illustration du parcours : © Max Lerouge-MEL