Vie quotidienne, culture, loisirs

Vie quotidienne, culture, loisirs

Par Thierry Guidet, Journaliste et auteur, fondateur de la revue "Place publique"Publication : 2016

# L’après-guerre : une ville à reconstruire (1945-1958)

Un tiers de la population sinistrée, un quart des immeubles détruits ou gravement endommagés. Au lendemain de la guerre, la priorité est à la reconstruction. La situation n’empêche pas le commerçant Aimé Delrue de créer dès 1946 un comité des fêtes et de relancer l’antique mi-carême avec ses chars et ses nuages de confettis. Elle sera longtemps la plus grande fête populaire du Grand-Ouest. 

     

L’immédiat après-guerre voit aussi l’organisation de manifestations florales au Champ-de-Mars par la Société nantaise d’horticulture, créée en 1828. Elles se transforment en Floralies internationales qui, aujourd’hui encore, accueillent 500 000 visiteurs à chaque édition. En 1956, le thème retenu est « Nantes port de l’Ouest ».

Voilà qui dit bien la conscience d’elle-même d’une ville industrialo-portuaire très marquée par la présence massive d’ouvriers se rendant en bleu de travail à vélo aux chantiers navals, qu’ils rejoignent aussi en empruntant le pont transbordeur. De vigoureux mouvements sociaux secouent la ville, notamment la longue grève des métallurgistes en 1955 qui connaît un retentissement national après la mort de l’ouvrier maçon Jean Rigollet, tué par les CRS. 

Date charnière de la vie politique nationale, 1958 marque aussi un tournant local : on démonte le transbordeur, cet élément majeur du paysage nantais depuis six décennies ; on ferme les dernières lignes du tramway qui fonctionnait depuis 1879.

# Un vent de modernité (1958-1977)

L’essor économique et le vent de modernité des années 1960 touchent Nantes. En bouleversant le rapport à la consommation et en généralisant l’usage de l’automobile, la grande distribution est un symbole de ces années-là. Émile Decré, en 1931, avait transformé le bazar familial du centre-ville en « magasin le plus moderne d’Europe », détruit par les bombardements. Il crée, en 1967, le premier hypermarché de l’agglomération, Record, installé à Saint-Herblain et qui sera suivi de bien d’autres enseignes à la périphérie de Nantes. C’est le cas de Carrefour qui s’installe en 1972  à l’est de Nantes, un an après l’ouverture du parc des expositions dans le voisinage : l’étalement urbain est en marche.

Autre signe des temps nouveaux, la toute jeune université dont le campus s’étale à partir de 1962 sur la rive droite de l’Erdre et qui va peu à peu modifier l’ambiance de la ville. On le vérifiera en mai 1968. La télévision régionale Télé Loire-Océan fait son apparition en 1964 et diffuse  un journal quotidien. Dans une ville où le catholicisme a longtemps pesé d’un poids considérable, les choses changent au plan religieux. Manifestation de force, et parfois occasion d’affrontements, la  procession de la Fête-Dieu mettait dans la rue des milliers de catholiques. En 1967, la dernière Fête-Dieu se confine à la cathédrale même si les bannières des 22 paroisses nantaises y sont fièrement brandies.

Quatre ans plus tôt, une poignée de catholiques, dont le futur élu socialiste Guy Goureaux, avaient fondé le Cercle Jean XXIII qui réunit des intellectuels et des syndicalistes ouvriers (comme Gilbert Declercq, un des artisans de la déconfessionnalisation de la CFTC puis dirigeant national de la CFDT) et paysans (comme Bernard Lambert passé du MRP au PSU). 

C’est un exemple de la radicalisation politique de catholiques dont beaucoup vont rejoindre la gauche. Tout à la fin de cette période, en 1976, ouvre la première mosquée de Nantes dans la chapelle désaffectée de Saint-Christophe, voisine du stade Marcel-Saupin. Un événement moins spectaculaire mais sans doute plus significatif que le spectaculaire incendie qui ravage le toit de la cathédrale, le 28 janvier 1972.

Au cœur de cette époque, Mai 68 prend un tour singulier à Nantes : Sud-Aviation est la première usine occupée de France et son directeur séquestré ; un Comité central de grève se substitue au pouvoir officiel et se charge du ravitaillement et de la distribution de carburant ; des paysans se joignent au mouvement et convergent avec leurs tracteurs vers la place Royale rebaptisée place du Peuple… 

Et la culture ? Nantes ne brille guère en ce domaine. Elle passe à côté du mouvement de décentralisation à l’origine des Maisons de la culture et de nombreux festivals. Le cinéaste Jacques Demy est une exception avec un film qui transfigure la ville : Lola (1960) et l’apparition d’Anouk Aimée descendant les marches du passage Pommeraye. Suivront notamment Une chambre en ville (1982) qui fait revivre les grèves de 1955 et Jacquot de Nantes (1991) tourné par sa femme Agnès Varda alors que le cinéaste vivait ses dernières semaines.

Il se pourrait que le grand événement culturel de ces années-là soit la montée en première division, lors de la saison 1963-1964, du Football Club de Nantes, créé pendant la guerre. Longtemps entraînée par José Arribas, à qui succédera notamment Jean-Claude Suaudeau, l’équipe collectionne les titres de champion de France (1965, 1966, 1973, 1977, 1980, 1983) et remporte la coupe de France (1979). Au stade Marcel-Saupin, édifié sur les bords de la Loire, elle pratique un jeu dit « à la nantaise », marqué par le mouvement et le primat du collectif. L’expression est devenue un cliché dans les milieux politiques et économiques pour qualifier le goût de l’action en commun qui marquerait la ville dans tous les domaines. 

# La guerre des cultures (1977-1989)

Les élections municipales de 1977 sont un énorme succès pour la gauche qui s’empare de nombreuses villes dans tout le pays. Comme presque toutes les villes de l’Ouest, Nantes bascule. Une municipalité d’union de la gauche dirigée par le socialiste Alain Chénard se substitue à la coalition de troisième force qui jusque-là gouvernait Nantes.  L’heure est au volontarisme politique, y compris dans le champ culturel confié à une jeune adjointe communiste, Jocelyne Cailleau. La Ville reconvertit la Manufacture des tabacs, lance la construction d’une vaste médiathèque et inaugure un nouveau conservatoire régional de musique et d’art dramatique. 

En 1982, en association avec le ministère de la Culture occupé par Jack Lang, elle ouvre une Maison de la culture dirigée par Jean Blaise. Fleurissent aussi de petites compagnies théâtrales : La Chamaille, Le Nombre d’or, Théâtre Nuit… 

Ces initiatives sont toutefois éclipsées par la décision majeure du mandat, prise en septembre 1978 : implanter un nouveau tramway. Ce choix, pionnier en France, marque un tournant dans la vision de la ville que la nouvelle équipe refuse de voir asphyxiée par l’automobile. Cohérente avec l’abandon des pénétrantes envisagées par la municipalité précédente et le projet d’un périphérique, elle transformera profondément l’usage de la ville, des années plus tard. Mais dans l’immédiat les nuisances provoquées par le chantier du tramway, qui bat alors son plein, sont l’une des causes de l’échec de la gauche aux municipales de 1983 que remporte le sénateur RPR Michel Chauty.

Hostile au tramway, ce dernier suspend les travaux pendant plusieurs semaines avant de se résoudre à les reprendre. Mais il refusera d’inaugurer la ligne (de même que la médiathèque). Au plan culturel, il fait preuve de la même intransigeance, supprimant des subventions, dont celle accordée jusque-là à la toute jeune Maison de la Culture. Cela lui vaut le sobriquet de sécateur maire et provoque des manifestations de rue : longtemps indifférente aux élus nantais, la culture est devenue un enjeu de politique locale. Tandis que la droite décide de créer « sa » Maison de la culture, le Centre de recherche pour le développement culturel (CRDC) voit le jour, dirigé par Jean Blaise, appuyé par le ministère et un réseau de villes de gauche : Saint-Herblain (dont Jean-Marc Ayrault est le maire), Rezé, Saint-Nazaire, La Roche-sur-Yon…  

Cette guerre des cultures ne résume toutefois pas cette période à elle seule. Le Festival des Trois Continents se lance en 1979 ; il donne à voir des films d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. 

La libéralisation des ondes, décidée en 1981, donne naissance à Radio Atlantic, la troisième radio libre créée en France. Telem, le premier service télématique d’information locale, est créé en 1982.

Le stade de la Beaujoire succède à Marcel-Saupin en 1984. Julien Gracq publie en 1985 La Forme d’une ville, ce livre tout entier consacré à Nantes. Le festival des Rendez-vous de l’Erdre conjugue plaisance et jazz à partir de 1986. 

Au moment où l’on démolit le Palais des sports du Champ-de-Mars, en 1988, la Cité des congrès sort de terre de l’autre côté de la rue. La même année, Atlantis, le plus grand centre commercial de l’Ouest, ouvre à Saint-Herblain.

N’oublions pas non plus ce moment de pure poésie : le 22 mars 1986, dans le quartier de Saint-Joseph de Porterie, la chanteuse Barbara inaugure la rue de la Grange-au-Loup qui n’existait jusque-là que dans Nantes, sa chanson qui commence par ces vers : Il pleut sur Nantes/Donne-moi la main…

# La culture comme outil de développement (1989-2007)

1989, nouvelle alternance. Jean-Marc Ayrault redonne la ville à la gauche. Il occupera le fauteuil de maire jusqu’en 2012, une longévité politique sans précédent. Ses mandats successifs sont marqués par une politique culturelle hardie, à la fois reflet et outil d’une profonde mutation sociale. Elle est notamment conduite par Yannick Guin, adjoint à la Culture pendant trois mandats. Jean Blaise y joue un rôle tout particulier. Deux ans auparavant, en 1987, la ville avait vécu son ultime lancement de navire, un traumatisme dans une cité où les chantiers navals avaient été une activité centrale depuis des siècles. Comment soigner la dépression post-industrielle ? 1990 est l’année de la première édition des Allumées, un embrasement culturel hors normes imaginé par Jean Blaise. Chaque année, durant six nuits, de 6 heures du soir à 6 heures du matin, dans les friches industrielles, les appartements bourgeois et les serres tropicales, une ville étrangère vient montrer aux Nantais ses artistes les plus fous. Barcelone, Naples, Le Caire, Buenos Aires, Saint-Pétersbourg ont été ces visiteuses du soir. 

Ce festival marque un tournant : dorénavant on usera du rêve comme d’un levier pour aider la ville à remonter la pente. Non seulement la fête redonne le moral aux Nantais, mais elle offre un formidable outil de communication. À la suite d’autres villes européennes, Nantes découvre que la culture est aussi une activité économique permettant de redonner une vie nouvelle aux usines abandonnées : le Lieu Unique, cette Maison de la culture d’un style nouveau, s’est installée en 1999 dans les anciens locaux de la biscuiterie Lefèvre-Utile. Le Grand Éléphant conçu par François Delarozière, des Machines de l’île, promène les enfants là où il n’y a pas si longtemps on fabriquait des bateaux. Un « Quartier de la création » a remplacé les chantiers navals.

La Folle Journée, conçue par René Martin, est devenu le premier festival français de musique classique. Les parades de la troupe de théâtre de rue Royal de Luxe, venue de Toulouse à Nantes en 1989, mettent la ville sens dessus dessous. Cette troupe aménage en 1992 un cargo affrété par la Ville qui cingle vers l’Amérique chargé d’une cargaison d’artistes.

La biennale d’art contemporain Estuaire sème de l’art contemporain tout au long du fleuve entre Nantes et Saint-Nazaire. Dans un autre registre, quelques matches de la Coupe du monde de football 1998 se jouent à la Beaujoire... La liste est longue des événements qui ont changé l’image de la ville dont Le Grenier du Siècle, cette invitation lancée aux Nantais de léguer un objet significatif du XXe siècle aux générations futures. Le 31 décembre 1999, ils ont été consignés pour 100 ans au Lieu Unique.

Volonté d’équilibre ? Les années Ayrault ont aussi été le moment d’un effort de mémoire sans précédent : en 1992, l’exposition Les Anneaux de la mémoire consacrée au commerce triangulaire attire des centaines de milliers de visiteurs ; en 1994, une exposition du Musée des Beaux-Arts et de la Bibliothèque municipale explore le passé surréaliste de Nantes ; fermé pendant des années, le château des ducs de Bretagne rouvre en 2007 et abrite désormais un musée d’histoire de la ville.

À la mesure des changements de la ville, le paysage médiatique se transforme : en 2004, se lancent deux télévisions locales qui ont depuis fusionné. L’année suivante, le groupe Ouest-France prend le contrôle du quotidien Presse Océan, lointain descendant du prestigieux Phare de la Loire. Une myriade de publications voit le jour : « l’irrégulomadaire satirique » La Lettre à Lulu, la lettre d’information économique API, le magazine Terra Eco, la revue bimestrielle Place publique, le magazine Fragil, le mensuel culturel Pulsomatic… 

En 2006, la métropole complète sa gamme d’équipements culturels en accueillant un Zénith, l’un des trois plus grands de France, capable de recevoir près de 10 000 spectateurs.

Tous ces événements d’apparence disparate ont pourtant leur cohérence. Nantes est devenue une métropole "tertiarisée" qui aspire à jouer son rôle en Europe. Les grues Titan continuent de se dresser à la proue de l’Île de Nantes mais ne sont plus que les totems d’un passé évanoui. Et le bleu de travail a disparu de l’arc-en-ciel nantais.

# Indications bibliographiques

  • Dominique Amouroux, Alain Croix, Thierry Guidet, Didier Guyvarc’h (directeurs), Dictionnaire de Nantes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
  • Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy, Les Racines du rêve, L’Atalante, 1982.
  • Alain Besson, Jean-Marc Ayrault. Une Ambition nantaise, Coiffard, 2004. 
  • Jean Blaise, Frédéric Bonnet, Dominique Luneau, Estuaire. L’art et le fleuve, Gallimard, 2007.
  • Jean Blaise et Jean Viard (entretiens avec Stéphane Paoli), Remettre le poireau à l’endroit. Pour une autre politique culturelle, L’Aube, 2015.
  • Jordi Bover (photographies), Le Royal de Luxe, Plume, 1994.
  • Emmanuelle Chérel, Le Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, Presses universitaires de Rennes, 2012.

  • Philippe Dossal, Réenchanteur de ville, Jean Blaise, Ateliers Henry Dougier, 2015.

  • Magali Grandet, Stéphane Pajot, Dominique Sagot-Duvauroux, Gérôme Guibert, Nantes, la belle éveillée, Le pari de la culture, L’Attribut, 2009.

  • Musée des Beaux-Arts, Bibliothèque municipale, Le Rêve d’une ville. Nantes et le surréalisme, 1994.

  • Frédérique de Gravelaine, « La création prend ses quartiers », Place publique, hors-série, 2011.

  • Thierry Guidet, (photos : Michel Plassart), « Nantes saisie par la culture », Autrement, 2007. 

  • Thierry Guidet, « La Folle Journée de Nantes. Une ville à l’unisson ? »  Place publique, hors-série, 2009.

  • Thierry Guidet, La Rose et le granit. Le socialisme dans les villes de l’Ouest (1977-2014), L’Aube, 2014.

  • Eugène Leblanc, Nantes la rebelle, Ed. Chiffoleau, 1984.

  • Pierre Leenhardt, Il était une fois… Cargo 92, Actes Sud, 2013.

  • Place publique, notamment les numéros 1 (« Le musée du château : toute une histoire ! »), 8 (« Julien Gracq et Nantes »), 9 (« Mai 68 à Nantes : il fut chaud, ce printemps ! »), 10 (« Comment on fabrique une métropole touristique »), 27 (« Nantes et Saint-Nazaire, des villes créatives ? »), 29 (« Traite négrière : regarder le passé en face »), 30 (« Le socialisme à visage urbain »), 31 (« De Flaubert à Spiderman, le voyage à Nantes »), 33 (« La ville de toutes les musiques »), 48 (« Le théâtre, art de la ville. La ville, théâtre vivant »).

  • Revue 303, Né à Nantes comme tout le monde, 2007.