Des patrimoines en devenir

Sommaire

Des patrimoines en devenir

Des patrimoines en devenir

Par André Péron, HistorienPublication : 2022

# Introduction

Le patrimoine, entendu comme bien commun public dans lequel se reconnaît un groupe humain, n’est pas une donnée intemporelle dont la transmission définirait une identité elle-même immuable. Le patrimoine est une construction et fait l’objet de réévaluations en lien avec les mutations de la société.

La construction du patrimoine à Nantes, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début du siècle suivant, s’inscrit dans un double mouvement global d’élargissement constant du champ patrimonial (du plus ancien au plus contemporain, du matériel à l’immatériel, du « culturel » au « naturel », …) mais aussi de ses acteurs (élus, experts et citoyens).

Aux défis de la Reconstruction d’après-guerre succèdent, après la phase des Trente Glorieuses, ceux de la confrontation de Nantes à la dérive de son port vers l’aval, à la perte de ses industries emblématiques et aux conséquences d’un découpage régional qui la coupe de la Bretagne. La mémoire refoulée de la traite négrière pèse sur le rapport de la ville à son passé et renforce encore cette crise d’identité.

La mise en place d’une véritable politique patrimoniale sera tardive dans cette ville qui cherche un nouvel élan en affirmant ses ambitions de métropole. La mobilisation d’habitants et de multiples associations sera souvent déterminante dans la démarche d’appropriation du patrimoine et donc dans sa reconnaissance, entrant parfois en tension avec les choix institutionnels. À partir des années 1990, une politique culturelle volontariste sert de levier à la construction d’une nouvelle image, tandis que de grands projets urbains accompagnent sa croissance démographique. Urbanisation de friches industrielles, densification urbaine et « mise en tourisme » de la ville questionnent le rapport que celle-ci entretient avec ses différents patrimoines, à l’articulation entre mémoire, histoire et mutations économiques, politiques et sociales.

     

# Reconstruction et patrimoine (1945-1960)

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Nantes est une ville sinistrée confrontée à l’urgence de reloger les familles et de relancer ses activités industrielles et portuaires.

Jusque dans les années 1960 et depuis la loi de 1913 sur les Monuments Historiques, c’est une triple dimension monumentale, historique et esthétique qui oriente encore très largement le regard et les critères officiels sur ce qui fait patrimoine. En 1949 façades et toitures du cours Cambronne sont protégées au titre des Monuments Historiques. Avec ce lotissement de prestige, c’est la première fois à Nantes qu’une architecture de la première moitié du 19e siècle fait l’objet d’une telle protection.

# Une ville meurtrie

Les bombardements, notamment ceux des 16 et 23 septembre 1943 frappent durement la ville. Le bilan humain est dramatique : 1463 morts, 2500 blessés et 10  000 familles sans logement.

Environ 2000 immeubles ont été détruits, 3000 gravement endommagés et 3000 partiellement touchés, 6000 étant désormais inhabitables. Le centre-ville est en partie détruit (places Royale, Graslin et Bretagne, axes de la rue du Calvaire et de l’Hôtel de Ville…). Le front urbain de la Fosse, le port et le cœur de l’Île Feydeau, ont subi des dommages conséquents. En tout ce sont 513 ha qui sont balayés et, avec eux, une partie du patrimoine bâti hérité du 18e siècle. Les comblements de l’entre-deux-guerres ayant chassé l’Erdre et la Loire du cœur de la ville, c’est un cadre urbain profondément altéré qu’offre la ville à la fin de la guerre. 

# Reconstruction et patrimoine

Le plan d’aménagement et de reconstruction de Nantes proposé par l’architecte en chef Michel Roux-Spitz est approuvé en 1948. Tandis que tracés et formes d’ensembles historiques sont reconstitués (place Royale), c’est la reconstruction d’une ville plus aérée qui s’impose ailleurs (rue du Calvaire).

Dès les années 1930 la municipalité avait approuvé la suppression des « taudis » du Marchix, soit un tiers des immeubles, au nom de préoccupations hygiénistes. Touché par les bombardements, le quartier est partiellement détruit après la guerre pour construire des bâtiments administratifs sur une place de Bretagne élargie.

Un tiers de la population est sinistrée. Les familles de condition modeste sont relogées dans des baraquements de bois aux toits bitumés et d’anciennes propriétés aristocratiques ou religieuses sont utilisées comme réserves foncières.

# Le retour de la Mi-Carême

En 1947, après les dures années de guerre, Nantes retrouve sa Mi-Carême et ses reines d’un jour dans une ville en ruine. Aimé Delrue, président du comité des fêtes, met en scène le grand retour de ce Carnaval renommé Mi-Carême en 1880 et à nouveau Carnaval à partir de 1989. Déguisés, évoluant en bandes joyeuses et hautes en couleurs, les Nantais sont des acteurs à part entière de cette fête populaire aux côtés des « grosses têtes », des fanfares de quartiers et des chars enveloppés de nuages de confettis.

Au début du siècle suivant, les carnavaliers entameront une démarche pour faire reconnaître cette fête - devenue entre-temps un spectacle de rue - comme patrimoine immatériel de France dans la catégorie « Pratiques sociales et festives ».

# La destruction du pont transbordeur

Clôturant la première période de reconstruction d’après-guerre, la destruction de cet emblème de la ville portuaire, construit en 1902-1903, marque une évolution du regard porté par les Nantais sur ce qui fait patrimoine. Dans un contexte de difficile redémarrage de l’activité maritime, la disparition de cette « porte du large » touche à l’identité même d’une ville qui s’est identifiée à son port. D’où une mobilisation collective (associations, presse, particuliers) autour de cet ouvrage de facture industrielle qui ne répond pas aux critères classiques d’un « monument historique ». C’est l’amorce d’un double élargissement : celui du champ patrimonial et celui de ses acteurs.

Pourtant le pont est détruit en 1958, après de vifs débats dans la presse et au sein du conseil municipal : son aura symbolique n’a pas suffi à justifier l’effort financier d’une restauration. Détruit, le transbordeur devient une icône de la mémoire collective nantaise. Son souvenir sera invoqué par ceux qu’on retrouvera plus tard au chevet du patrimoine industriel et portuaire nantais.

# Des années 1960 à la fin des Trente Glorieuses : patrimoine et modernité

Nantes accède au statut de « métropole d’équilibre » au début des années 1960 et l’État lui octroie plusieurs fonctions : université, académie, capitale de la Région des Pays de la Loire. L’heure est aux pénétrantes pour garantir un accès de l’automobile jusqu’au cœur de ville, à la rénovation urbaine qui fait table rase des vieux quartiers, et aux « centres directionnels » affirmant la nouvelle vocation tertiaire de la ville.

Dans ce contexte le patrimoine ne fait guère recette. Mais la baisse importante du nombre d’habitants dans le centre ancien inquiète les élus et la création d’un secteur sauvegardé fait date tandis que saute le verrou chronologique du 19e siècle en matière de protection.

# La Maison radieuse de Rezé monument historique

Construite entre 1953 et 1955, elle est inscrite (façades et couverture) au titre des Monuments Historiques le 16 septembre 1965, peu après la mort de Le Corbusier. La Cité radieuse de Marseille l’avait été l’année précédente. Ainsi une architecture du début de la deuxième moitié du 20e siècle intègre la liste des monuments protégés alors même qu’à Nantes celle du 19e siècle est encore balbutiante (1949 pour des éléments du cours Cambronne, 1964 pour les décors intérieurs de la brasserie La Cigale ; puis 1975 pour Notre-Dame-de-Bon-Port et 1976 pour le passage Pommeraye) ! Mais cette protection d’un patrimoine du 20e siècle restera longtemps une exception et la Maison radieuse elle-même ne sera classée qu’en 2001.

# Le temps des grands ensembles

En 1950, les HBM (Habitations à Bon Marché) ont été supplantées par les HLM (Habitations à Loyer Modéré). En 1966 des responsables de l’office municipal HLM décrivent « la situation alarmante » du logement social à Nantes. La Ville doit faire face à une forte poussée démographique liée à l’exode rural, tout en relogeant les familles venant de quartiers vétustes qui ont été détruits. L’heure n’est pas encore à la restauration du bâti ancien.

En 1965 s’achève la construction du premier « grand ensemble » de Nantes sur la ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) des Dervallières. Il est conçu pour accueillir 10 000 habitants, avec équipements publics, services et commerces.

Les barres d’immeubles sont construites sur d’anciennes propriétés dont les châteaux sont détruits (château de Rezé en 1960, des Dervallières entre 1985 et 1987) et l’environnement bouleversé, modifiant ainsi le paysage des lisières urbaines.

# L’incendie de la cathédrale

Les bombardements du 15 juin 1944 avaient sévèrement touché la cathédrale. À peine restaurée, voilà qu’un incendie accidentel détruit totalement sa charpente le 28 janvier 1972. L’émotion est à la mesure de la place tenue par cet édifice dans le paysage urbain et l’histoire de Nantes. Sa construction s’était étalée sur plus de quatre siècles (1434-1891) ! C’est aussi, avec le Château des ducs de Bretagne, un des premiers bâtiments nantais à être classé monument historique en 1862 et celui qui attire un nombre toujours croissant de visiteurs séduits par la pureté de ses voûtes.

# La construction de la tour Bretagne

La construction de la tour Bretagne entre 1971 et 1976 entraîne la destruction d’une partie des maisons du Marchix. Symbole de la politique urbaine mise en œuvre avant le premier choc pétrolier, la tour Bretagne signe la nouvelle orientation tertiaire de la ville revendiquée par le maire André Morice. Considérée par beaucoup comme une greffe incongrue et brutale, cette tour de 144 mètres conçue par l’architecte Claude Devorsine finira par s’imposer comme signal urbain répondant aux silhouettes de la Maison radieuse de Rezé (1949-1955) et du Sillon de Bretagne (1967-1974). Sa terrasse, ouverte plus tard au public, offrira une vue à 360° sur une ville où la hauteur souhaitable du bâti ne cesse d’alimenter débats et controverses.

# La création d’un secteur sauvegardé

Entre 1962 et 1982 le centre-ville perd des habitants au profit des communes de la périphérie. Le bâti ancien est en mauvais état. La municipalité Morice accepte la création d’un secteur sauvegardé selon le dispositif de la loi Malraux de 1962 qui a fait de la revitalisation des centres anciens une priorité. Mais elle pose une condition : que soient exclues du périmètre concerné des zones à fort potentiel immobilier. En 1972 un secteur sauvegardé est créé à Nantes, et cela au moment même où se poursuit la rénovation urbaine du quartier du Marchix avec la construction de la tour Bretagne. Ce secteur sauvegardé est alors un des plus vastes de France avec ses 126 ha. Il englobe l’essentiel d’un centre-ville dont la qualité patrimoniale est reconnue à travers l’application d’un Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV). Ce document d’urbanisme se substituera au Plan d’Occupation des Sols (POS) puis au Plan Local d’Urbanisme (PLU). La Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) a pour mission de contribuer à la connaissance et à la préservation du patrimoine à travers les services de l’Inventaire Général, des Monuments Historiques et de l’Archéologie.

# La boule nantaise : un jeu populaire

Dans les années 1960, les quelque 3000 adeptes de cette version locale du jeu de boules auraient été surpris, au regard des critères de l’époque, de savoir qu’un jour ce jeu serait reconnu comme un « patrimoine ». La boule nantaise se pratique dans des salles annexes aux cafés et donne lieu, dans la première moitié du 20e siècle, à la création de nombreuses amicales réunies en une fédération. Mais la disparition de nombreux cafés, l’évolution des modes de vie et des activités de loisirs provoquent son déclin. Au début du siècle suivant une démarche sera engagée pour obtenir son inscription à l’inventaire du Patrimoine Culturel Immatériel du ministère de la Culture.

# De 1975 à la fin des années 1980 : la désindustrialisation et la vague patrimoniale

Entre le début des années 1960 et le milieu des années 1980 le tissu industriel nantais s’est profondément modifié. La crise identitaire, provoquée à Nantes par la dérive de son port vers l’aval et la perte de ses fleurons industriels, explique les caractéristiques que prend localement la vague patrimoniale qui touche l’ensemble du pays.

En France, l’année 1980 est déclarée année du patrimoine par le président Valéry Giscard d’Estaing. À Nantes, le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV) du secteur sauvegardé est approuvé en 1983. Si elle accuse un retard dans la prise en charge de son patrimoine architectural classique, la Ville se distingue au contraire par une prise en charge précoce de son patrimoine industriel.

# La rupture avec les politiques précédentes : 1977-1983

La municipalité d’Union de la gauche d’Alain Chénard, élue en 1977, met en œuvre une politique urbaine en rupture radicale avec la précédente : abandon des pénétrantes, projet de périphérique et développement des transports en commun (tramway) avec l’abandon du « tout automobile ». Rupture également dans la conception des transformations urbaines qui privilégiait la rénovation avec son lot de destructions systématiques. Rupture enfin par la mise en œuvre d’une nouvelle politique culturelle plus sociale et plus populaire.

L’étude du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur se poursuit. Il s’agit de protéger, restaurer, réparer le tissu urbain malmené par les bombardements, rendre la ville aux piétons (préconisation de plateaux piétonniers), encourager une politique d’habitat social pour éviter une tertiarisation excessive… En outre, la municipalité innove en intégrant au Plan d’Occupation des Sols (POS), sur la base d’un inventaire, une liste de bâtiments à protéger qui sont hors du secteur sauvegardé.

# La reconversion de la Manufacture des tabacs

Fermée en 1974, la Manufacture des tabacs (1861-1865) est vouée à la démolition. La municipalité Chénard en fait l’acquisition. Elle fait l’objet d’une reconversion pionnière (1981-1983) qui intervient un an seulement après celle de l’usine Leblan à Lille. La démolition des pavillons Baltard aux Halles de Paris en 1972 a marqué les esprits. Le souci de recyclage issu de la crise pétrolière inspire de nouvelles pratiques de reconversion des bâtiments industriels.

L’architecte de la Ville Georges Évano emporte l’adhésion des élus avec un projet fondé sur une mixité des usages et des fonctions (logements, locaux administratifs et associatifs, crèche, bibliothèque, auberge de jeunesse, foyer de personnes âgées, …).

# Une chambre en ville

Dans ce film, Jacques Demy met en scène en 1982 les grandes grèves ouvrières de 1955, moment emblématique des luttes sociales de l’après-guerre, quand Paris Match titrait : « Nantes, capitale des grèves ». La mémoire du mouvement ouvrier nantais est ainsi ravivée au moment même où elle semble s’estomper sous l’effet des mutations économiques et sociales en cours. Le premier choc pétrolier marque la fin des Trente Glorieuses. Entre 1975 et 1982 les effectifs des salariés dans l'industrie passent de 30 920 à 23 460 dans la ville de Nantes. Le glissement des industries vers l’aval et la périphérie entraîne un bouleversement du tissu économique et social de la ville.

# 1983-1989 : Une vague patrimoniale sur fond de mutations économiques et sociales

À la tête d’une liste de droite, Michel Chauty est élu maire de Nantes en 1983. Son mandat coïncide avec la disparition d’industries emblématiques : fermeture des chantiers navals et glissement en périphérie de l’usine LU. La municipalité se trouve confrontée à un double défi : celui du devenir de nombreuses friches industrielles et celui de l’héritage architectural du 18e siècle dont l’état est très dégradé.

La stagnation démographique conduit la municipalité à favoriser des opérations immobilières au détriment de bâtiments remarquables construits dans la première moitié du 20e siècle (destruction du garage Citroën de la rue Alfred Riom malgré une forte mobilisation d’associations, destruction du palais du Champ-de-Mars).

Comme dans le reste du pays, on assiste à un engouement pour le patrimoine accompagné d’un appétit pour l’histoire. Il se traduit par la création de nombreuses associations : en 1992 la municipalité en recensera jusqu’à 36 sous la rubrique « histoire, mémoire, patrimoine ». Du côté des acteurs institutionnels, le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur est approuvé en 1983. Et l’île Feydeau fait l’objet pour la première fois, entre 1984 et 1988, d’un nombre conséquent de protections au titre des Monuments Historiques, soit 23 en tout dont 9 classements et 14 inscriptions.

# Polémique à l’occasion du tricentenaire du « Code noir »

« Nantes 85 : du Code Noir à l’abolition de l’esclavage » est une association qui met sur pied un programme de commémoration pour le tricentenaire du Code noir de Colbert qui donnait un statut à l’esclavage. Mais la municipalité élue en 1983 refuse de lui accorder des subventions, suscitant une vive polémique. Des associations, des élus de l’opposition et des historiens dénoncent le tabou persistant à l’égard du passé négrier de Nantes, préparant ainsi les conditions d’un recul du refoulé.

# Création de l’association Nantes Renaissance

Nantes Renaissance est une association de type Loi 1901 financée par la Ville. Elle est créée le 10 décembre 1985 pour restaurer, valoriser et réhabiliter le patrimoine dans le cadre du secteur sauvegardé. Elle remplit une fonction d’aide et de suivi pour les ravalements d’immeubles, tant au plan technique que pour le montage des dossiers en vue des financements. 500 ravalements sont réalisés en six années et plus du triple avec les campagnes ultérieures. L’aspect du centre-ville s’en trouve modifié. Nantes Renaissance met en place des ateliers pédagogiques, des chartes de qualité avec les artisans, des postes d’îlotiers du patrimoine confiés aux bénévoles dans les quartiers. Elle publie des études sur le patrimoine du secteur sauvegardé. Elle associe experts, bénévoles et artisans à ses missions et joue un rôle décisif dans la revalorisation patrimoniale du cœur de ville. Enfin elle encourage la création d'Associations Foncières Urbaines Libres (AFUL) et d'Opérations Programmées d'Amélioration de l'Habitat (OPAH) en secteur sauvegardé.

# La Forme d’une ville

Ce livre de Julien Gracq, publié en 1985, trouve un écho considérable à un moment où la ville est en perte de repères. Gracq confronte sans nostalgie la ville qu’il a connue et rêvée adolescent à celle qu’il arpente à l’âge adulte : métamorphoses à travers lesquelles elle ne cesse de donner le sentiment d’une grande ville. Il reprend ainsi le constat fait par Stendhal dans ses Mémoires d’un touriste (1847). Que la ville, abîmée par les comblements et les bombardements, ne se distingue pas par un patrimoine monumental exceptionnel n’est pas décisif à ses yeux car, pour lui, le grain de peau d’une ville l’emporte sur les musts architecturaux chers aux guides touristiques.

Son livre, lui-même devenu un « lieu de mémoire », rappelle que le patrimoine d’une ville ne réside pas seulement dans des traces matérielles, mais tout autant dans l’empreinte qu’elle laisse sur ses habitants.

# Le départ du navire le Bougainville

Le 3 juillet 1987 le Bougainville, dernier navire lancé par les chantiers navals de la Prairie-au-Duc, quitte la ville laissant aux milliers de Nantais massés sur le quai de la Fosse un port pour mémoire, titre du livre à venir de Jean-Louis Bodinier et Jean Breteau (1994).

La fermeture des chantiers marque la fin d’une forte présence ouvrière en cœur d’agglomération. Avec la fin des lancements de navires la dérive du port vers l’aval n’en devient que plus palpable. C’est un traumatisme et la fin d’une époque. Après avoir lutté pour le maintien des chantiers, l’association Histoire de la Construction Navale à Nantes (issue de la Commission culture du Comité d’entreprise Dubigeon) mène une autre bataille : celle d’en sauvegarder la mémoire et les traces.

# La 5e édition des Journées du patrimoine

Créées en 1984 par le ministère de la Culture, elles se déroulent le troisième week-end du mois de septembre et rencontrent un immense succès. À Nantes, visites, parcours et animations sont coordonnés par l’association Nantes Renaissance. En 1988, l’accent est mis sur la Nantes gallo-romaine.

En cette même année 1988, la création d’une mission Inventaire financée par la Ville permet une accélération du travail d’inventaire dans le secteur sauvegardé et dans les quartiers Dobrée et Mellinet.

# La destruction du palais du Champ-de-Mars

Inaugurées en 1938, ces halles centrales en béton aux volumes impressionnants et aux lignes épurées accueillent le marché aux légumes, mais aussi des manifestations commerciales, des congrès, des expositions et de grands rassemblements politiques et syndicaux. Supplantées par le Marché d’Intérêt National dans les années 1960, elles sont détruites en 1988. Avec elles, c’est aussi un lieu de la mémoire ouvrière qui disparaît au profit du siège du Crédit industriel de l’Ouest. En face de ce dernier la municipalité Chauty fait construire un Palais des congrès dans un quartier désormais promis par les schémas d’urbanisme à devenir un quartier d’affaires dit « centre directionnel ». L’heure n’est plus à la reconversion comme dans les années 1977-1983.

# De 1989 au début des années 2010 : patrimoine et construction d'une nouvelle image

Avec quatre mandats successifs comme maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault conduit, dans la durée, une politique urbanistique et culturelle ambitieuse : apurement des traumatismes hérités du passé, projets urbains d’envergure et utilisation de la culture comme levier pour dépasser la dépression post-industrielle en construisant une nouvelle image de la ville. La Ville conçoit sa politique patrimoniale dans ce cadre global, avec pour interlocuteur un milieu associatif fortement mobilisé.

# La décennie 1989-1999

La municipalité Ayrault, élue en 1989, s’emploie à construire l’image d’une ville attractive, capable d’affronter les zones d’ombre de son passé, de se renouveler et d’affirmer ainsi sa légitimité à revendiquer de nouvelles ambitions. La créativité culturelle y contribue : au Festival des 3 Continents des frères Jalladeau s’ajoutent  le festival Les Allumées de Jean Blaise, les spectacles de rue de la troupe Royal de Luxe de Jean-Luc Courcoult avec la fameuse Saga des Géants, le rayonnement du Lieu Unique, La Folle Journée de René Martin… Dans l’ombre de ces grandes manifestations culturelles, la collecte de chansons nantaises entreprise par l’association Dastum 44 créée en 1992 vient opportunément rappeler que cet héritage oral et populaire est un patrimoine à part entière.

Nantes est une ville de confluence et de fond d’estuaire. Le thème de l’eau occupera une place importante dans la promotion de cette nouvelle image, tout comme une série de commémorations (Révolution, Édit de Nantes, abolition de l’esclavage) qui soulèveront la question des rapports entre mémoire et histoire.

La montée en puissance du souci environnemental se traduit par de nouvelles réglementations qui bénéficient aux « coulées vertes » du site nantais. Dans la nouvelle liste du patrimoine intégrée au Plan d’Occupation des Sols, l’accent est mis sur le petit patrimoine. En 1993 une révision du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur désigne, entre autres objectifs, le développement de l’attractivité commerciale du centre-ville et la requalification des espaces publics. Il souligne notamment la nécessité d’une réflexion sur les espaces comblés des anciens lits de l’Erdre et de la Loire.

# « Une nouvelle centralité pour Nantes »

Pour réaménager le cours des Cinquante-Otages et les abords de l’île Feydeau, la municipalité Ayrault organise un concours international en 1990-1991. L’équipe d’Italo Rota, Bruno Fortier et Thierry Bloch est sélectionnée. Le projet prévoit un ovale de gazon enserrant l’Île Feydeau et une végétalisation du cours des Cinquante-Otages avec une forte réduction de la place faite aux automobiles pour accompagner la réalisation de la ligne 2 du tramway. Ces interventions sur les bras comblés de l’Erdre et de la Loire suscitent des débats sur la relation de la ville à l’eau. L’association Nantes la Bleue demande que soit examinée la possibilité d’une remise en eau partielle des espaces comblés.

Dans les mêmes années, l’île Feydeau bénéficie de campagnes de réhabilitation et de ravalement conduites par Nantes Renaissance. Des Nantais s’interrogent : l’état déplorable des immeubles de l’île, ce « joyau du 18e siècle », s’expliquerait-il par le passé mal assumé d’une traite des Noirs qui avait contribué en ce « siècle d’or » à la prospérité de la ville ?

# L’exposition « Les Anneaux de la mémoire »

La volonté manifestée par des associations - Mémoire d’Outre-mer et Les Anneaux de la Mémoire - de mettre fin à l’occultation de la traite négrière à Nantes obtient l’appui de la municipalité Ayrault élue en 1989. En 1992, une exposition intitulée Les Anneaux de la mémoire est présentée au Château des Ducs de Bretagne. Elle aborde l’histoire du commerce triangulaire, ce trafic d’êtres humains auquel Nantes s’est livré, devenant même au 19e siècle la capitale de la traite illégale. L’exposition suscite un intérêt considérable auprès des Nantais, mais aussi en France et à l’étranger. Elle marque un tournant majeur dans le rapport de Nantes à ce passé longtemps refoulé.

# Camélia, magnolia et Floralies : la mémoire verte nantaise

La septième édition des Floralies de Nantes se tient en mai 1994 à la Beaujoire. Ces Floralies sont, depuis 1956, la plus importante manifestation horticole de France. Elles se situent dans le sillage d’une longue tradition liée à l’activité portuaire. La mémoire verte nantaise sera longtemps discrète sur ce qui relie cette tradition au commerce triangulaire. Les végétaux exotiques importés par les armateurs locaux sont acclimatés en pleine terre : le magnolia grandiflora au 18e siècle et le camélia au siècle suivant. Ces deux plantes emblématiques ont fait la renommée de l’horticulture nantaise. En 1992, la Collection nationale de référence du magnolia et, en 2009, celle du camélia sont confiées à la Ville.

Le Jardin des plantes, exemple de jardin à l’anglaise dans le goût du 19e siècle, abrite la collection des « camélias nantais ». Nantes se distingue par le nombre et la qualité de ses parcs et jardins. Acheté en 2011 par la Ville à la congrégation des Oblates du Sacré-Cœur, le parc des Oblates deviendra le centième parc de Nantes. Et comment ne pas mentionner la « Folie des plantes », cette exposition-vente organisée depuis 1988 au Grand Blottereau qui attire une foule de visiteurs avec, parmi eux, des adeptes de la pratique populaire des jardins partagés.

# La vallée de l’Erdre fait l’objet d’une protection

Rivière de travail devenue espace de loisirs, détournée en plein cœur de ville lors des comblements pour laisser place au cours des Cinquante-Otages, l’Erdre est une des coulées vertes, aux côtés de la Chézine et de la Sèvre nantaise. La vallée de l’Erdre est classée comme « Grand Paysage » en avril 1998, puis comme site Natura 2000. Ces classements assurent une protection à un milieu fragile qui, entre Nantes et Sucé-sur-Erdre, subit la pression du développement urbain de l’agglomération nantaise. Ils témoignent d’une prise de conscience du caractère remarquable des patrimoines naturel et paysager qu’offre cette coulée verte également protégée par le programme Neptune. Il faut rappeler qu’en 1972 un projet de pénétrante longeant la rive gauche de la rivière avait été programmé !

Dès le début des années 1960, des associations engagent une lutte pour le libre accès des rives. Depuis 1986, Les Rendez-vous de l’Erdre, grande manifestation festive de fin d’été, associent jazz et belle plaisance. Et le Musée de l’Erdre, ouvert en 2009 à Carquefou, se présente comme un « lieu-ressource » sur la rivière et ses patrimoines.

# Création de la Maison des Hommes et des Techniques

Il n’est pas aisé de faire valoir l’intérêt de conserver les traces d’activités dont la disparition est considérée comme un échec. Après la fermeture des chantiers navals, l’association Histoire de la Construction Navale à Nantes se mobilise pour sauvegarder les traces porteuses de la mémoire ouvrière. En 1994, une Maison des Hommes et des Techniques, bientôt rejointe par le Centre d’Histoire du Travail, s’installe dans les anciens bureaux des Ateliers et Chantiers de Nantes rachetés par la Ville en 1989 et restaurés par ses soins. En gardant un ancrage sur le site, les anciens travailleurs des chantiers obtiennent la préservation de plusieurs équipements du site (cales de lancement, nefs, grue Titan, rails…). Ils reçoivent l’appui de plusieurs associations, syndicats et particuliers.

Dans une ville dont la mémoire et l’histoire ouvrières ont souvent été marginalisées par la mémoire officielle, en raison peut-être de la combativité de la classe ouvrière, la reconnaissance de cette histoire et de cette mémoire prend un relief particulier dans ce haut lieu du mouvement ouvrier. D’autres sites et quartiers de longue tradition industrielle voient des associations se mobiliser pour maintenir vivante la mémoire des lieux et les traces d’un patrimoine exceptionnel : ainsi aux Batignolles au nord-est de la ville, ou dans le Bas-Chantenay au bord du fleuve.

Un Collectif des associations du patrimoine industriel et portuaire nantais est créé en 1997 à l’initiative de Nantes la Bleue, de la Maison des Hommes et des Techniques et de l’association Histoire de la Construction Navale à Nantes. Il regroupera jusqu’à dix-huit associations et sera un interlocuteur de la municipalité en matière de patrimoine industriel, fluvial et maritime. 

# Le centenaire du Belem

Le Belem est un élégant trois-mâts à coque d’acier construit en 1896 aux chantiers Dubigeon pour l’armateur Fernand Crouan. Il navigue au commerce jusqu’en 1914 puis est utilisé comme yacht et navire-école par ses propriétaires successifs. Après son rachat par la Caisse d’Épargne en 1985, il retrouve Nantes comme port d’attache. C’est le premier bateau classé monument historique (le 27 février 1984) dans les Pays de la Loire. Le 20 août 1996, pour son centenaire, un cortège fluvial lui fait escorte jusqu’à Nantes.

Le Belem revient à Nantes un siècle après sa construction, faisant revivre, le temps d’un anniversaire, l’activité d’un port intégré à l’espace urbain dans une ville nostalgique des lancements de navire et de son pont transbordeur.

# La reconversion de l’usine LU

LU, ses deux tours monumentales et son odeur de Petit-Beurre… Les bombardements de 1943, puis un incendie en 1974, amputent cette usine emblématique d’une de ses tours et d’une partie de ses bâtiments. En 1986 la production est transférée à la Haye-Fouassière. Dans les années 1990, le Festival Les Allumées piloté par Jean Blaise contribue à lancer un projet pour ce site que la Ville rachète en 1996. La tour LU est restaurée en mai 1998 par l’architecte Jean-Marie Lépinay tandis que l’architecte Patrick Bouchain prépare avec sobriété et dans le respect de l’existant la reconversion du site. Ce dernier abritera le « Lieu Unique » qui obtiendra le label de « scène nationale ».

# 1999-2012 : métamorphoses de l’Île de Nantes, « mise en tourisme » de la ville et patrimoine

Ces treize années sont marquées par l’important chantier d’aménagement de l’Île de Nantes, par la « mise en tourisme » de la ville avec la création de l’organisme touristique du Voyage à Nantes et par la création d’une Direction du Patrimoine et de l’Archéologie. Des polémiques surgissent sur la place accordée à l’archéologie et sur les places respectives du patrimoine classique et du patrimoine industriel et maritime dans la politique patrimoniale de la Ville.

En 2000 Nantes signe la convention Ville d’Art et d’Histoire. Plusieurs initiatives illustrent l’extension du champ patrimonial. En 2001 Jean-Marc Ayrault décide de conserver une tribune de l’ancien stade de football Marcel Saupin. Dans le sillage de la convention de 2002 de l’Unesco sur le patrimoine immatériel, la Ville lance la manifestation culturelle (En) Quête de Nantes qui, en mars 2011, fait la part belle aux odeurs liées à des activités parfois disparues.

Dans le Plan Local d’Urbanisme de 2007 (PLU), la liste du « patrimoine nantais » comprend 1600 édifices, 62 « séquences » d’espaces publics de qualité, et 72 éléments du « petit patrimoine ». Des tensions apparaissent entre les exigences d’une densification urbaine plus économe d’espace et la prise en compte « d’ambiances urbaines » de qualité. En 2009 une procédure de modification du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur vise notamment à l’harmoniser avec les autres réglementations urbaines et à réduire la présence de l’automobile dans le centre-ville.

En 2009, le Centre Hospitalier Universitaire de Nantes (1951-1964) conçu par Michel Roux-Spitz obtient le label « Patrimoine du XXe siècle » décerné par la Direction Régionale des Affaires Culturelles. L’architecture religieuse nantaise du 20e siècle fait son entrée aux Monuments Historiques avec l’inscription, le 27 janvier 2011, de l’église Sainte-Thérèse-de l’Enfant-Jésus (1936-1961).

# L’Île de Nantes en chantier

La municipalité Ayrault ne reprend pas le projet d’une cité internationale des affaires envisagé par l’ancien maire Michel Chauty. En 1995 Dominique Perrault et François Grether mènent une étude sur la grande île de Loire qui résulte du comblement de plusieurs boires et la nomment « Île de Nantes ». Mais c’est à partir de 1999 que l’île va faire l’objet d’un renouvellement urbain, avec le marché de définition emporté par Alexandre Chemetoff associé à Jean-Louis Berthomieu. Plutôt qu’un projet bien arrêté, son « Plan-guide » est un outil d’exploration des possibles au service d’un urbanisme de révélation qui prend appui sur l’existant et affiche sa volonté de renouer avec le fleuve. La Loire est considérée comme un espace public.

La création en 2001 d’une communauté urbaine forte de 24 communes et de près de 600 000 habitants, appelée Nantes Métropole en 2003, renforce la dimension métropolitaine du chantier «Île de Nantes ». Celui-ci s’inscrit tout à fait dans le sillage du « Projet 2005 » adopté en 1997 par le District de l’agglomération nantaise : il proposait une « reconquête du fleuve et de ses affluents ».

Reconversion du site Alstom, des anciens Ateliers et Chantiers de Bretagne, des nefs de la Prairie-au-Duc, sans oublier la réhabilitation en jardin public de la nef et des fours des anciennes Fonderies de l’Atlantique : cette démarche illustre comment le patrimoine industriel sert de levier pour la recomposition urbaine à l’échelle d’un cœur d’agglomération. L’Île de Nantes devient la « marque » d’une ville qui, à travers le « Quartier de la création » affiche son dynamisme dans le domaine de la « nouvelle économie » de la connaissance et du loisir.

# Classement de la grue Titan du quai Wilson

À l’automne 2004, l’annonce de la destruction de la grue Titan grise du quai Wilson suscite une forte mobilisation de la part du Collectif des associations du patrimoine industriel et portuaire nantais, tandis que les conditions techniques d’une restauration sont examinées par la Direction Régionale des Affaires Culturelles. À la suite d’un accord entre le Port autonome, la Ville (qui a revu sa position) et l’État, elle est rachetée par la Ville, classée monument historique au titre de patrimoine mobilier en 2005 et restaurée en 2006. Seconde grue ainsi protégée en France, elle sera rejointe plus tard par la grue noire des anciens chantiers Dubigeon dans le Bas-Chantenay et la grue Titan jaune des anciens chantiers navals.

Ces trois grues, identifiées par leurs couleurs respectives, appartiennent désormais à la skyline d’une ville qui, avec l’urbanisation de ses friches industrielles, se recentre sur la Loire.

# Inauguration du nouveau Musée d’histoire de Nantes

L’inauguration le 8 février 2007 du Musée d’histoire de Nantes a lieu dans un Château des ducs de Bretagne lui-même restauré. Cette restauration du château - classé monument historique dès 1862 - s’accompagne d’une refonte complète des musées qu’il abrite au profit d’une présentation de l’histoire de la ville. La démarche veille à distinguer mémoire et histoire et à interroger le passé de Nantes à travers les différentes facettes d’une ville qui résiste aux images trop réductrices. La délicate question de la relation de Nantes à la Bretagne, par exemple, est abordée sans céder aux pièges d’une identité de repli.

Plus largement, il faut ici rappeler les initiatives prises pour répondre à l’intérêt des habitants pour l’histoire : conférences, publications et initiation à la recherche organisées par l’association Nantes-Histoire, recherches sur l’histoire et la mémoire des quartiers menées en lien avec les habitants par les Archives municipales, politique d’animation culturelle mise en œuvre par les Archives départementales.

# Jules Verne et la « mise en tourisme » de Nantes

L’auteur des Voyages extraordinaires est l’écrivain le plus célébré à Nantes, celui dont le nom rallie tous les suffrages : ouverture en 1978 d’un musée qui lui est consacré sur la butte Sainte-Anne où une sculpture inaugurée en 2005 le représente en enfant rêveur aux côtés du capitaine Némo ; acquisition, dans les années 1980, de manuscrits et de lettres de l’écrivain déposés à la Bibliothèque municipale ; construction par une association d’une réplique de son yacht le Saint-Michel II ; commémoration du centième anniversaire de sa mort en 2004…

L’imaginaire vernien est revendiqué par l’atelier Les Machines de l’île ouvert au public en 2007 sous « les nefs » des anciens ateliers des chantiers navals. Là sont réalisées d’étonnantes machines nées de l’imagination de François Delarozière. Au Grand Éléphant qui arpente le site se joindra le Carrousel des mondes marins en 2012.

Cette reconversion ludique et touristique, bien que s’affichant dans le sillage des constructeurs de navires, suscite les réserves des « anciens de la Navale » porteurs d’une démarche mémorielle et d’une culture ouvrière ancrée dans le passé industriel des chantiers. Les « industries culturelles et créatives » investissent les anciens sites industriels et contribuent ainsi à la sauvegarde de leurs traces matérielles mais laissent en suspens le sort réservé à la mémoire du travail, à une histoire humaine, technique et sociale que la seule reconversion des lieux ne saurait prendre en compte.

C’est également en 2007 que Jean Blaise lance la première édition de la biennale d’art Estuaire qui a pour ambition d’associer art et territoire en invitant des artistes à installer leurs œuvres à ciel ouvert sur les rives de Loire, entre Nantes et Saint-Nazaire.

En 2011 Jean Blaise prend la direction du Voyage à Nantes, organisme touristique et société publique locale qui regroupe notamment l’Office de tourisme de Nantes Métropole, les Machines de l’Île, le Château des ducs de Bretagne et la collection Estuaire. Dès l’année suivante, un parcours dans la ville jalonné d’œuvres artistiques éphémères ou pérennes reprend cette appellation de « Voyage à Nantes » dans une campagne de communication. Un tel regroupement des structures patrimoniales pour une « mise en tourisme » de la ville suscite alors un débat sur la subordination de la démarche patrimoniale à une logique d’attractivité et de promotion de l’image de la ville. 

# La reconversion du site de Tréfimétaux à Couëron

Située à l’ouest de Nantes, sur la rive droite de la Loire, la commune de Couëron accueille, à partir de 2007, des œuvres de la biennale d’art contemporain Estuaire. Mais elle se distingue d’abord par un riche patrimoine industriel en prise sur la Loire. Sa fameuse Tour à plomb (1875-1877) est classée monument historique en 1993 et les rives de Loire sont réhabilitées. La reconversion de l’ancienne usine Tréfimétaux fermée en 1988 permet d’y installer un espace culturel et associatif puis une médiathèque. La place des Douze femmes en colère rappelle le conflit social de 1975. Les luttes ouvrières menées sur ce site font désormais partie du patrimoine mémoriel de la ville que contribue à transmettre l’association Une Tour, une Histoire.

Couëron, Indre et Le Pellerin sont d’anciens avant-ports de Nantes désormais membres de la métropole nantaise. Leur lien à la Loire est un trait majeur de leur identité dans un estuaire où patrimoines industriels et « naturels » sont étroitement imbriqués. 

# Les fouilles archéologiques au Bouffay

L’archéologie donne une épaisseur historique à la compréhension des relations que les hommes tissent avec le site qu’ils occupent. En 2011 des fouilles archéologiques sont menées, avant des travaux d’aménagement, par l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (Inrap), le long des anciens quais du bras de la Bourse comblé entre 1934 et 1938 et à l’emplacement des anciennes fortifications de la ville. Ces fouilles se déroulent dans un contexte nouveau.

La difficulté pour l’archéologie de trouver à Nantes sa place dans le projet urbain avait déjà provoqué dans le passé plusieurs polémiques lorsqu’en 2008 l’association Forum Nantes Patrimoines émet de vives critiques sur les conditions dans lesquelles des fouilles ont été menées rue Lambert. La municipalité Ayrault crée alors une Direction du Patrimoine et de l’Archéologie (DPARC). Ce service du patrimoine reprend les missions de l’association Nantes Renaissance mais dispose désormais d’une mission archéologique. Un poste d’adjoint au patrimoine est créé, puis un Conseil nantais du patrimoine jouant un rôle d’alerte et de conseil.

Nouvelle polémique en 2011 : l’association Forum Nantes Patrimoines dénonce le « bétonnage » des chapelles dites « espagnoles » sur le site de l’ancien couvent des Cordeliers, en secteur sauvegardé. Si les atteintes à certains éléments architecturaux sont irrémédiables, l’affaire a cependant une retombée bénéfique en incitant le tout nouveau service du patrimoine à diriger une campagne d’étude archéologique sur le site.

En matière d’archéologie, la Ville de Rezé se distingue en s’engageant fortement, dès les années 1980 et en lien avec experts et milieu associatif, dans la mise en œuvre de nombreuses campagnes de fouilles sur le site Saint-Lupien. En 2004, elle crée un poste d’archéologue. À partir de 2005 est lancé un programme d’études sur les liens entre la ville antique de Ratiatum et la Loire qui mettra au jour un aménagement de berge de la fin du 1er siècle. Initié par la Ville de Rezé et devenu équipement métropolitain, un centre d’interprétation archéologique - Le Chronographe - viendra, en 2015, couronner cette démarche.

# Inauguration du Mémorial de l’abolition de l’esclavage

L’inauguration, le 25 mars 2012, d’un Mémorial de l’abolition de l’esclavage est l’aboutissement d’une longue gestation. L’idée est retenue par le Conseil municipal dès 1998. Le projet donnera lieu à de multiples ajustements, à la mesure des relations complexes entre mémoire et histoire.

Conçu par les artistes Krzysztof Wodiczko et Julian Bonder, il offre, quai de la Fosse, un double aspect. Une esplanade avec des pavés de verre insérés dans le sol rappelle les quelque 1800 expéditions négrières recensées par les historiens. Et un parcours souterrain en prise sur la Loire mène de la traite transatlantique jusqu’aux formes de l’esclavage contemporain à travers cartes et textes gravés sur de grandes lames de verre. Les étapes du combat abolitionniste y sont évoquées. C’est ainsi que la ville qui alla jusqu’à pratiquer une traite devenue illégale dédie un mémorial à « l’abolition de l’esclavage » … Reste au visiteur à se rendre au Musée d’histoire de Nantes et à passer du registre de l’émotion et de la mémoire à celui de l’histoire.

L’inscription dans l’espace urbain de ce mémorial témoigne du chemin parcouru par Nantes pour regarder en face son passé négrier longtemps refoulé. 

# En guise d’ouverture

L’eau est une composante majeure de l’identité nantaise. La Loire et ses affluents sont un patrimoine fédérateur tant à l’échelle de la métropole qu’à celle de l’estuaire tout entier. Mais cette identité n’est pas figée, pas plus que le patrimoine qui en est l’expression : celui-ci est affaire de regard, c’est un révélateur de la façon dont la collectivité relie son passé et son avenir à travers les mutations en cours. Les relations de Nantes à la Loire le montrent bien.

« Renouer avec le fleuve » a été l’objectif affiché par la Ville après le glissement du port vers l’aval et des industries vers la périphérie. Mais le fleuve ainsi retrouvé n’est plus le fleuve de travail assujetti aux seuls besoins des activités portuaires. Par-delà l’enjeu urbanistique du recentrage de la ville sur le fleuve, ou même les nouveaux usages de celui-ci en matière de déplacements et de loisirs, renouer avec lui c’est, plus largement, renouer avec le vivant. À l’heure du changement climatique et de l’érosion de la biodiversité, c’est un nouveau rapport de la ville à la Loire, à l’estuaire et à la « nature » qui se dessine.

L’habitabilité des villes devient une préoccupation majeure et Nantes, ville d’estuaire, ne saurait affronter ce nouveau défi sans porter un nouveau regard sur ce qui fait patrimoine.

# Pour aller plus loin :

  • Jean-Louis Bodinier et Jean Breteau, Nantes, un port pour mémoire, Éditions Apogée, Rennes, 1994.
  • Didier Guyvarc’h, La construction de la mémoire d’une ville, 1914-1992, Septentrion, 1997.
  • Nantes-Histoire (sous la direction de Didier Guyvarc’h), La mémoire d’une ville, 20 images de Nantes, Skol Vreizh, 2001.
  • Olivier Pétré-Grenouilleau, Nantes, Éditions Palantines, Plomelin, 2003.
  • Dossier : Le Musée du château : toute une histoire !, Place publique, n°1, Nantes, 2007
  • André Péron, Pour un débat démocratique sur le patrimoine, Place publique, n° 14, Nantes, mars 2009, p. 66-69
  • Alain Croix et Didier Guyvarc'h, Patrimoine nantais : les raisons d’un malaise persistant, Place publique, n° 26, Nantes, mars-avril 2011, p. 67-71
  • Dossier : Traite négrière : regarder le passé en face, Place publique, n° 29, Nantes, septembre-octobre 2011
  • Dominique Amouroux, Alain Croix, Thierry Guidet, Didier Guyvarc’h (direction), Dictionnaire de Nantes, PUR, 2013.
  • Jean-René Morice, Guy Saupin, Nadine Vivier (direction), Les nouveaux patrimoines en Pays de la Loire, PUR, 2013.