Les Diablogues, Roland Dubillard

24 mai 1999
10m 19s
Réf. 00213

Notice

Résumé :

Dans cet extrait de l'émission « Le petit théâtre du dimanche », Claude Piéplu et Roland Dubillard interprètent un extrait des Diablogues, écrits par Dubillard. Dans cet extrait, Monstres sacrés, les deux personnages évoquent un pittoresque personnage d'actrice.

Date de diffusion :
24 mai 1999
Source :
A2 (Collection: LE CERCLE )
Lieux :

Éclairage

Roland Dubillard est né à Paris en 1923. Après une licence de philosophie, il se consacre à l'écriture, notamment à l'écriture dramatique. En 1953, Jean Tardieu lui demande d'écrire, pour une émission de radio, de petits sketches humoristiques. Ces saynètes ont un grand succès, au point que l'auteur les publiera sous le nom de Diablogues. Ensemble de petites scènes courtes, dialoguées, les Diablogues reposent en grande partie sur des jeux avec le langage, teintés d'absurde et de dérision. Les textes tirés de ces sketches radiophoniques connaissent eux aussi un très grand succès : très souvent mis en scène, enrichis depuis de Nouveaux Diablogues, ils sont un exercice comique auquel se livrent de très nombreux duos de comédiens - parmi les plus récents, Jacques Gamblin et François Morel, ou encore Muriel Robin et Annie Grégorio. Roland Dubillard interprètera lui-même ses Diablogues en scène avec Claude Piéplu, en 1975, dans une mise en scène de Jeannette Hubert. C'est avec le même Claude Piéplu qu'il propose, en 1978, un extrait de son texte dans « Le petit théâtre du dimanche ».

Dans les Diablogues, se dessine un monde paradoxal, fait de poésie, d'humour corrosif et de naïveté. Ces scènes reposent avant tout sur l'échange entre les deux personnages, qui fonctionnent, comme tout duo comique, sur le contrepoint : l'un joue le rôle du naïf, celui qui questionne, complète, et l'autre celui du clown blanc, plus sérieux, et souvent plus bavard. Mais chez Dubillard, les personnages sont plutôt complémentaires : ils construisent l'histoire ensemble. Ce qui demeure fondamental dans les Diablogues, c'est en effet avant tout le langage. C'est à travers lui seul que se révèle un univers, qui ne nécessite, pour ainsi dire, ni costumes ni décors - les textes sont à l'origine faits pour être seulement entendus. Dans l'écriture de ces scènes, on ressent l'influence de Jean Tardieu, lui aussi grand manipulateur du langage (par exemple, dans la pièce Un mot pour un autre). Dubillard, dans les Diablogues, fait jouer et résonner les mots, invente de nouveaux termes, comme ce « fourmidable ». « Fourmidable » est, pour l'un des personnages, la performance de cette grande actrice, ce « Monstre sacré ». Mais il répugne pourtant, dit-il, à utiliser ce mot, parce qu'il n'est pas certain de ce qu'il signifie... mais pour lui, « Fourmidable », c'est « ce qui donne des fourmis... au Diable. » Cette saynète, Monstre sacré, se joue à la fois du monde du théâtre et de la langue. Le personnage dépeint est une inoubliable actrice, dont le moindre geste - y compris entrer en scène en marchant - accentue l'admiration sans limite des deux hommes. Toutefois, contre toute attente, ce n'est ni le charme, ni le talent de l'actrice qui fait ainsi l'admiration des comparses, mais bien la monstruosité de cette vieille femme laide. Le monstre sacré est bien aussi, comme le dit ironiquement Dubillard, un « sacré monstre ».

Anaïs Bonnier

Transcription

(Silence)
Comédien 1
Ah, dans Bérénice elle était, extraordinaire. Je l’ai vue vers 1900, 1901, mais je m’en souviendrai toujours. Elle avait une façon de s’amener, vous savez, comme ça là. Pof ! C’était Bérénice, et pourtant, moi je connais bien Bérénice, ça aurait dû me choquer de la voir arriver comme elle est arrivée en costume de golf avec un chapeau melon et le visage tout noir, eh ben, non, c’était Bérénice.
Comédien 2
Elle avait du charme.
Comédien 1
Non, vous pensez à l’époque, elle avait dans les 70 ans, et à 18 ans déjà elle était laide, comme un bout.
Comédien 2
Comme un pou vous voulez dire, non ?
Comédien 1
Je sais plus... non, comme un bout… comme un bout. Un bout de quoi, je ne pourrais pas vous dire, un bout de fromage peut-être, mais quel fromage ? Là, vous m’en demandez trop. Mais alors, pour une Bérénice, c’était une Bérénice. Ah, on se demande où elle allait chercher ses trucs. Ah vous savez encore, elle faisait son entrée, vous savez comme ça là, en marchant.
Comédien 2
En marchant ?
Comédien 1
Ah oui, comme ça, tenez. Le pied gauche par terre, elle levait le pied droit, et hop, elle le posait devant le pied gauche. Et à ce moment-là, couic ! Au lieu de continuer à se servir de son pied droit, comme on s’y attendait n’est-ce pas, puisqu’elle avait commencé à remuer celui-là, il n’y a pas de raison pour qu’elle change. Eh ben non, elle laissait son pied droit par terre, et zioup, voilà son pied gauche qui s’envole, médusé on était. Et alors là, tenez-vous bien, au moment où on se dit, tient elle a changé de pied, c’est le pied gauche qui est important et qui va tout faire. Oh, elle vous le repose tout bonnement par terre comme s’il ne l’intéressait plus. On voit qu’elle pense, non, tout compte fait, elle préfère l’autre, et voilà son pied droit qui repart. Et comme ça, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée au milieu de la scène, jamais le même pied deux fois de suite. Droite gauche, droite gauche, droite gauche, droite gauche, droite gauche…, sauf une fois, sauf une fois pour éviter la monotonie où elle se servait du même pied trois fois de suite, comme ça. Tsine, tsitsine, tsitsine, tsitsine. Alors là, vous pensez, rien que ça à la fin, le public il était tendu comme une arbalète.
Comédien 2
Oh mince alors !
Comédien 1
Alors là, vous comprenez, elle prenait tout son temps, elle remontait sa culotte de golf, elle se mouchait, ça aurait pu durer des heures.
Comédien 2
Mais ça... mais ça c’est le suspens, qu’est-ce que vous voulez.
Comédien 1
Et alors tout à coup, quand il y avait déjà la moitié de la salle qui avait fichu le camp, croyant que c’était fini, voilà son silence… qui grossit, qui grossit, qui grossit, qui grossit, qui grossit,... Elle ne bouge plus d’un poil. Ca devient d’une pesanteur qu’on aurait dit un orage. Et crac, la voilà qui part.
Comédien 2
Oh mince !
Comédien 1
Alors là, c’était le coup de bambou la façon comme elle parlait.
Comédien 2
C’était encore mieux hein.
Comédien 1
Oh, ben c'est que les effets elle savait les graduer, toujours de plus en plus forts, elle ne vous lâchait pas, tendue comme une arbalète, on n’en pouvait plus. Et puis à la seconde d’après, c’était plus comme une arbalète qu’on était tendu, c’était comme une catapulte. Ecoutez, moi je connais Bérénice par cœur. A l’époque, je peux même dire que c’était sur le bout du doigt que je la savais par cœur Bérénice. Eh ben, croyez-moi si vous voulez, je ne reconnaissais plus le texte. Elle avait une façon de vous reservir ça, on aurait plus dit la même chose, c’était tout neuf, comme si... comme si ça venait de sortir de la bouche de Racine. Oh tenez sa première tirade là, sa première tirade, là quand Bérénice entre juste après ce silence énorme où elle fait moucher tout [inaudible], c’est bien simple, rien que d’y penser, je suis suffoqué.
Comédien 2
Ah oui, vous êtes suffoqué là, hein.
Comédien 1
Alors elle tapotait d’abord pour son partenaire sur l’épaule comme ça, et elle disait, [inaudible].
Comédien 2
Oh mince !
Comédien 1
Attendez ! c'est pas fini.
(Grognements)
Comédien 1
Tu dors Brutus ?!
Comédien 2
Mais pourquoi elle lui disait ça ?
Comédien 1
Je sais pas pourquoi, et ben, je suppose ce que c’est parce qu’il dormait ce brave homme.
Comédien 2
Ah bah oui... Ah bah oui, bien sûr ! Ah oui ! Il devait même dormir profondément Brutus, ce soir-là, si on jouait Bérénice, c’est ça...
Comédien 1
Ah oui... ah ben, je vous l'ai dit, on ne reconnaissait plus le texte. Attendez que je me souvienne, elle faisait "tu dors...". Tu dors ?! Brutus ! Si tu ne veux pas te... Ah oui, alors là, alors là, elle se penchait sur lui avec une expression langoureuse, sensuelle.
Comédien 2
Là, vous l’imitez bien hein.
Comédien 1
Et elle disait, bruhm. Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.
Comédien 2
Ah mince, mais elle le savait pourtant que c’était pas vrai.
Comédien 1
Mais non, elle était vraiment dans la peau de son personnage, elle y croyait.
Comédien 2
C’est beau ça.
Comédien 1
Ah, elle mélangeait tout, mais elle y croyait, elle croyait à tout globalement sans distinction. Ah, faut dire aussi qu’en 1900, elle était déjà plus qu’elle était en 1855.
Comédien 2
Non, non, elle buvait.
Comédien 1
Oui, oh ben... il n’y avait pas que ça, mais quelle actrice !
Comédien 2
Moi, je l’ai vu l’année dernière encore dans Phèdre, tenez. Moi une femme comme ça, vous savez comment j’appelle ça ?
Comédien 1
Non !
Comédien 2
Un monstre sacré.
Comédien 1
Ah !
Comédien 2
Non, mais un sacré monstre aussi si vous voulez, mais un monstre sacré.
Comédien 1
Ah oui, et bonne nageuse en plus, hein.
Comédien 2
Voui, voui, voui, mais vous savez quand je l’ai vu dans Phèdre, c'est-à-dire l’année dernière, eh ben, on peut dire qu’elle avait totalement renoncé à la natation.
Comédien 1
Oh, et Dieu sait pourtant si elle nageait bien.
Comédien 2
Ah oui !
Comédien 1
Ceci dit, non seulement elle nageait bien, mais elle nageait vite. Moi je l’ai vu en 1927 dans le bassin d’Arcachon, on aurait dit une torpille.
Comédien 2
Ah oui, oui, oui, mais vous savez, l’année dernière, le théâtre pour elle, c’était le bout du monde, à son âge. Parce que dans la natation, il y a quelque chose, il y a un facteur qui joue, c’est l’eau.
Comédien 1
Ah ben oui, ça l'eau. Oui ça au théâtre, il n’y a pas d’eau.
Comédien 2
Non, surtout dans une pièce comme Phèdre où vous n’avez pratiquement pas de mise en scène à proprement parler. Quand ils ont besoin de la mer, par exemple au moment où Hippolyte doit se casser la gueule dans son char. Bon bah eux ils ne se cassent pas la tête, ils vous font tout bonnement un petit récit de Théramène.
Comédien 1
Ah oui, un petit récit. Et tout le monde est content ?
Comédien 2
Et tout le monde est content.
Comédien 1
Oui, c’est beaucoup plus commode.
Comédien 2
Non, parce que ce n'est pas du tout comme un…
Comédien 1
Non, pas du tout ce petit récit, c’est plus commode, mais c'est pas du tout…
Comédien 2
Du tout, du tout. Vous disiez quelque chose... alors, qu’est-ce que je disais moi ?
Comédien 1
Ben je sais plus, moi...
Comédien 2
Ah oui, l’année dernière dans Phèdre, bon... Ben, elle avait dans les…
Comédien 1
87, 88 ans.
Comédien 2
Oui, eh ben, je vous jure bien que…
Comédien 1
Elle les paraissait pas !
Comédien 2
Ah si, tous, on aurait pu les compter tous les 88, tellement on les voyait. Et même, 4 ou 5 de plus, ils s'étaient glissés dans le tas, pour se faire remarquer. Mais alors, quelle présence !
Comédien 1
Ah, ben vous pensez, à 15 ans déjà, elle avait de la présence, alors à 88, vous pense ce que ça peut faire. On peut plus appeler ça de la présence, ça devient de l’insistance ce qu’elle a maintenant.
Comédien 2
Ecoutez, moi j’ai jamais employé ce mot-là pour personne, mais dans Phèdre, hein, je l’ai trouvé… Oui, il n’y a pas de doute, je l’ai trouvé "fourmidiable". Ah ben si, non, parce que si j’emploie jamais ce mot-là c’est pour une raison bien précise, c’est que je ne suis pas sûr qu’il ait le sens que je suppose.
Comédien 1
Four-mi-dia-ble.
Comédien 2
Oui pour moi, une chose "fourmidiable" c’est une chose qui donne des fourmis... au diable.
Comédien 1
[Fourmis-diable], des fourmis dans quoi ?
Comédien 2
Je sais pas moi, dans la queue du diable... par exemple.
Comédien 1
Possible, possible, possible... mais allez vérifier vous, si une chose donne des fourmis dans la queue du diable.
Comédien 2
C'est pas possible. C'est pas possible.