Le Regard du sourd de Robert Wilson

27 juin 1971
10m
Réf. 00415

Notice

Résumé :

Montage de deux extraits du spectacle conçu par Robert Wilson, Le Regard du sourd, et présenté lors du Festival de Nancy (en 1971), avec les commentaires en voix-off de Léon Noël.

Date de diffusion :
27 juin 1971
Source :

Éclairage

Le Regard du sourd, spectacle imaginé et conçu par Robert Wilson, est présenté pour la première fois en France, en 1971, au Festival de Nancy où il marque durablement les mémoires des spectateurs, avant d'être repris à Paris, à l'Espace Cardin, la même année. Avec ce spectacle, Bob Wilson acquiert une renommée internationale. Alors âgé de 27 ans, ce jeune metteur en scène, originaire du Texas qui fréquente les avant-gardes new-yorkaises (la Judson Church, Warhol), crée l'événement avec Le Regard du sourd, spectacle d'une durée de sept heures dont Aragon, dans une lettre posthume à André Breton, écrit, entre autres, qu'il n'a « rien de vu de plus beau dans ce monde depuis [qu'il y est] né » [1]. Pour mesurer l'impact de ce créateur, il n'y a qu'à constater la diversité des artistes qu'il a marqués : Patrice Chéreau, Roger Planchon, Georges Lavaudant, Carmelo Bene, pour n'en citer que quelques-uns. Il s'agit d'une véritable révolution artistique qui permet à Susan Sontag d'affirmer que la carrière de Bob Wilson « porte la marque d'une création artistique majeure. Je ne vois pas d'autre œuvre qui soit aussi vaste ou qui ait eu autant d'influence ». De fait, son œuvre apparaît come l'une des principales mythologies de notre temps.

Plasticien et architecte de formation (au Pratt Institute de Brooklyn), Bob Wilson revendique avant tout l'influence de la danse. Il est plus intéressé par les chorégraphies de George Balanchine ou de Merce Cunningham que par le théâtre. A ses débuts, il souhaite d'ailleurs que les spectateurs voient ses créations comme de la danse. Plus précisément, l'image constitue le point de départ de son travail. Le terme de « Théâtre d'images » qui caractérise son esthétique et qui connaît une fortune diverse qualifiant nombre de spectacles et d'artistes à sa suite a été créé notamment pour lui (Bonnie Marranca,The Theatre of images, 1977). Un des principaux traits de son esthétique est sa manière de concevoir le temps et l'espace. Dès Le Regard du sourd, ses spectacles s'imposent comme des tableaux en mouvement qui jouent de l'étirement du temps visant à provoquer une expérience plutôt qu'à raconter une histoire. Une expérience de la méditation (non pas au sens religieux) qui encourage les visions intérieures et fait la part belle à l'imagination, laissant le temps au temps, permettant au geste de se déployer, à l'image d'apparaître et de disparaître. Il y a quelque chose de littéralement stupéfiant dans les spectacles de Wilson. Ce principe se comprend mieux quand on connaît le projet qui présida à la création du Regard du sourd. Spectacle sans parole, ce dernier se voulait l'exploration de l'univers d'un enfant sourd, Raymond Andrews, qui « pensait en images ». D'où cette dimension onirique qui règne dans Le Regard du sourd, succession de tableaux vivants fonctionnant sur une logique d'association d'images pourtant hétérogènes. Le spectacle se construit ainsi par des effets de condensation et de déplacement. Les soixante-dix acteurs présents sur le plateau sont traités sur le même plan que l'espace, la musique, les lumières. Robert Wilson évacue l'expressivité au profit du pur mouvement, manifestant une méfiance à l'égard de toute logique interprétative.

Le Regard du sourd peut se lire, a posteriori, comme le manifeste d'un créateur dont toute l'œuvre est marquée par l'exigence d'une recherche théâtrale où l'émotion esthétique naît de la puissance visuelle.

[1] Louis Aragon, « Lettre ouverte à André Breton sur Le Regard du sourd, la science et la liberté », in Lettres françaises, 2 juin 1971.

Marie-Aude Hemmerlé

Transcription

Léon Noël
Ils sont 70 comédiens, non professionnels pour la plupart. Ils nous apportent des Etats-Unis le spectacle le plus neuf et le plus insolite depuis longtemps, Le Regard du sourd. L’auteur, le créateur on pourrait dire, l’inventeur de cette aventure se nomme Robert Wilson, il a 27 ans. Toute la soirée qui dure près de quatre heures est centrée sur ce personnage énigmatique, immobile avec son corbeau sur la main, et qu’on retrouve dans tous les tableaux dont il est l’âme.
(Silence)
Léon Noël
Tableau du reste, est bien le mot qui convient car Le Regard du sourd est une suite de compositions extraordinaires qu’on dirait nées d’un songe. Seuls les peintres surréalistes nous ont habitués à ce merveilleux-là.
(Silence)
Léon Noël
Mais ici, ce sont les tableaux qui bougent. Les tableaux qui bougent à peine, insensiblement, et c’est de cette lenteur calculée, de ce silence qui nous parle mieux que des mots, que naît une véritable fascination proche de l’envoûtement.
(Silence)
Léon Noël
On a l’impression saisissante de pénétrer dans l’univers d’un poète presque à son insu. La raison, la logique n'ont plus court dans ce monde hors du temps où les monstres eux-mêmes deviennent familiers.
(Silence)
Léon Noël
C'est un monde où l’angoisse et la peur semblent comme engourdies par le rêve.
(Silence)
Léon Noël
Tandis que passe et repasse ce coureur infatigable qui semble marquer le déroulement de la durée, tout devient possible, les anges s’envolent comme si le paradis était dans les cintres. Les souvenirs, les silhouettes entrevues, animent peu à peu cette plage nue.
(Silence)
(Musique)
Léon Noël
Puisque Wilson est américain, pourquoi s’étonner que la scène bientôt se peuple d’une nounou, puis de plusieurs autres droit sorties du folklore sudiste, et qui viennent animer en dansant ce grand jeu du silence.
(Musique)
Léon Noël
Il ne faut pas oublier pourtant que c’est un grand jeu tragique, mais d’une vision cruelle, celle de l’assassinat d’un enfant. A l’origine en effet, Le Regard du sourd était un mimodrame pour se délivrer d’un sanglant cauchemar. Mais sa réussite formelle et son étrangeté en auront fait le plus beau et le plus bouleversant voyage dans l’imaginaire.
(Bruit)