Dans la jungle des villes de Bertolt Brecht, mise en scène d'Antoine Bourseiller

31 octobre 1963
03m 20s
Réf. 00446

Notice

Résumé :

En 1962, Antoine Bourseiller fait découvrir au Studio des Champs-Élysées, à Paris, Dans la jungle des villes, une pièce de jeunesse de Bertolt Brecht. Extraits du spectacle.

Date de diffusion :
31 octobre 1963
Source :
ORTF (Collection: Le théâtre )

Éclairage

Dans la jungle des villes est la deuxième pièce écrite par Bertolt Brecht, qui s'est inspiré de deux romans prenant la grande ville américaine pour cadre : La Roue de Johannes Jensen (1905), et La Jungle d'Upton Sinclair (1906). Une première version est rédigée en 1921-22, et représentée en 1923 à Munich dans une mise en scène d'Erich Engel et de Bertolt Brecht, qui fait scandale. En 1926, Brecht compose une seconde version qu'il publie en 1927. Et c'est en 1962 seulement que la pièce est créée en français, au Studio des Champs-Élysées à Paris, dans une mise en scène d'Antoine Bourseiller, avec Sami Frey et François Darbon dans les rôles de Georges Garga et de Shlink.

Si la pièce a attendu longtemps avant d'être portée à la scène, c'est que, comme Tête d'or de Paul Claudel, elle est une œuvre de jeunesse qui déroute par sa radicalité, sa sauvagerie, son mépris des conventions dramatiques, son refus du psychologisme et de la linéarité narrative. À l'instar de Claudel, Brecht s'y montre très influencé par la découverte de la poésie de Rimbaud, qu'il cite à plusieurs reprises dans son texte. Et de la même façon que Claudel, enfin, il bâtit toute sa pièce autour de la notion de lutte. Dans la jungle des villes oppose en effet deux hommes : le jeune Georges Garga, venu avec sa famille de la région des savanes dans la ville de Chicago, et Shlink le Malais, un négociant en bois. Dès l'ouverture de la pièce, on assiste à la rencontre des deux hommes. Shlink vient trouver Garga dans la bibliothèque où il travaille, et entreprend aussitôt d'acheter ses opinions et son rêve de liberté. Garga refuse. S'ensuit un combat à mort entre les deux hommes, qui va détruire la famille de Garga et finira par coûter la vie à Shlink. À la fin de la pièce, Garga repart, seul, vers une autre grande ville, New York.

Toute l'étrangeté de ce conflit entre les deux hommes provient de la tension entre son caractère absolu et le mystère de ses causes. Brecht l'indique dans une note qu'il met en exergue : « Vous observez l'inexplicable corps à corps de deux hommes et vous assistez au naufrage d'une famille [...]. Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais intéressez-vous aux enjeux humains, jugez sans parti pris de la forme des adversaires et portez votre attention sur le dernier match. » En réalité, l'aspect incompréhensible de cette haine trouble que Shlink porte à Garga est seulement l'indice de l'aliénation à laquelle la grande ville soumet tout homme : là où règne l'argent, aucun idéal ne résiste, il ne faut que songer à survivre. Dans cette jungle, l'identité elle-même se perd, la liberté de pensée succombe. C'est cette vision sans concession qui fit accuser Brecht d'immoralité et de perversion lors des premières représentations.

Les extraits présentés dans le document sont tirés du troisième et du cinquième tableau de la pièce, qui en compte onze, qu'Antoine Bourseiller décrit comme « onze rounds métaphysiques ». Voici comment il conçoit cette œuvre : « Qu'elle soit difficile, insolite, multiple, irraisonnable, qu'elle soit une pièce de recherche, qu'elle ne prétende pas apporter de solution, je vous l'accorde. Mais sa complexité même en fait une œuvre provocante, vraie, insatisfaite devant la quête du monde. Enfin elle contient de la poésie pure, dans la mesure où, de toutes les pièces de Brecht, c'est elle qui porte le plus d'images, de combinaisons de mots, de sonorités. » [1]

[1] Antoine Bourseiller, entretien avec Claude Sarraute, Le Monde du 26 septembre 1962.

Marion Chénetier-Alev

Transcription

Journaliste
Donc, spectacle cet été au théâtre du Tertre. Nous allons maintenant jeter un regard en arrière avec le palmarès de syndicat de la critique dramatique. Pour les critiques dramatiques, quel a été le meilleur spectacle, enfin je veux dire, le spectacle le plus intéressant à la fois par son texte, par sa mise en scène et par son interprétation, c’est Dans la Jungle des villes de Bertolt Brecht, mise en scène au studio des Champs Elysées, par Antoine Bourseiller. Antoine Bourseiller, qui vous le savez, est peut être une des personnalités les plus fortes de la jeune génération d’animateurs. Avec Dans la Jungle des villes, Antoine Bourseiller, nous a présenté le combat dirais-je, intellectuel, moral d’un chinois très singulier et d’un jeune américain, Georges Garga, venu vers les années 1920 de la savane à Chicago et qui là, va exprimer les tourments de la jeunesse de l’après Première Guerre mondiale. Tourments en présence de l’existence. Et le rôle de Georges Garga nous permettait d’apprécier l’interprétation de Sami Frey.
Sami Frey
Nous ne sommes pas libres. Ça commence le matin avec le café au lait et avec les coups qu'on reçoit quand on a le malheur d’être un pauvre singe. Et les larmes des mères font que la soupe des enfants est salée. Et la sueur des mères fait que le linge des enfants est propre. On est en sécurité jusqu’à la fin des jours et on a cet amour ancré dans le coeur. Et quand l’enfant est devenu grand et fort, pressé de faire quelque chose où il s’engagerait tout entier, voilà, qu’il est payé, initié et puis estampillé et enfin vendu au prix fort. Il n’a même pas la liberté de mourir à son gré.
Antoine Bourseiller
Si au début ce jeune homme refuse ce combat métaphysique, il est peu à peu emporté comme on le verra par la scène que vous allez voir, jusqu’à cette quête de la liberté, qui se terminera par la mort du chinois et par la victoire du plus jeune, car il est en effet, le plus jeune comme le dit Brecht.
Sami Frey
Seulement à force de rester allongé, mon dos devient mince comme une arête de poisson.
François Darbon
Quelle pauvreté cette vie, on vit dans du miel, et le miel ne vaut rien.
Sami Frey
J’ai d’autres buts dans la vie que d’esquinter mes souliers à vous donner des coups de pieds.
François Darbon
Je vous prie de n’avoir pas le moindre égard pour ma modeste personne, pas plus que pour mes intentions, mais que voulez-vous, je suis toujours là. Et il ne vous est pas possible de vous retirer de l’arène en vous lavant les mains.
Sami Frey
Et pourtant j’abandonne, je fais grève, je jette l’éponge. Vous croyez que je me suis tellement enferré, une petite noix de bétel, voilà ce que vous êtes et rien de plus. Il faudrait vous recracher. Han, je sais bien que c’est plus fort que la mâchoire, mais ça n’est qu’une coque.
François Darbon
Je m’efforce de produire toute la lumière, dont vous avez besoin pour ce faire, je me mets dans toute la lumière que je trouve.
Sami Frey
Ah, vous voulez mettre ici votre homme grêlé de petite vérole aux enchères hein. Vous êtes endurci contre la souffrance, pas vrai, induré !
François Darbon
Cassez la noix !
Sami Frey
Vous prétendez livrer une lutte métaphysique, mais vous laissez derrière vous un étal de boucher.
François Darbon
Vous voulez parler de mes relations avec votre soeur. Je n’ai rien éventré de ce sur quoi vous aviez imposé les mains.
Sami Frey
Oui, mais je n’ai que deux mains, ce qui pour moi est un être humain, vous, vous l’avalez comme une bouchée de viande. Vous m’ouvrez les yeux pour me montrer une possibilité d’aide au moment même où vous en tarissez la source. Vous transformez les membres de ma famille en auxiliaires. Vous puisez. Et moi je deviens filiforme, je deviens un personnage métaphysique.