L'ortolan, passereau de passions

27 janvier 1996
10m 38s
Réf. 00274

Notice

Résumé :

Dans les Landes, l'ortolan se chasse traditionnellement à la matole afin de capturé l'oiseau intact, qui, une fois engraissé, sera dégusté sous une serviette de table. Or, dans les années 1990, cette chasse fait débat entre les défenseurs de la nature qui déplorent une diminution de l'espèce et les chasseurs-amateurs, prêts à accepter un encadrement de leur pratique.

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Date de diffusion :
27 janvier 1996
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Éclairage

Chaque année, de la mi-août à fin septembre, 30 000 à 50 000 Bruants ortolans sont capturés dans le sud et dans le sud-est du département des Landes. C'est le moment où ce petit passereau, de la taille du Moineau domestique (20-25 g), migre vers l'Afrique, depuis le nord de l'Europe. Le Bruant d'Europe est recherché pour sa chair délicate, réputée depuis l'Antiquité.

Il est indispensable de capturer les oiseaux vivants, et tout à fait intacts. L'Ortolan, en effet, n'est pas livré à la consommation aussitôt après avoir été pris : il est auparavant soumis à un engraissement en cage. La chasse classique de l'Ortolan est la chasse aux matóles (trappes en gascon). On prépare, sur un espace découvert, de petites placettes distantes les unes des autres de 2,50 mètres à 3 mètres. Sur le sol de chaque placette, une matóle [1] est posée, maintenue à demi soulevée par un trébuchet et tendue par un osier courbe. On plante aussi quelques piquets [2], auxquels on suspend les cages qui contiennent les appeaux [3]. Ces appeaux sont des ortolans qui ont été conservés en cage d'un passage à l'autre, ou même d'une année à l'autre. On les choisit pour la régularité et la perfection de leur chant.

L'Ortolan de passage, attiré par le chant des appeaux, vient se poser sur les rameaux de chêne ; il descend ensuite sur le sol. En picorant les grains d'avoine ou de millet placés sous la matóle, il heurte l'arc de cercle en osier [4], lequel se détend en faisant sauter le trébuchet ; la matóle retombe sur l'oiseau, qui se trouve ainsi prisonnier sans avoir subi aucun dommage. L'oiseleur visite la chasse plusieurs fois par jour, pour recueillir les oiseaux qui ont été pris, et pour retendre les matóles.

On engraisse l'Ortolan à l'aide des graines du millet à grappes [5], petite céréale cultivée dans les terres sablonneuses de la région forestière des Landes, ou des graines d'alpiste [6]. L'Ortolan est d'une grande gloutonnerie, et s'engraisse si vite qu'il peut être à point au bout de seulement trois à quatre semaines de préparation.

L'ortolan entier [7]se cuit au naturel dans un plat individuel au four, où il "chante" en risolant. Il se déguste sous une serviette, ce qui est source de fantasmes.

A condition de respecter certaines règles, il s'agissait dans les Landes d'une tolérance réservée aux exploitations agricoles : chacune ne devait pas installer plus de 80 matóles. On doit, en outre, n'utiliser que des ortolans comme appelants. Un chasseur non agriculteur ne pouvait donc pas s'improviser chasseur d'ortolans. Les agriculteurs tiennent à leur tradition, pour leur usage familial, mais ne souhaitent pas que la tolérance soit élargie à d'autres qu'eux. Certains d'entre eux prônent depuis longtemps l'interdiction de la commercialisation.

On estime à 1200 chasseurs d'ortolans dans les Landes en 1990 ; le nombre de captures par an varierait entre 30 000 et 50 000. Les chiffres font débat : les prises représenteraient, pour les chasseurs, 1 à 2 % de la population, alors que, pour les défenseurs de la nature, ce serait 20 %. Les ortolans ne migrent pas en vol serrés, ils se déplacent quelquefois à 3 ou 4 individus, le plus souvent à 1 ou 2, ce qui rend impossibles les prises spectaculaires.

L'ortolan figure au nombre des "produits oubliés" que le Conseil national des Arts culinaires (dont fait partie Michel Guérard, restaurateur à Eugénie-les Bains) voudraient remettre au goût du jour, ne serait-ce qu'un jour par an.

En 1996, l'espèce n'est pas un gibier, donc n'est pas chassable, ni non plus une espace protégée. L'atermoiement des pouvoirs publics traîne en longueur. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 18 janvier 1999, a condamné l'Etat français à inscrire sur la liste des espèces protégées un oiseau aussi rare qu'apprécié des gourmets fortunés, le bruant ortolan, sous astreinte de 500 francs par jour de retard. L'astreinte a été prononcée au motif que le ministre de l'Environnement n'avait pas exécuté une première décision du Conseil d'Etat, du 10 juin 1994, sur ce classement pourtant décidé par arrêté du même ministre en 1981. L'arrêté ministériel de protection sera finalement promulgué le 5 mars 1999 par les ministres de l'Environnement et de l'Agriculture.

[1] La matóle, de forme quadrangulaire (0,25 m de côté environ et bombée de 5 à 6 cm), en fin grillage, doit être très légère ; on les façonnait autrefois à l'aide de l'osier appelé Vime (Salix viminalis) et l'armature était formée par des rejets de ronce.

[2] On plante aussi, alentour, de forts rameaux desséchés ("branqueous" en gascon), de trois à quatre mètres de hauteur ; c'est sur ces rameaux (de préférence des rameaux de chêne) que les ortolans viendront se poser.

[3] Chaque cage contient un seul appeau.

[4] Le trébuchet s'appuie légèrement sur un arc de cercle en osier fixé à la partie inférieure de la matóle. Placé à quelques centimètres au-dessus du sol, cet osier fonctionne comme un ressort faiblement tendu.

[5] Appelé aussi millet blanc, millet de Bordeaux ou millet d'Italie, Panis (Panis italicum).

[6] Millet long ou blé des Canaries.

[7] On peut retirer le gésier en pratiquant une incision à la base du cou.

Hubert Cahuzac

Transcription

(Musique)
(Bruit)
Edouard
L’oiseau devient très intelligent. Ça c’est à moi. En comparaison avec les souris. D’autrefois, moi j’étais gamin, on chopait les souris avec la souricière. Maintenant, on en chope une, c’est fini hein ! Non non non ! On n'en chope plus hein ! Les oiseaux c’est exactement pareil.
(Bruit)
Edouard
Il y en a un de pris, c’est un vieux.
(Bruit)
Edouard
Il y a toujours à peu près le même passage quoi ! Oui, ça ne change pas beaucoup hein. On dit que c’est en voie de disparition et je vois qu’il y a quarante ans j’en ai chopé autant que maintenant quoi !
Journaliste
C’est quand le meilleur moment de la chasse ?
Edouard
Oh, c’est autour du 10 septembre. Du 10 au 15 septembre c’est le plus gros passage [incompris].
Journaliste
Votre meilleur moment de satisfaction c’est quand vous voyez l’ortolan pris ?
Edouard
Ah oui ! Oui parce que…
Journaliste
Ou c’est quand vous le mangez ?
Edouard
Ah oui ! Quand on le mange il est bien meilleur que quand on le voit passer parce qu’on n’est pas sûr de le prendre.
(Silence)
Edouard
Ah, ça il faut avoir beaucoup de patience. On ne peut pas faire la chasse n’importe où. On peut le faire au milieu des asperges, dans la vigne, mais on ne peut pas le faire dans cette forêt là qu’il y a. On ne peut pas le prendre dans le maïs non plus. Dans ce chemin qu’il y a là non plus, c’est trop étroit. Il faut beaucoup de plaines, et alors il faut que l’endroit leur plaise, à un mètre ou deux de distance de l’un à l’autre, ils passeront là, ils passeront pas l’autre, ça ne leur plait pas l’endroit.
Journaliste
Et quand l’endroit plait, quand les graines attirent, que les appeaux séduisent, l’ortolan affamé se laisse prendre au piège de la matole, un piège qui ne blesse pas et qui permet de relâcher l’oiseau si ce n’est pas la proie désirée.
Stéphane
Ah, fini pour aujourd’hui, on va les manger maintenant.
Journaliste
Edouard, Stéphane, deux générations, la même passion, le même soin apporté aux oiseaux.
Stéphane
Voilà, maintenant un petit peu de [incompris].
Journaliste
Installées dès le matin, les matoles et leurs pensionnaires sont rangés et rafraîchis en attendant le lendemain. Mais la passion de certains ne plait pas à tout le monde. Il faut savoir que l’ortolan n’est pas reconnu comme un gibier, on ne peut donc pas le chasser. Cependant, il ne fait pas partie de la liste des espèces protégées au désespoir des défenseurs de la nature.
Georges Cingal
Je condamne globalement tous les élus du département puisque, jusqu’à preuve du contraire, il n’y en a que quelques-uns qui s’abstiennent. Je n’ai encore pas rencontré un élu qui affiche ouvertement un soutien à la protection de l’ortolan.
Journaliste
Une protection de l’ortolan qui s’avère nécessaire d’après certains. Les captures seraient trop nombreuses lors de la migration des pays scandinaves vers l’Afrique. La population chute.
Georges Cingal
Oh ben, d’après les spécialistes, ça dépasse quand même les 20%.
Journaliste
En combien de temps ?
Georges Cingal
Sur les trois dernières années. C’est quand même considérable.
Henri Sallenave
Sur toutes les populations d’oiseaux, la mortalité naturelle est presque partout supérieure à 50%. Dans certaines espèces elle est jusqu’à 60 ou 70%. La mortalité NATURELLE, ce qui va mourir, attention hein, normalement, sans que… alors un prélèvement là-dessus de 1 à 2% par les chasseurs ça ne change rigoureusement rien.
Journaliste
Décision de saisir la Cour de justice de Luxembourg contre volonté de mettre au clair la situation de l’ortolan.
Henri Sallenave
Si vraiment on démontre aux chasseurs des Landes que cette espèce est en voie de disparition, mais je vous assure qu’on prendra des mesures pour soit en diminuer soit supprimer la chasse. Mais personne ne nous l’a démontré. Ce que nous avons d’ailleurs, nous, proposé au gouvernement c’est une réglementation de façon à encadrer une pratique qui existe, mais l’encadrer sérieusement. Et nous, nous sommes tout à fait d’accord pour qu’il y ait des quotas, nous les avons acceptés pour l’alouette, nous les accepterions pour l’ortolan.
Journaliste
Loin de la virulence des débats, Edouard engraisse ses ortolans. En expert, il ausculte les bruants qui pendant 20 jours, dans l’obscurité, se gaveront d’eau et de graines peut-être.
Edouard
Voilà. Voyez, il commence à avoir un peu de graisse mais il ne va pas engraisser, il va rester pour appeau celui-là. Il faut le toucher avec la main, il faut le voir. Il faut que la main reste ouverte, si la main reste fermée, c’est qu’il n’est pas gras.
(Silence)
Edouard
Mais ils mangent pour leur faim, ils ne s’engraissent pas quoi ! Ils mangent pour leur faim. C’est comme les gens ça, l’un devient grand et l’autre ne devient pas hein ! Oh il y a des années, ils engraissent bien et d’autres années où ils n’engraissent pas bien ! Oui, alors on les garde comme appeaux. A l’année prochaine ça sera meilleur, oui, c’est comme ça.
Journaliste
Meilleur que le foie gras, encore mieux que le caviar, l’ortolan est un mets de choix réservé à quelques privilégiés. Même si la rumeur dit que certains restaurateurs osent en proposer en toute discrétion, aucune table landaise n’affiche l’oiseau au menu. La loi l’interdit formellement.
Michel Guérard
Vous savez il y a des décisions comme ça qui sont prises là-bas, en haut dans le nord par des technocrates qui décident dans leur bureau aseptisé, qui tranchent, qui émasculent et qui font qu’aujourd’hui on se retrouve, nous autres, un petit peu désemparés. Et alors c’est d’autant plus drôle que, faisant partie du Conseil national des arts culinaires, nous venons d’éditer, je crois le douzième ou le treizième livre, un livre qui est un espèce de grand répertoire des choses oubliées, de tous les produits oubliés de la France et qu’on veut remettre au goût du jour.
(Bruit)
Michel Guérard
Ça, c’est bon, ça c’est parfait ! Il ne serait pas maladroit de continuer d’autoriser la chasse et la consommation au restaurant de ces animaux, mais pas comme dans le temps. Simplement ponctuellement, peut-être pendant une semaine, ne serait-ce même qu’une journée, je suis certain que tout le monde serait heureux.
Journaliste
Pour les fêtes de fin d’année ou à l’occasion d’un repas entre amis, les ortolans sont sacrifiés. Leur préparation est simple mais méticuleuse, presque religieuse.
Marie
On va chauffer comme ça, nature, hein. Il y en a qui mettent un peu de graisse de foie au fond, mais c’est déjà graisseux. Moi, je le fais nature, on m’a enseigné comme ça et comme ça je fais.
Stéphane
Il se suffit à lui même et…
Marie
Oui, parce que vous allez voir la graisse qu’il y a dedans, ça c’est sûr.
(Bruit)
Edouard
Il chante. Il faut attendre encore un petit peu, on va le laisser quelques minutes de plus. Là il commence à chanter, il est presque cuit à souhait. On va le laisser un petit peu plus.
(Bruit)
Marie
Ça chante bien.
Journaliste
Instant solennel, communion du chasseur avec l’ortolan à l’abri des regards pour mieux apprécier le fumé et braver l’interdit.
Edouard
C’est chaud.
Stéphane
Je pense qu’on est mal compris parce qu’on nous prend pour des criminels. On croit qu’on fait souffrir l’oiseau, c’est pas du tout ça. Je ne vois pas pourquoi je suis un hors-la-loi. Je me sens un hors-la-loi quand je dépasse 90 km à l’heure sur la route et quand je vais relever un ortolan sous la matole je suis le plus heureux des hommes. Et nous, nous estimons en tant que chasseurs que ça ne représente pas une nuisance donc on ne voit pas pourquoi on nous interdirait à exercer notre passion.
Edouard
Très bon le repas !
Intervenant
Je dirais même mieux que ça. Que ce serait dommage qu’on se passe des traditions de ce genre.
Journaliste
Les ortolans prisonniers des matoles, une image que l’on ne verra plus cette année. La chasse ou pour certains le braconnage est fermé depuis fin septembre. Mais les oiseaux feront encore parler d’eux et il est vraisemblable que les pièges ressortiront l’an prochain au nom de la tradition.