PROTECTION DE LA FAUNE DANS LES LANDES

10 juillet 1974
06m 26s
Réf. 00831

Notice

Résumé :
L'étang noir qui a été classé comme une des 12 réserves naturelles de France se voit appliquer le décret interdisant chasse et pêche sur le site. Ce qui n'est pas sans causer une vive émotion auprès des habitants de la commune de Seignosse et de son conseil municipal essentiellement composé de chasseurs et de pêcheurs. Il est difficile de mettre fin aux instincts et habitudes bien ancrés chez les habitants pour qui la pêche et la chasse représentent 50% de la vie. L'intérêt scientifique est tout de même évident et doit triompher. Dans cet étang, véritable laboratoire vivant, vivent des batraciens étudiés par Jean Rostand et son collaborateur Pierre Darré dans la recherche sur les virus. On déplore le manque de dialogue entre la population et les chercheurs.
Date de diffusion :
10 juillet 1974
Source :
ORTF (Collection: JT 13H )

Éclairage

Cris et coassements : le titre choisi s’inspire du film suédois d’Ingrid Bergman, sorti en 1972, intitulé Cris et chuchotements. Rien à voir entre le scénario du film et celui qui se déroule sur les bords de l’étang Noir si ce n’est le tragique de la situation : d’un côté, un site à préserver d’urgence en raison de son intérêt écologique et scientifique, de l’autre, des autochtones perturbés dans leur biotope et leurs habitudes ancestrales ; un véritable hiatus sur fond de lutte entre pouvoir central et régions.

Mais il faut dire que l’enjeu est de taille : qu’est-ce que l’étang Noir ? Qui est Jean Rostand ?

Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler que cette année 1974 marque la fin des Trente Glorieuses. Nous sommes au lendemain du choc pétrolier qui change la donne ; jusque là, croissance et industrialisation exponentielles depuis 1945 mettent à mal l’environnement entraînant, dans une mouvance générale, au niveau planétaire, une prise de conscience de l’urgence de mener une action concertée en matière d’écologie. Ainsi, le premier Sommet de la Terre1 qui se tient à Stockholm en 1972 vient-il corroborer la création, en France, dès janvier 1971, d’un ministère chargé de l’Environnement, sous l’influence de grands penseurs comme Jacques Ellul, précurseur en matière de protection de la nature2.

Sous la houlette de Gabriel Perronet, alors secrétaire d’État auprès du ministre de la Qualité de la vie, chargé de l’Environnement, l’étang Noir est donc classé  réserve naturelle nationale le 2 juillet 1974 alors qu’il est déjà site naturel classé par un décret du Conseil d'État du 16 décembre 1968. Sa gestion est alors confiée par le Préfet au Syn­di­cat Mixte de Ges­tion des mi­lieux na­tu­rels.

La précocité de l’intérêt porté à ce site n’est pas étrangère aux travaux d’un scientifique, Jean Rostand, qui opère également, à l’est du département, sur la commune de Pouydesseaux. En effet, l’étang Noir, qui est le point de départ d'un réseau hydrographique complexe, est d’un grand intérêt écologique : alimenté par le ruisseau de Capdeil, ses eaux se déversent dans l'étang Blanc, puis dans l'étang de Hardy, qui se jette à son tour dans celui de Soustons3. Un environnement exceptionnel donc, fait de  tourbières, prairies humides, forêts mixtes de pins et de chênes constituant une grande variété d'habitats dont Jean Rostand a fait tout naturellement l’un de ses « laboratoires de recherche » privilégiés, en raison notamment de la présence de batraciens spécifiques.

Biologiste et écrivain français (Paris, 1894-Ville-d'Avray, 1977), fils d'Edmond Rostand et de Rosemonde Gérard, Jean Rostand, auteur de très nombreuses publications, se fait connaître, dès la fin des années 1920, par ses travaux sur l’hérédité4. Ses expériences sur la reproduction sans mâle des batraciens le conduisent à effectuer des recherches sur les tares héréditaires ou acquises de ces animaux. Dans des étangs - dont l’étang Noir - surnommés par lui « les étangs à monstres », il observe aussi de nombreuses anomalies chez les têtards de grenouilles.

« La science a fait de nous des dieux, avant même que nous méritions d'être des hommes » : cette remarque qu’on lui attribue, résume la passion de sa vie et les conclusions scientifiques auxquelles il aboutit expliquant l’intérêt des recherches menées dans cet étang où pêcheurs et chasseurs locaux entendent préserver leurs droits5. En 1946, il met en valeur l'action antigel de la glycérine, ce qui permettra ultérieurement de conserver le sperme pour l'insémination artificielle, le sang humain pour les transfusions et des tissus variés pour les greffes.

Une partition complexe se joue donc, en ce début des années 1970, entre pression foncière, corollaire de l’aménagement du territoire mené par la MIACA, menaces des acteurs locaux mus par le souci de préserver ce qui représente « 50% de leur vie » et l’intérêt scientifique au sens large de ces « zones humides » que l’on redécouvre et qui seront à terme protégées dans le cadre des programmes Natura 2000, à partir de 19926.

Le commentateur a donc raison de le souligner : c’est aux générations futures de prendre conscience de la valeur de cet héritage, de gérer intelligemment les équilibres autour de cet étang qui a si heureusement inspiré les peintres locaux Lizal et Sourgen.

1) Les sommets de la Terre sont des rencontres décennales entre dirigeants mondiaux organisées depuis 1972 par l'ONU, avec pour but de définir les moyens de stimuler le développement durable au niveau mondial. Le premier sommet a eu lieu à Stockholm (Suède) en 1972 et a donné naissance au Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Il a placé pour la première fois les questions écologiques au rang de préoccupations internationales. Les participants ont adopté une déclaration de 26 principes et un vaste plan d'action pour lutter contre la pollution.  Au même moment, le Club de Rome a publié un rapport intitulé « Halte à la croissance ? ».

2) En 1973, aux côtés de son ami Bernard Charbonneau, Ellul s’oppose à la MIACA (Mission Interministérielle de la Côte Aquitaine), pilotée par le ministre Émile Biasini, dont l'objectif, selon Charbonneau, était de "protéger la nature en développant le tourisme qui la menace".

Le comité de défense, présidé par Charbonneau, critique notamment un important projet immobilier prévoyant l'urbanisation massive d'une immense zone naturelle, la création d'un port de plaisance ainsi que l'aménagement de tout un réseau de voies d'accès dans les communes de Hossegor, Capbreton et Seignosse. Non seulement, selon ses opposants, il met en péril l'équilibre écologique du site mais il n’est pas rentable au plan économique. Ceux-ci obtiennent donc finalement gain de cause en justice.

3) Fénié (Jean-Jacques) et Taillentou (Jean-Jacques), Lacs, étangs et courants du littoral aquitain, au temps des « galups » et des vaches marines, éditions Confluences, 2006.

4) Rostand (Jean), Les Chromosomes, artisans de l'hérédité et du sexe, Paris, Hachette, 1928.

Il commence en 1933 une étude sur le refroidissement de l'œuf fécondé et  invente la méthode du bain glacé, qui consiste à plonger dans de l'eau à 0 °C environ des œufs hybrides, résultant de la fécondation des œufs de crapaude par du sperme de grenouille rousse. Alors que normalement la combinaison hybride est abortive, il obtient, par cette méthode, des larves viables et robustes. Les œufs se sont développés par gynogenèse (parthénogenèse par l'ovule), c'est-à-dire sans participation héréditaire du noyau mâle.

5) Le site offre un paysage typique des landes humides, avec notamment la présence de cet étang et d’une forêt marécageuse aujourd’hui traversée par une passerelle découverte en bois sur pilotis. Cette forêt humide est parsemée d’aulnes et de saules tourmentés, de touffes de carex et d’osmondes royales. On peut également y rencontrer quelques petites tourbières à la végétation caractéristique (drosera à feuilles rondes). Le site constitue un habitat pour la loutre d’Europe, la cistude, le vison d’Europe et les libellules, espèces à protéger qui font l’objet d’un suivi particulier.

6) http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Accueil_principal
Bénédicte Boyrie-Fénié

Transcription

(Bruit)
Journaliste
C’est l’étang noir dans les Landes. Il vient d’être classé en réserve naturelle par un décret en conseil d’Etat, au départ, un décret type, qu’il a fallu cependant modifier ; car l’interdiction de pêcher et de chasser, qui ailleurs serait tombée sous le sens, a provoqué dans la petite ville de Seignosse, une très très vive émotion.
(Bruit)
Intervenant 1
Nous apprenons ça par voie de presse, je me demande la réaction que va avoir la population de Seignosse et les pêcheurs de Seignosse. D’autre part, si sur l’ensemble de ce décret, je suis d’accord, il y a certains articles qui me paraissent assez illogiques. D’une part, sur l’interdiction de la chasse, d’autre part, l’interdiction de la pêche. Je vous demande Messieurs…
Journaliste
Au conseil municipal, l’adjoint au maire et président de l’association des Filets d’eau, il y a aussi le président de la société de chasse, armurier de son état, et tous les conseillers municipaux sont des pêcheurs ou des chasseurs. Pour eux, l’intérêt national doit passer bien sûr avant les considérations d’ordre local. Mais il est parfois bien difficile de lutter contre des instincts et des habitudes bien ancrés.
(Bruit)
Journaliste
Pour les gens ici, la pêche et la chasse, qu’est-ce que ça représente ?
Inconnu 1
En gros, 50 % de la vie, ah oui. Les jeunes, les retraités, tout le monde.
Journaliste
Si demain, on empêchait à nouveau la pêche et la chasse en appliquant le décret à la lettre, quelle réaction y aurait-il d’après vous ?
Inconnu 1
Oui, ça serait brutal.
Inconnu 2
Oui, c’est brutal.
Inconnu 1
Très brutal !
Journaliste
Ça pourrait aller jusqu’où ?
Inconnu 1
Vous savez, je ne sais pas, j’ai entendu dire que le feu prenait assez facilement dans les Landes.
Journaliste
Ça vous mettrait vraiment en colère.
Inconnu 2
Ah oui ! De toute façon, je crois que les habitants du coin braconneraient quand même, il faudrait des gardes à tous les coins de l'étang... 
(Bruit)
Journaliste
La réserve naturelle de l’étang noir ne sera donc pas tout à fait comme les autres. Il n’a pas suffi de décréter, il a aussi fallu savoir se ménager le concours d’une population qui a reçu, comme elle dit, les ordres d’en haut sans qu’il y ait eu de concertation préalable. Et les dérogations ne sont pas sans utilité, car l’intérêt scientifique est évident et il doit triompher. Dans cet étang vivent des monstres, des grenouilles polydactyles, étudiées par Jean Rostand et par son collaborateur Pierre Darré ; et qui un jour peut-être permettront de faire des découvertes capitales dans la recherche des virus. L’étang noir est un laboratoire vivant qu’il fallait absolument protéger. Mais entre les savants et la population, il n’y a pas encore de véritable dialogue, et ces histoires de grenouille ne sont pas prises au sérieux. Au fond, on tient davantage à sa chasse et à sa pêche qu’aux hypothétiques découvertes d’une recherche fondamentale. La confiance ne règne pas. Et vous savez pourquoi on a pris cette mesure ?
Inconnu 3
Oui. Il paraît que c’est un lac très pur... C’est une mare pourrie et le poisson ne vaut rien ; c'est une mare, il n’y a qu’une mare, mais….
Journaliste
Il paraît que c’est parce qu’il y a des grenouilles qui ne sont pas comme les autres.
Inconnu 3
Et elles ont les yeux bleus. Je ne sais pas qui a lancé cette boutade....
Journaliste
C'est Jean Rostand, vous le connaissez ?
Inconnu 3
Non ! Mais je crois que nous avons les administrés en lieu qui marchent sur la tête.
Journaliste
Vous en avez déjà vu des grenouilles ici ?
Inconnu 2
Ce n’est pas ce qui manque, ce n’est pas ce qui manque. Mais je n’ai jamais regardé la couleur de leurs yeux.
Journaliste
Mais enfin, si l’intérêt scientifique est prouvé.
Inconnu 1
Pour certains, ça aurait une importance, pour d’autres, absolument rien.
Journaliste
Mais qu’ont-ils donc ces gens de Seignosse à ne pas se soumettre si facilement à l’autorité de la science ? Sont-ils si différents des autres ? C’est peut-être parce que tout simplement, là encore, l’information est mal passée. Parce qu’on leur a demandé de renoncer à ce qui donne un sens à leur vie sans qu’ils comprennent vraiment l’utilité de la réserve naturelle. Est-ce que vous avez vraiment les moyens d’éduquer et d’informer les gens ?
Pierre Darré
On cherche justement à acquérir ces moyens, et c’est pour ça que nous croyons beaucoup à une formation partant de l’école. Nous pensons qu’il faut développer le respect, l’amour de la nature chez l’enfant. Parce que c’est chez l’enfant, formé dans cet esprit-là, que l’on aura un jour les meilleurs défenseurs de la nature, que l’on trouvera un jour justement cette génération qui nous permettra de mener ce grand combat pour la protection de la nature, pour la sauvegarde de la vie et dans une certaine mesure, celle de l’homme.
Journaliste
A condition bien entendu que tout en remettant des cannes à pêche au lauréat d’un concours pour la sauvegarde des sites, on assiste peut-être davantage sur les agressions qui menacent la vie ; et on apprenne à mieux connaître des hommes comme Jean Rostand, qui l’ont aimé, au point de lui faire livrer ses secrets.
(Bruit)
Journaliste
Tu sais qu’il y a des grenouilles qui ne sont pas tout à fait comme les autres dans l’étang noir ? Tu n’en as jamais entendu parler ?
Inconnu 5
Non !
Journaliste
Tu connais Jean Rostand ?
Inconnu 5
Jean Rostand, oui.
Journaliste
Qui c’est ?
Inconnu 5
C’est le frère d’Aimé Rostand.
Journaliste
Non, c’est son fils. Qu’est-ce qu’il fait ?
Inconnu 5
Je ne sais pas Monsieur, je le connais, parce que j’étais lui parler.
Journaliste
Tu ne sais ce qu’il fait ?
Inconnu 5
Non !
Journaliste
On t’en a parlé en classe ? Dans les douze réserves naturelles de France, l’application des décrets a souvent posé bien des problèmes comme ici à l’étang noir. Mais l’intérêt de ces réserves qui protègent la faune et la flore est évident et elles représentent aussi ; et c’est peut-être plus important encore pour les hommes qui habitent un pays industrialisé et soumis à bien des pollutions ; les espaces où ils peuvent retrouver les paradis perdus de la nature.