L'Ile d'Yeu sous le choc

22 juillet 1994
04m 43s
Réf. 00202

Notice

Résumé :
Les pêcheurs de l'Île d'Yeu sont sous le choc après les violentes agressions menées en mer par des navires espagnols sur leurs thoniers. Certains d'entre eux sont interrogés. Au delà de la solidarité qui s'organise, c'est la nécessaire modernisation de la flotte espagnole qui est évoquée.
Type de média :
Date de diffusion :
22 juillet 1994
Lieux :

Éclairage

Les pêches européennes ont beaucoup souffert du manque d’harmonisation entre les Etats membres. Au milieu des années 1990, c’est le cas entre la France, qui est en avance dans son plan de modernisation (et donc de réduction des effectifs) de sa flotte, par rapport à l’Espagne. Sur le dossier de la pêche au thon dans le Golfe de Gascogne, les relations s’enveniment quand les lignes espagnoles ne peuvent plus être tendues entre les filets et les passages de chalut des bateaux français. A compter du milieu des années 1980, l’activité de pêche au thon a en effet connu de profondes mutations et l’île d’Yeu, qui en est la plaque tournante en Vendée, voit sa flotte de pêche fortement évoluer. L’après-guerre avait vu l’adoption de la pêche à l’appât vivant, dont on garnissait des lignes dormantes. Associée à la technique de la ligne traînante, cette pêche fit les beaux jours des thoniers ogiens jusque dans les années 1970. En 1978, pour des questions de coût de main d’œuvre, le dernier ligneur de l’île d’Yeu fut désarmé. A partir de 1980, l’usage du chalut pélagique, déjà connu pour le poisson bleu (sardine, anchois, maquereau) se généralisa avec l’adoption d’une variante, le chalut thonier traîné par deux navires. Cette pêche dite au « bœufs », s’attira aussitôt les critiques des usagers du golfe de Gascogne. Jugée abusive par ses prélèvements, elle était très dure pour les équipages, à qui elle imposait, 24 heures sur 24, des cadences de 3 heures de repos (le temps d’un passage ou lens) suivies d’une 1 à 2 heures de tri et conditionnement du poisson.
En 1985, des thoniers adoptèrent le filet maillant dérivant, technique importée du Pacifique, qui permettait de poser 6 à 8 km de filets destinés à piéger le poisson. A moyen terme, les plaintes allaient s’accumuler contre le caractère non sélectif de ces engins qui piégeaient pèle mêle poissons et cétacés. A court terme, les thoniers de l’île d’Yeu se mirent à livrer des quantités croissantes, en passant moins de temps en mer avec des coûts de carburant réduits et des conditions de travail améliorées : une fois le filet tendu, plusieurs heures s’écoulaient avant de le relever, et la pêche à traiter était embarquée progressivement. La course à la productivité dans laquelle s’étaient engagés les thoniers de l’île d’Yeu permettait de compenser les plans européens de réduction de la flotte de pêche. L’île d’Yeu avait perdu 40% de ses navires en quelques années mais pouvait pêcher autant, voire davantage, et profiter d’une demande croissance : chaque Français consommait 25 kg de poisson par an, contre 15 kg dix ans plus tôt.
Une fois réalisés les deux sauts technologiques du pélagique et du filet maillant dérivant, les thoniers de l’île d’Yeu se retrouvèrent au cœur d’une crise sans précédent. Les critiques se mirent à pleuvoir au sein de la profession, venues des petits patrons français, mais aussi des Espagnols, très en retard dans leurs plans de réduction des flottes de pêche. Tous se plaignaient de la concurrence déloyale que leur imposaient les gros fileyeurs. Leurs apports massifs tiraient les prix à la baisse et ils étaient aussi accusés d’épuiser trop rapidement la ressource. Durant l’été 1994, la tension monta d’un cran sur les zones de pêche. Les navires espagnols, profitant de moindres coûts de main d’œuvre, utilisaient toujours la ligne avec de grosses unités de 30 m. montées par 15 à 20 marins. Ils accusèrent bientôt les Français de frauder avec les règles européennes qui limitaient désormais la longueur de leurs filets à 2,5 km.
La séquence présentée dans le magazine Thalassa de juillet 1994 présente les conséquences de la véritable bataille navale qui s’ensuivit, malgré les protestations de bonne foi et les preuves du respect de la réglementation (filets de rechange plombés pour vérifier qu’ils ne servent pas). Empêchés de travailler par les filets, plus gros que les fileyeurs français, avec des marins nombreux et désespérés, les pêcheurs espagnols attaquèrent les Français. Ceux de La Gabrielle, arraisonnée et remorquée jusqu’au port de Burela (près de Fuentarabia), de retour sur l’île décrivent l’agression, la peur, le traumatisme, et leur navire pris en otage. Les images des thoniers rentrés à l’île d’Yeu portent les stigmates d’abordages très violents, avec la tôle froissée du Myosotis. Au-delà de cet épisode douloureux, cette crise a entraîné deux séries de conséquences. D’une part, l’accélération des plans de réduction de capacité côté espagnol, donnant raison à l’armateur Bernard Groisard, qui prédisait que l’Espagne devrait « comme nous, payer un coût social très élevé ». D’autre part, cédant à une campagne internationale pour leur prohibition, l’Union européenne prononça l’interdiction des filets maillants dérivants en 2001, mettant fin à l’embellie de la pêche au thon sur l’île d’Yeu et entraînant de nouvelles restructurations pour Port-Joinville, son port de pêche.
Thierry Sauzeau

Transcription

Georges Pernoud
Voilà, et vous Bernard, vous étiez encore ce matin à l’Île d’Yeu.
Bernard Dussol
Ben oui, j’étais ce matin à l’Île d’Yeu, où je peux vous dire qu’on attendait la Gabrielle avec beaucoup d’impatience. Parce que c’est vrai que jusque là, les habitants de l’Île d’Yeu ont suivi tous ces événements par l’intermédiaire des médias, les journaux en ont parlé abondamment. Ils ont surtout vu dans les journaux télévisés ces images terribles filmées sur place par Le Tenace, le remorqueur de la Marine Nationale, et qui témoignait vraiment d’affrontements très violents. Alors, c’est vrai qu’on attendait les premiers retours des marins et des bateaux avec beaucoup d’impatience, pour en savoir un petit peu plus, pour essayer peut-être de comprendre davantage. Alors, on y était, on a rencontré les marins qui avaient véritablement envie de parler. On a vu aussi des bateaux qui étaient très esquintés, très abîmés, et vous allez voir que on a rencontré les gens, en tout cas une île qui est en état de choc.
bruit
(bruit)
Journaliste
Tension palpable hier après-midi sur le quai de la gare maritime de Port-Joinville. Deux matelots de La Gabrielle reviennent à l’Île-d’Yeu par le ferry, la famille, les amis, d’autres marins sont venus les accueillir, ils parlent avec des mots qui évoquent un retour de guerre.
Cyrille
On a été agressés par une quantité d’espagnols, quoi, de partout, hein ! Oui, je préfère ne jamais revoir ça, hein. C’est vraiment, c’est ignoble ce qu’ils ont fait, oui. C’est vraiment de la piraterie, de la piraterie, hein, purement et simplement, hein !
Journaliste
Les marins de la Gabrielle veulent témoigner, raconter. Aucun ne le cache, ils ont eu peur, peur de mourir.
Henri Fradet
Je refuse de partir en mer, et tous mes copains refusent de partir en mer après ça parce que on est traumatisés, on a peur. Je n’ai jamais vu un bateau taper dans un autre volontairement, il y a eu des accidents en mer, des fois, mais c'est des accidents, mais involontairement. Je n’ai jamais vu taper dans des navires pour dire on va les couler, volontairement, je n’ai jamais vu ça. Terrible !
Journaliste
Vision incroyable à cette époque de l’année, Port-Joinville rempli de thoniers qui devraient être sur les zones de pêche. Un à un, ils reviennent du front, couverts de stigmates. Le Myosotis, lui aussi, a terminé sa saison éperonné de plein fouet, le thonier ira se faire réparer au Croisic.
bruit
(bruit)
Gérard Mollet
C’est un espagnol qui est venu plein gaz dans nous, quoi, qui nous a, il nous a buté d’abord à travers de la passerelle. Et là, il a glissé tout le long et après, il a enfoncé toute la tente, quoi !
Journaliste
A ce moment-là, vous avez pensé à quoi, vous ?
Gérard Mollet
Je ne sais pas, la peur quoi, on peut le dire. De toute façon, on peut le dire, tout le monde, tout le monde avait peur, hein ! On avait la peur de notre vie, de toute façon, hein !
Journaliste
Ces filets qui suscitent la colère des espagnols, les voici. Deux kilomètres et demi de longueur, et pas plus. Et d’ailleurs, impossible de tricher, selon les pêcheurs de l’Île-d’Yeu, puisque le filet de rechange est plombé au départ du bateau par la gendarmerie maritime.
Laurent Chauvet
Ce bateau, ses filets sont plombés, sont ici, il y a 2 kilomètres 500 de roue de secours qui sont plombés, et les deux autres kilomètres 500 sont là-bas, pour la pêche. Vous pouvez observer que les parcs sont tous à moitié vides. Parce que l’année dernière, c’est des bateaux qui avaient à peu près 7 à 8 kilomètres, 7 à 8 hommes à bord, 7 à 8 kilomètres. On peut constater que les parcs sont vides.
bruit
(bruit)
Journaliste
Sur les quais, on ne parle que de ça, trois thoniers sont déjà en réparation sur le continent. Inquiétude aussi pour les prochaines marées, les équipages ne veulent retourner en mer qu’avec la certitude d’être bien protégés par la Marine Nationale.
Thierry Arnaud
Il faudrait d’abord, bon, des avisos, des escorteurs, au moins trois ou quatre et qui ont l’ordre de tirer. Parce que un bateau français qui se trouve en zone, dans la zone de pêche, d’abord c’est un bien français, on doit le défendre. S’il n’y a pas plus de protection qu’à l’heure actuelle, je n’y retournerai pas pour mettre la vie de mes gars en danger et la vie du bateau.
Journaliste
A situation de crise, réaction urgente, armateurs et responsables de la pêche réunis pour étudier les dossiers des marins les plus touchés.
Bernard Groisard
Les équipages sont, ce n’est peut-être pas trop le mot qui convient, de dire traumatisés, mais ont été choqués.
Intervenant
Traumatisés, le mot n’est pas trop fort.
Bernard Groisard
Cette année et bien, peut-être que pour la première fois, on va faire un gros effort,
Journaliste
Puiser dans la caisse de secours du comité local des pêches, une aide financière aidera les équipages privés de bateau. La solidarité du milieu joue à fond. Quant aux raisons profondes du conflit, il faudra bien les mettre en lumière rapidement.
Bernard Groisard
Il est vrai l’Espagne va devoir assumer sa mutation. L’Espagne va devoir faire comme nous, se moderniser, elle va devoir payer un coût social très cher.
Journaliste
L’Île d’Yeu sous le choc, on souhaite ici que la leçon serve pour l’avenir. L’été 1994 restera dans tous les esprits. Déjà, le thon commence à manquer à la criée de Port-Joinville, seuls les touristes ne manquent pas, ils affluent chaque jour par milliers dans l’insouciance.