La Conférence d'Antonin Artaud au Vieux Colombier
Notice
Le 13 janvier 1947, Antonin Artaud fait sa dernière apparition publique sur la scène du Vieux Colombier, pour y donner une conférence devant une salle comble. Témoignage de Roger Blin.
Éclairage
« Lundi 13 janvier 1947, à 21 heures, Histoire vécue d'Artaud-Mômo. Tête à tête par Antonin Artaud, avec 3 poèmes déclamés par l'auteur » [1] : voilà ce qu'on lit sur l'affiche placardée à Montparnasse et Saint-Germain-des-Prés, pour annoncer cette manifestation qui sera l'ultime apparition publique d'Artaud. La présence et la parole d'Artaud sont en elles-mêmes un événement capital, aussi les amis, les artistes, les intellectuels, les curieux se pressent-ils nombreux dans la salle. Or les témoignages concordent pour dire le désarroi et la souffrance d'Artaud lors de cette conférence. Paule Thévenin écrit : « Il ne parvint pas à lire le beau texte qu'il avait préparé et put tout juste, en donnant l'impression de souffrir intensément à chaque mot qu'il s'arrachait, faire le récit de quelques faits marquants de son existence. » Conscient de sa difficulté à établir le contact avec la salle, peinant à lire ses poèmes, Artaud décide de mettre fin à la manifestation.
Il avait pourtant préparé sa conférence de longue date, et s'y était rendu muni des trois cahiers qui en contenaient le texte. À défaut d'avoir pu l'entendre, on peut donc lire ce qu'il s'était proposé de présenter. Or la seule lecture de ces pages suffit pour comprendre le saisissement et le vertige qu'éprouvèrent les auditeurs ce soir-là. Artaud conçoit en effet son texte comme un bilan de sa vie. Il y consigne l'aboutissement de ses réflexions sur l'homme et sur le mensonge de sa civilisation, et rappelle les étapes de son propre combat contre les forces liguées pour l'empêcher d'être. Il offre à l'assistance l'image insoutenable d'un véritable écorché, un portrait dressé de sa plus profonde intériorité physique et psychique, qui n'est plus qu'une plaie sanglante de loques de chair et de lambeaux d'esprit. Il revient de façon lancinante sur l'épisode dublinois qui a entraîné son internement, sur les supplices endurés pendant presque dix ans à l'asile, et exhale sa plainte de ces dix années de vie massacrée. Le long d'une écriture qui tour à tour se désagrège et se reprend par sursauts, qui mêle récits de moments hallucinés et phrases inachevées, visions fulgurantes et notations obscènes, Artaud s'arqueboute à ce qui lui reste de force et de lucidité pour affirmer la cohérence de sa quête, dans une lutte contre le délitement de son corps et de son esprit que le texte rend sensible au lecteur. Projetée très peu de temps après son retour à Paris, la conférence d'Artaud est encore pleine de son expérience de l'asile, le texte étant une sorte de concrétion de la douleur physique et psychique qui, depuis son enfance, n'a jamais quitté Artaud, et a orienté toute sa pensée et sa création.
Sur cette scène du Vieux Colombier, Artaud avait participé à la création de La Vie est un songe, de Calderón de la Barca, mise en scène par Charles Dullin en 1922. Il interprétait alors Bazille, roi de Pologne. Par la suite, il y avait créé lui-même Les Cenci, jouée dans des décors et des costumes de Balthus, en 1935. La pièce avait été retirée de l'affiche après 17 représentations. La conférence acquiert ainsi une portée d'autant plus symbolique qu'elle a lieu dans le théâtre où Artaud a joué son premier rôle, et a signé son seul spectacle abouti. Elle est aussi l'adieu d'Artaud à la scène. L'année suivante, un mois avant sa mort en mars 1948, il réalisera, avec Roger Blin, Paule Thévenin et Maria Casarès, une dernière création, sous la forme d'une émission radiophonique : Pour en finir avec le jugement de Dieu (voir ce document).
[1] Les citations et les informations historiques sont extraites des Œuvres complètes d'Antonin Artaud, Paris, Gallimard, 1994, tome XXVI, pp. 197-198.